1917 |
«Izvestia du Comité exécutif central» n° 209, 28 octobre 1917. Le rapport est conforme à la «Pravda» ; le décret, aux «Izvestia du Comité exécutif central» |
Lénine Deuxième congrès des Soviets des députés ouvriers et soldats de Russie 25-26 octobre (7- 8 novembre) 1917 |
Rapport sur la terre du 26 octobre (8 novembre)
Nous estimons que la révolution a montré et démontre à quel point il est important que la question de la terre soit posée clairement. Le déclenchement de l'insurrection armée, de la deuxième révolution, la révolution d'Octobre, prouve clairement que la terre doit être remise entre les mains des paysans. Un crime a été commis par le gouvernement aujourd'hui renversé et par les partis conciliateurs, menchévik et socialiste-révolutionnaire, qui, sous différents prétextes, ont ajourné la solution de la question agraire et ont de ce fait conduit le pays à la désorganisation et au soulèvement paysan. Leurs paroles sur les pogroms et sur l'anarchie dans les campagnes sentent l'hypocrisie et la duplicité des lâches. Où et quand les pogroms et l'anarchie ont-ils été provoqués par des mesures raisonnables ? Si le gouvernement avait agi raisonnablement et si ses mesures étaient allées au-devant des besoins de la paysannerie pauvre, la masse paysanne en serait-elle venue à se soulever ? Mais toutes les mesures prises par le gouvernement, approuvées par les Soviets des Avksentiev et des Dan, l'ont été contre les paysans qu'elles ont contraints au soulèvement.
Après avoir provoqué le soulèvement, le gouvernement s'est mis à crier aux pogroms et à l'anarchie, qu'il avait lui-même provoqués. Il voulait l'écraser par le fer et dans le sang, mais il a été lui-même balayé par le soulèvement armé des soldats, des marins et des ouvriers révolutionnaires. Le gouvernement de la révolution ouvrière et paysanne doit en premier lieu résoudre la question de la terre,- question qui peut apaiser et satisfaire les énormes masses de la paysannerie pauvre. Je vais vous lire les articles du décret que votre gouvernement des Soviets doit promulguer. Dans un des articles de ce décret, se trouve un mandat donné aux comités agraires, établi d'après les 242 mandats des Soviets locaux de députés paysans.
Décret sur la terre
1. La propriété des propriétaires fonciers sur la terre est abolie immédiatement sans aucune indemnité.
2. Les domaines des propriétaires fonciers, ainsi que les terres des apanages, des monastères et de l'Eglise, avec tout leur cheptel mort et vif, toutes leurs constructions et dépendances, sont mis à la disposition des comités agraires de canton et des Soviets des députés paysans de district, jusqu'à l'Assemblée constituante.
3. Tout dommage causé à la propriété confisquée, qui appartient dorénavant au peuple tout entier, est déclaré crime grave passible du tribunal révolutionnaire. Les Soviets des députés paysans de district prennent toutes les mesures nécessaires pour que l'ordre le plus strict soit observé au cours de l'expropriation des domaines des propriétaires fonciers, pour que soient déterminées l'étendue et la nature des parcelles à confisquer, en vue d'établir un inventaire précis de tous les biens confisqués et d'assurer la protection révolutionnaire la plus rigoureuse de toute exploitation agricole qui passe entre les mains du peuple, avec toutes les constructions, tout l'outillage, tout le bétail, toutes les réserves de produits, etc.
4. Pour diriger les grandes transformations agraires, jusqu'à leur solution définitive par l'Assemblée constituante, il convient de tenir compte du mandat impératif ci-dessous, établi d'après les 242 mandats paysans locaux par la rédaction des Izvestia du Soviet des députés paysans de Russie [1] et publié dans le n° 88 de ces Izvestia (Pétrograd, n° 88, 19 août 1917).
Mandat impératif paysan sur la terre
«La question de la terre, dans toute son étendue, ne peut être résolue que par l'Assemblée constituante nationale.
La solution la plus juste de la question agraire doit être la suivante :
1) Le droit à la propriété privée de la terre est aboli à jamais : la terre ne sera plus susceptible d'être ni vendue, ni achetée, ni affermée, ni hypothéquée, ni aliénée de quelque autre façon que ce soit.
