1918 |
Source : Conforme au sténogramme. |
Lénine Rapport sur la question de la paix
Présenté à la séance |
Camarades, les conditions que nous ont proposées les représentants de l’impérialisme allemand sont d’une dureté inouïe, écrasante, ce sont des conditions de pirates. Les impérialistes allemands, profitant de la faiblesse de la Russie, nous mettent le genou sur la poitrine.
Dans cette situation, pour ne pas vous cacher l’amère vérité dont je suis profondément convaincu, je dois vous dire qu’il n’est pas pour nous d’autre issue que souscrire à ces conditions. Toute autre proposition ne ferait qu’appeler sur nous, volontairement ou non, des maux pires encore et une soumission encore plus complète (si l’on peut parler ici de degrés) de la république des Soviets, son asservissement à l’impérialisme allemand, à moins que ce ne soit une triste tentative d’éluder avec des mots une réalité terrible, infiniment pénible, mais indubitable.
Camarades, vous savez tous très bien, et beaucoup d’entre vous par expérience personnelle, que la guerre impérialiste a écrasé la Russie sous un fardeau plus terrible et plus lourd, pour des raisons évidentes, que celui des autres pays ; vous savez donc aussi que notre armée a été plus harassée et exténuée qu’aucune autre par la guerre ; que toutes les calomnies déversées sur nous par la presse bourgeoise et les partis se faisant les auxiliaires de la bourgeoisie, ou qui sont hostiles au pouvoir des Soviets, et selon lesquelles les bolcheviks auraient désagrégé l’armée, ne sont que des bêtises. Je vous rappellerai une fois encore la proclamation que Krylenko, quand il était encore aspirant sous Kérenski, diffusa parmi les troupes en partant pour Pétrograd, proclamation reproduite par la Pravda et dans laquelle il disait : pas de mutineries, nous ne vous appelons pas à la révolte, nous vous appelons à des actions politiques bien organisées, tâchez de montrer le maximum d’organisation.
Telle était la propagande de l’un des représentants des bolcheviks les plus ardents et les plus proches de l’armée. Tout ce qu’on pouvait faire pour retenir cette armée incroyablement, infiniment accablée de fatigue, tout ce qu’on pouvait faire pour la rendre plus forte a été fait. Et si nous voyons maintenant, alors que, par exemple, je me suis abstenu depuis tout un mois d’exposer mon point de vue qui pouvait paraître pessimiste, si nous avons vu qu’à l’égard de l’armée nous avons au cours du mois écoulé dit tout ce qui pouvait être dit et fait tout ce qui pouvait être fait pour remédier à la situation, la réalité nous a montré qu’après trois années de guerre, notre armée ne peut et ne veut combattre en aucune façon.
Voilà la raison essentielle, bien simple, évidente, amère et pénible au plus haut point, mais parfaitement claire, pour laquelle, vivant à côté d’un rapace impérialiste, nous sommes contraints de signer la paix quand il nous met le genou sur la poitrine. Voilà pourquoi je dis et je répète, pleinement conscient de la responsabilité que j’assume, qu’aucun représentant du pouvoir des Soviets n’a le droit d’éluder cette responsabilité.
Certes, il est agréable et facile de parler aux ouvriers, aux paysans et aux soldats, de la marche en avant de la révolution, et ce fut chose agréable et facile à observer après l’insurrection d’Octobre, mais quand on est obligé de reconnaître une vérité amère, pénible, incontestable : l’impossibilité de la guerre révolutionnaire, comme c’est le cas maintenant, il n’est pas permis de se dérober à cette responsabilité, il faut l’assumer franchement. Conscient de ma responsabilité, j’estime nécessaire de remplir mon devoir et de dire nettement ce qui est ; c’est pourquoi je suis convaincu que la classe laborieuse de Russie, qui sait ce que c’est que la guerre et ce qu’elle a coûté aux travailleurs, à quel degré d’épuisement et de lassitude elle les a amenés, je ne doute pas une seconde que cette classe laborieuse, tout en ayant conscience avec nous du poids inouï, de la dureté et de l’infamie de ces conditions de paix, n’en approuvera pas moins notre conduite. Elle dira : vous deviez - vous en aviez pris l’engagement - proposer les conditions d’une paix immédiate et juste, vous deviez utiliser toutes les possibilités pour retarder la paix, afin de voir si d’autres pays ne se joindraient pas à nous, si le prolétariat européen ne nous viendrait pas en aide, car sans son aide nous ne pouvons pas obtenir une victoire socialiste durable. Nous avons fait tout ce qui était possible pour faire traîner les pourparlers, et même plus que le possible, nous avons, après les pourparlers de Brest-Litovsk, proclamé la fin de l’état de guerre, convaincus, comme l’étaient beaucoup d’entre nous, que la situation de l’Allemagne ne lui permettrait pas de déclencher une offensive féroce et sauvage contre la Russie. Nous avons dû cette fois essuyer une lourde défaite, et il faut savoir regarder la défaite en face.
