1919

Écrit à la fin de 1918 ou au début de 1919. Publié pour la première fois le 7 novembre 1926 dans la « Pravda », no 258.
Source : Lénine. Œuvres. Paris, Moscou : Éditions sociales, Éditions en langues étrangères, 1961. XXVIII, 403-407.


Lénine

Petit tableau pour servir à l’éclaircissement
de grandes questions


Le camarade Sosnovski, rédacteur de Biednota [1], m'a apporté un livre remarquable. Il faut que le plus grand nombre possible d'ouvriers et de paysans en prenne connaissance. On doit en tirer les leçons les plus sérieuses sur les questions majeures de l'édification socialiste, expliquées à la perfection à l'aide d'exemples vivants. C'est le livre du camarade Alexandre Todorski : Une année avec le fusil et la charrue, édité dans la petite ville de Vessiégonsk, par le comité exécutif central de ce district à l'occasion de l'anniversaire de la Révolution d'Octobre.

L'auteur décrit l'expérience d'un an d'activité des dirigeants du travail d'édification du pouvoir des Soviets dans le district de Vessiégonsk : d'abord la guerre civile, le soulèvement des koulaks locaux et son écrasement, puis l'« édification paisible de la vie ». La description de la marche de la révolution dans ce district perdu apparaît, chez cet auteur, si simple et en même temps si vivante que ce serait l'affaiblir que de la rapporter. On doit diffuser ce livre le plus largement, et souhaiter que le plus grand nombre possible de militants qui travaillent dans la masse et avec la masse au cœur même de la vie réelle, se mettent à décrire leur expérience. La publication de quelques centaines, ou de quelques dizaines tout au moins, de descriptions, les meilleures, les plus véridiques, les plus simples, les plus riches par leur contenu concret, serait infiniment plus utile à la cause du socialisme que nombre d'écrits publiés par des littérateurs patentés dans les journaux, dans les revues et dans leurs livres, et qui bien souvent derrière leur papier ne voient pas la vie.

Je prendrai un petit exemple tiré de ce récit du camarade A. Todorski. Il s'agissait de ne pas laisser « en chômage » la « main-d'œuvre marchande » et de la stimuler à « se mettre à l'œuvre ».

… « À cette fin, on convoqua au comité exécutif trois jeunes industriels, énergiques et particulièrement capables, E. Efrémov, A. Loguinov , N. Kozlov, et sous la menace de la privation de la liberté et de la confiscation de tous leurs biens on leur fit monter une scierie et une tannerie (box-calf), à l'outillement desquelles il fut immédiatement procédé.

Le pouvoir des Soviets ne s'était pas trompé dans le choix des responsables, et les industriels, à leur honneur, comprirent presque les premiers , qu'ils avaient affaire non pas à « des hôtes de hasard pour deux semaines », mais à de véritables maîtres qui prirent le pouvoir dans leurs mains fermes.

Après l'avoir compris d'une manière tout à fait juste, ils se mirent à exécuter énergiquement les directives du comité exécutif, et aujourd'hui, Vessiégonsk possède déjà une scierie qui fonctionne à plein rendement, qui subvient à tous les besoins de la population locale et qui fait face aux commandes pour le chemin de fer en construction.

Quant à la tannerie, le local est maintenant équipé et on procède à l'installation d'un moteur, de tambours et d'autres machines arrivées de Moscou ; et pas plus tard que dans un mois et demi à deux mois, Vessiégonsk aura sa propre usine de box-calf.

L'équipement de deux usines soviétiques par des mains « non soviétiques » est un bon exemple de la façon dont on doit lutter contre la classe qui nous est hostile.

Lorsque nous frappons les exploiteurs, lorsque nous les mettons hors d'état de nuire ou « les réduisons à merci », ce n'est encore que la moitié de l'ouvrage. Notre tâche sera remplie avec succès le jour où nous les aurons obligés à travailler et que, par l'œuvre exécutée de leurs mains, nous aiderons à améliorer la vie nouvelle et à renforcer le pouvoir des Soviets. »

Ce raisonnement excellent et profondément juste, il faudrait le graver sur des plaques et le mettre en vue dans tous les conseils de l'économie nationale, dans tous les organismes du ravitaillement, dans toutes les usines, dans les sections agraires, etc. Car ce qu'ont compris les camarades dans le coin perdu de Vessiégonsk, des militants des Soviets des capitales s'obstinent bien souvent à ne pas le comprendre. Il n'est pas rare de rencontrer un intellectuel ou un ouvrier partisans des Soviets, un communiste, qui fronce le nez avec mépris lorsqu'on évoque les coopératives et qui déclare superbement, et non moins stupidement, qu'il n'y a pas là de mains soviétiques, que ce sont des bourgeois, des boutiquiers, des menchéviks, qu'à tel endroit, à tel moment les coopérateurs se sont servis de leurs fonds pour aider les gardes blancs, que l'appareil de ravitaillement et de répartition doit, dans notre république socialiste, être édifié par des mains propres, des mains soviétiques.

Un tel raisonnement est typique, dans ce sens que la vérité y est tellement mêlée au mensonge qu'il en résulte la déformation la plus dangereuse des tâches du communisme. Ce qui fait un tort immense à notre cause.