Toute la terre : terre d'Etat, des apanages, de la couronne, des monastères, de l'Eglise, des possessions, des majorats [2], des propriétés privées, sociales et paysannes, etc., est aliénée sans indemnité, elle devient bien national et est donnée en jouissance à tous ceux qui la travaillent.
A ceux qui ont à souffrir de cette transformation de la propriété est seulement reconnu le droit à un soutien social pendant le délai nécessaire pour qu'ils s'adaptent aux nouvelles conditions d'existence.
2) Tout le sous-sol : minerais, pétrole, bouille, sel, etc., ainsi que les forêts et les eaux qui ont une importance nationale, passent en jouissance exclusive à l'Etat. Toutes les petites rivières, les petits lacs, les petites forêts, etc., passent en jouissance aux communes et sont administrés par les organes locaux de gestion autonome.
3) Les parcelles de terre qui ont des exploitations à fort rendement : jardins, plantations, pépinières, serres, etc., ne sont pas soumises au partage, mais sont transformées en exploitations modèles et passent en jouissance exclusive à l'Etat ou aux communes, selon leur dimension et leur importance.
La terre des enclos, à la ville et à la campagne, comprenant des jardins et des potagers, reste en jouissance aux propriétaires actuels, l'étendue de ces parcelles et le taux de l'impôt de jouissance étant déterminés conformément à la législation.
4) Les haras, les élevages de bétail et de volaille de race appartenant au trésor ou privés, etc., sont confisqués, deviennent bien national et passent en jouissance exclusive soit à l'Etat, soit aux communes, selon leur dimension et leur importance.
La question du rachat est du ressort de l'Assemblée constituante qui l'examinera.
5) Tout le cheptel d'exploitation, mort ou vif, des terres confisquées passe en jouissance exclusive à l'Etat ou aux communes, selon sa dimension et son importance, sans rachat.
La confiscation du cheptel ne frappe pas les petits paysans.
6) A tous les citoyens (sans distinction de sexe) de l'Etat russe qui désirent exploiter la terre par leur travail, avec l'aide de leur famille ou en société, est accordée la jouissance de la terre, seulement, tant qu'ils sont capables de l'exploiter. Le travail salarié est interdit.
Si un membre d'une société agricole est accidentellement incapable de travailler pendant deux ans, la société agricole est tenue, jusqu'à ce qu'il ait recouvré sa capacité de travail pendant ce délai, de lui venir en aide, en exploitant la terre en commun.
Les agriculteurs qui par suite de vieillesse ou d'infirmité, ont définitivement perdu la faculté de travailler personnellement la terre, perdent leur droit de jouissance, mais en compensation ils reçoivent de l'Etat une pension.
7) La jouissance de la terre doit être égale pour tous, c'est-à-dire que la terre est partagée entre les travailleurs, compte tenu des conditions locales, d'après une norme de travail ou de consommation.
Les formes de jouissance de la terre doivent être entièrement libres, par feu, par ferme, par commune, par artel, comme il en sera décidé dans les différents villages et bourgs.
8) Toute la terre, après aliénation, passe au fonds agraire national. Sa répartition entre les travailleurs est organisée par les organes locaux et centraux de gestion autonome, depuis les communes rurales et urbaines organisées démocratiquement sans classes jusqu'aux établissements centraux, régionaux.
Le fonds agraire est soumis à des redistributions périodiques, selon l'accroissaient de la population et l'élévation du niveau de productivité et de culture de l'exploitation agricole.
Lors d'une modification des limites des lots, le noyau initial d'un lot doit rester intangible.
La terre des membres qui se retirent de l'exploitation revient, au fonds agraire et les plus proches parents des membres ainsi partis ou les personnes désignées par eux ont un droit de priorité pour l'attribution de ces parcelles.
La valeur investie les engrais et les amendements (améliorations fondamentales), dans la mesure où ils n'ont pas été utilisés au montent du retour du lot au fonds agraire, doit être remboursée.
