1918 |
Article de la « Pravda » n° 34, édition du soir du 23 février 1918. |
Lénine Paix ou guerre ? |
La réponse des Allemands, comme les lecteurs peuvent le voir, nous pose des conditions de paix plus dures encore que celles de Brest-Litovsk [1]. Néanmoins, je suis absolument convaincu que seule la griserie de la phrase révolutionnaire peut pousser certains à rejeter ces conditions. Si j’ai engagé, avec mes articles de la Pravda (signés Karpov) sur la « phrase révolutionnaire » [2] et la « gale » [3], une lutte impitoyable contre la phrase révolutionnaire, c’est précisément parce que j’y voyais et que j’y vois encore le plus grave danger pour notre Parti (et, partant, pour la révolution). Les partis révolutionnaires appliquant avec rigueur les mots d’ordre révolutionnaires ont à maintes reprises, au cours de l ’histoire, mortellement souffert de la phrase révolutionnaire.
Je me suis efforcé jusqu’à présent de persuader le Parti de combattre la phrase révolutionnaire. Je suis désormais obligé d’agir ouvertement. Car, hélas ! les pires de mes prévisions se sont réalisées.
J’ai présenté le 8 janvier 1918, devant une soixantaine de militants les plus en vue de Pétrograd, mes « thèses sur la conclusion immédiate d’une paix séparée et annexionniste » (17 thèses qui seront publiées dès demain). J’y déclarais déjà (§ 13) la guerre à la phrase révolutionnaire, en termes très modérés et très fraternels (je regrette profondément aujourd’hui ma modération). J’ai dit que la politique consistant à refuser la paix qui nous était proposée, « répondrait peut-être au besoin qui porte l’homme à rechercher ce qui est beau, ce qui a de l’effet et de l’éclat, mais qu’elle ne tiendrait aucun compte du rapport objectif des forces de classe et des facteurs matériels au moment présent de la révolution socialiste déjà commencée ».
J’écrivais dans la thèse 17 que, si nous refusions de signer la paix proposée, « de très graves défaites obligeraient la Russie à conclure une paix séparée encore plus onéreuse ».
Ce qui est arrivé est pire encore, car notre armée en retraite et en pleine démobilisation refuse complètement de se battre.
Seule une phraséologie effrénée peut pousser la Russie à faire la guerre dans de telles conditions, en ce moment ; et il va de soi que, pour ma part, je ne resterai pas une seconde de plus ni dans le gouvernement ni au Comité central de notre Parti si la politique de la phrase devait prévaloir.
L’amère vérité est maintenant apparue avec une si effroyable clarté qu’on ne peut pas ne pas la voir. Toute la bourgeoisie de Russie jubile et triomphe au sujet de la venue des Allemands. II n’y a que les aveugles ou les phraseurs pour fermer les yeux sur le fait que la politique de la guerre révolutionnaire (sans armée...) porte de l’eau au moulin de notre bourgeoisie. À Dvinsk, les officiers russes ont déjà remis leurs épaulettes.
À Réjitsa, les bourgeois ont fait aux Allemands un accueil délirant. A Pétrograd, sur la perspective Nevski comme dans les journaux bourgeois (Retch, Dielo Naroda, Novy Loutch, etc.), ils sont transportés d’enthousiasme à l’idée de la prochaine subversion du pouvoir des Soviets par les Allemands.
Que chacun le sache : quiconque est contre la paix immédiate, fût-elle extrêmement pénible, travaille à la perte du pouvoir des Soviets.
Nous sommes obligés de passer par une paix pénible.
Elle n’arrêtera pas la révolution en Allemagne et en Europe. Nous allons nous attacher à former une armée révolutionnaire, non pas avec des phrases et des exclamations (comme ont prétendu la former ceux qui n’ont rien fait depuis le 7 janvier, même pour tenter d’arrêter nos troupes en fuite), mais par un travail d’organisation, par l’action, par la création d’une armée solide, populaire et puissante.
Écrit dans la matinée du 23 février 1918.
[1] La réponse de l’Allemagne au message radio du gouvernement soviétique, envoyé dans la nuit du 18 au 19 février, ne fut reçue à Petrograd que le 23 février, à 10h30 du matin.
[2] Article « Sur la phrase révolutionnaire », publié dans la Pravda, n° 31, 21 février 1918.
[3] Article « De la gale », publié dans l’édition du soir de la Pravda, n° 33, 23 février 1918.
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