Oui, les coopératives sont un appareil de la société bourgeoise, né dans une ambiance de « mercantilisme », qui a formé des dirigeants dans l'esprit de la politique bourgeoise et de la conception bourgeoise du monde, qui fournit pour cette raison un pourcentage élevé de gardes blancs ou de complices des gardes blancs. C'est indiscutable. Mais ce qui est mal, c'est de se mettre à tirer d'une vérité indiscutable, par des simplifications et par une application grossière, des conclusions stupides. Nous ne pouvons pas édifier le communisme avec d'autres matériaux que ceux créés par le capitalisme, avec autre chose que cet appareil cultivé qui a poussé dans un entourage bourgeois et qui, de ce fait, — dès lors qu'on en arrive à parler du matériel humain comme d'une partie de cet appareil cultivé, — est nécessairement imprégné de psychologie bourgeoise. C'est là une difficulté pour l'édification de la société communiste, mais cela garantit aussi que son édification est possible et qu'elle peut réussir. Ce qui distingue le marxisme de l'ancien socialisme utopique, c'est que ce dernier voulait construire la nouvelle société non pas avec la masse du matériel humain engendré par le capitalisme mercantile, spoliateur, immonde, sanglant mais avec des êtres particulièrement vertueux élevés sous châssis ou dans des serres spéciales. Cette idée ridicule l'est aujourd'hui aux yeux de tous et abandonnée par tous, mais tous ne veulent ou ne savent pas réfléchir sur la doctrine opposée, le marxisme, penser comment on peut (et on doit) construire le communisme avec un matériel humain gâté par des centaines et des milliers d'années d'esclavage, de servage, de capitalisme, de petite exploitation morcelée, par la guerre de tous contre tous en vue d'arracher une bonne petite place sur le marché, des prix plus élevés pour les produits ou pour le travail.

Les coopératives sont certes un appareil bourgeois. Il en résulte qu'elles ne méritent pas la confiance politique, mais il n'en résulte pas le moins du monde qu'il soit permis de renoncer à les utiliser à des fins de gestion et d'édification. La méfiance politique a pour effet l'impossibilité de confier à des adversaires des Soviets des postes politiquement responsables. Elle amène les membres des commissions extraordinaires à surveiller avec attention les représentants des classes, des couches ou des groupes qui gravitent autour des gardes blancs. (À ce sujet, soit dit entre parenthèses, il n'est absolument pas obligatoire d'en arriver à débiter des absurdités comme celles qu'a écrites, dans sa revue de Kazan la Terreur rouge, le camarade Latsis, un des meilleurs communistes, un communiste expérimenté ; voulant dire que la terreur rouge est l'écrasement par la violence des exploiteurs qui tentent de rétablir leur domination, il a, au lieu de cela, écrit à la page 2 du numéro 1 de sa revue : « Ne cherchez pas (!!?) dans l'affaire de preuves d'accusation pour savoir s'il s'est soulevé contre le Soviet les armes à la main ou par la parole ».)

La méfiance politique à l'égard des représentants de l'appareil bourgeois est légitime et indispensable. Le refus de les utiliser pour la gestion et l'édification est la plus grande stupidité, qui porte le plus grand tort au communisme. Quiconque voudrait recommander un menchévik comme socialiste, ou comme dirigeant politique, ou même comme conseiller politique, commettrait une énorme erreur, car l'histoire de la Révolution en Russie a définitivement prouvé que les menchéviks (et les socialistes-révolutionnaires) ne sont pas des socialistes, mais des démocrates petits-bourgeois, capables, à chaque aggravation sérieuse de la lutte de classe entre le prolétariat et la bourgeoisie, de se ranger du côté de la bourgeoisie. Mais la démocratie petite-bourgeoise est un produit inévitable du capitalisme et non une formation politique fortuite ni une quelconque exception ; et ici, la vieille paysannerie moyenne précapitaliste, économiquement réactionnaire, n'est pas le seul « fournisseur » de cette démocratie ; il en va de même pour les coopératives, ces institutions culturelles capitalistes, qui poussent sur le terrain du grand capitalisme, pour les intellectuels, etc. Déjà, dans la Russie retardataire, à côté des Koloupaïev et des Razouvaïev, étaient apparus des capitalistes qui savaient mettre à leur service les intellectuels cultivés, menchéviks, socialistes-révolutionnaires, sans-parti. Est-ce que nous nous montrerons plus bêtes que ces capitalistes ? Est-ce que nous ne saurons pas utiliser ce « matériau de construction » pour édifier la Russie communiste ?


Note

[1] « Biednota » — quotidien destiné aux paysans ; parut à Moscou du 27 mars 1918 au 31 janvier 1931. Le journal avait été fondé aux termes d’un décret du Comité central du Parti communiste (b) de Russie à la place des journaux Dérévenskaïa Biednota, Dérévenskaïa Pravda et Soldataskaïa Pravda. À dater du 1er février 1931, Biednota fusionna avec le journal Sotsialistitcheskoé Zemlédélié qui paraît encore aujourd’hui. [Note de l’éditeur.]


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