Si dans certaines localités, le fonds agraire disponible se révèle insuffisant pour satisfaire toute la population locale, la population en excès doit se déplacer.
L'Etat doit prendre en charge l'organisation du transfert de la population, ainsi que les dépenses nécessitées par ce transfert et la fourniture du cheptel, etc.
Le transfert s'opère comme suite : d'abord les paysans sans terre qui désirent partir, puis les membres tarés de la commune, les déserteurs, etc., etc., enfin, au sort ou par consentement. »
Tout ce qui est contenu dans ce mandat, en tant qu'expression de la volonté absolue de l'énorme majorité des paysans conscients de toute la Russie, est déclaré loi provisoire qui sera appliquée jusqu'à l'Assemblée constituante, autant que possible immédiatement, mais dans certaines de ses parties par paliers que devront déterminer les Soviets de députés paysans dos districts.
5. Les terres des simples paysans et des simples Cosaques ne sont pas confisquées.
Des voix s'élèvent pour dire que le décret lui-même et le mandat ont été établis par les socialistes-révolutionnaires. Soit. Qu'importe par qui ils ont été établis : mais nous, en tant que gouvernement démocratique, nous ne pouvons pas éluder les décisions prises par les couches populaires, quand bien même nous ne serions pas d'accord avec elles. En appliquant le décret dans la pratique, en l'appliquant sur les lieux, les paysans comprendront eux-mêmes où est la vérité. Et même si les paysans vont encore plus loin à la suite des socialistes-révolutionnaires, et même s'ils donnent, à ce parti la majorité à l'Assemblée constituante, nous dirons encore : soit ! La vie est le meilleur des éducateurs, elle montrera qui a raison ; les paysans par un bout, et nous par l'autre bout, nous travaillerons à trancher cette question. La vie nous obligera à nous unir pour une même œuvre révolutionnaire, dans l'élaboration de nouvelles formes d'Etat. Nous devons suivre la vie, nous devons offrir aux masses populaires une entière liberté de création. L'ancien gouvernement, renversé par l'insurrection armée, voulait résoudre la question agraire avec l'aide de la vieille bureaucratie tsariste toujours en place. Mais au lieu de résoudre la question, la bureaucratie ne faisait que lutter contre les paysans. Les paysans ont appris plus d'une chose au cours de ces huit mois de notre révolution, ils veulent résoudre eux-mêmes toutes les questions concernant la terre. Aussi exprimons-nous notre opposition à tout amendement à ce projet de loi, nous ne voulons pas entrer dans tous les détails, car nous rédigeons un décret et non pas un programme d'action. La Russie est grande et les conditions locales y sont diverses ; nous voulons croire que la paysannerie saura elle-même, mieux que nous, résoudre correctement la question. Que ce soit dans notre esprit, que ce soit dans l'esprit du programme des socialistes-révolutionnaires, - ce n'est point là l'essentiel. L'essentiel, c'est que la paysannerie acquière la ferme conviction qu'il n'y a plus de propriétaires fonciers à la campagne, que les paysans eux-mêmes résolvent toutes les questions, qu'ils édifient eux-mêmes leur vie. (Applaudissements bruyants.)
Notes
Les notes rajoutées par l’éditeur sont signalées par [N.E.]
[1]. Les « Izvestia du Soviet des députés paysans de Russie » , quotidien, organe officiel du Soviet des députés paysans de Russie ; parut à Pétrograd du 9 (22) mai au décembre 1917. Exprimait les vues de l'aile droite du parti socialiste-révolutionnaire. Accueillit avec hostilité la Révolution d'Octobre ; interdit pour son orientation contre-révolutionnaire. [N.E.]
[2]. Terres des apanages et de la couronne, terres appartenant aux membres de la famille du Tsar. Terres des possessions, terres que le gouvernement réservait aux propriétaires d'usines pour qu'elles soient réparties entre les paysans qui travaillaient dans ces usines uniquement pour bénéficier d'un lot de terre. Terres des majorats, grandes propriétés foncières transmises, indivises, de génération on génération, par voie d'héritage, au fils aîné ou au membre le plus âgé de la famille. [N.E.]