Oui, la révolution avait suivi jusqu’ici une ligne ascendante, allant de victoire en victoire ; maintenant, elle a subi une grave défaite. Le mouvement ouvrier allemand si rapide à son début, s’est trouvé interrompu pour un temps. Nous savons que les causes essentielles de cet état de fait ne sont pas éliminées et qu’elles grandissent et gagneront inévitablement en ampleur, parce que la guerre avec ses souffrances se prolonge, parce que la férocité de l’impérialisme apparaît de plus en plus profonde et cynique, ouvrant les yeux aux masses qui semblaient les plus étrangères à la politique ou incapables de comprendre la politique socialiste. Voilà pourquoi s’est créée la situation tragique et désespérée qui nous oblige maintenant à accepter la paix et qui amènera les masses laborieuses à dire : oui, ils ont bien agi, ils ont fait tout ce qu’ils pouvaient pour offrir une paix juste et en retarder la conclusion, ils ont dû se plier à la plus écrasante et à la plus malheureuse des paix, parce qu’il n’y a pas d’autre issue pour le pays.
La situation des impérialistes allemands est telle qu’ils doivent livrer un combat à mort à la république des Soviets ; s’ils ne persévèrent pas maintenant dans leur dessein de marcher sur Pétrograd et Moscou, c’est seulement parce qu’ils sont entravés par la sanglante guerre de brigandage qui les oppose à l’Angleterre et qu’ils ont en outre leur crise intérieure. Quand on me fait remarquer que les impérialistes allemands peuvent nous présenter demain ou après-demain des conditions pires encore, je dis que nous devons y être prêts ; il est tout naturel que, vivant à côté de rapaces féroces, la république des Soviets doive s’attendre à une agression. Si nous ne pouvons y répondre maintenant par la guerre, c’est parce que les forces nous manquent, qu’on ne peut faire la guerre qu’avec l’appui du peuple. Si les succès de la révolution incitent de nombreux camarades à dire le contraire, ce n’est pas un phénomène de masse, ce n’est pas l’expression de la volonté et de l’opinion des masses véritables ; si vous prenez contact avec la véritable classe laborieuse, avec les ouvriers et les paysans, vous ne verrez et n’entendrez qu’une seule réponse : nous ne pouvons en aucun cas faire la guerre, nous n’en avons pas la force physique, le sang nous étouffe, comme disait un soldat.
Ces masses nous comprendront et nous donneront raison d’avoir signé cette paix imposée et infiniment pénible. Peut-être faudra-t-il attendre assez longtemps avant que reprenne l’essor des masses, mais ceux qui ont eu à traverser les longues années de batailles révolutionnaires à l’époque de l’essor de la révolution et à l’époque où la révolution roulait aux abîmes, où les appels révolutionnaires ne trouvaient pas d’écho dans les masses, ceux-là savent que, malgré tout, la révolution s’est toujours relevée ; aussi disons-nous : c’est vrai, les masses ne sont pas actuellement en état de faire la guerre, tout représentant du pouvoir des Soviets est actuellement tenu de dire toute l’amère vérité à la face du peuple, mais le temps des difficultés inouïes entraînées par les trois années de guerre et l’effroyable marasme hérité du tsarisme passera, et le peuple découvrira en lui-même la force et la capacité de riposter.
Aujourd’hui, nous avons affaire à un oppresseur ; la meilleure réponse qu’on puisse opposer à l’oppression, c’est évidemment la guerre révolutionnaire, la révolte, mais l’histoire a malheureusement montré qu’on ne peut pas toujours répondre à l’oppression par la révolte ; cependant, renoncer à la révolte ne signifie pas pour autant renoncer à la révolution ; ne cédez pas à la provocation des journaux bourgeois, adversaires du pouvoir des Soviets ; oui, ils n’ont pas d’autres mots que « paix infâme », pas d’autre cri que « honte ! » à propos de cette paix, mais en réalité cette bourgeoisie accueille avec enthousiasme les conquérants allemands. Ils disent : « les Allemands vont enfin venir et rétablir l’ordre chez nous » ; voilà ce qu’ils veulent et manigancent avec leurs cris de « paix infâme, paix honteuse ». Ils veulent que le pouvoir des Soviets livre bataille, une bataille sans précédent, car ils savent que nous n’avons pas de forces, et ils nous poussent vers un asservissement total aux impérialistes allemands pour passer un marché avec les policiers allemands ; mais ils ne font qu’exprimer leurs intérêts de classe, parce qu’ils savent que le pouvoir des Soviets se fortifie. Ces voix, ces cris contre la paix sont à mes yeux la meilleure preuve que ceux qui répudient cette paix ne se sont pas seulement bercés d’illusions irrémédiables, mais se sont aussi laissé prendre à la provocation.
Non, il faut regarder la funeste vérité bien en face : nous avons affaire à un oppresseur qui nous met le genou sur la poitrine, et nous combattrons par tous les moyens de la lutte révolutionnaire. Mais nous sommes actuellement dans une situation terriblement difficile, notre allié ne peut pas accourir à notre aide, le prolétariat international ne peut pas intervenir tout de suite, mais il interviendra.
Le mouvement révolutionnaire. qui n’a pas en ce moment la possibilité d’infliger à l’ennemi une riposte militaire, se lèvera et ripostera ; plus tard, mais à coup sûr. (Applaudissements.)
Note
Cette séance du CEC consacrée à la question de la conclusion de la paix avec l’Allemagne, sur la base des nouvelles conditions imposées après la reprise de l’offensive des armées allemandes, fut ouverte à 3 heures du matin, dans la nuit du 23 au 24 février 1918, sous la présidence de J. Sverdlov. Le rapport sur les conditions de paix fut présenté par Lénine. La séance approuva la résolution bolchevique par 116 voix contre 85 et 26 abstentions. La majorité des communistes de gauche ne prirent pas part au vote, d’autres s’abstinrent et quelques uns seulement votèrent contre.
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