1919 | Imprimé en 1919 dans Le VIIIe Congrès
du Parti communiste (bolchevique) de Russie,
Compte rendu sténographique. Œuvres t. 29, pp. 139-196, 198-216 et 222-226 Paris-Moscou, |
Lénine VIII CONGRES DU P.C. (b)R. (18-23 MARS 1919) |
RAPPORT SUR LE PROGRAMME DU PARTI
19 MARS
(Applaudissements) Camarades, conformément à la répartition des sujets à traiter, décidée avec le camarade Boukharine, il m'appartient d'exposer le point de vue de la commission sur un ensemble de points précis les plus discutés ou de ceux qui, actuellement, intéressent le plus le parti.
Je commencerai brièvement par les points que le camarade Boukharine a traités à la fin de son rapport, parce qu'ils ont fait l'objet de controverses entre nous, au sein de la commission. Le premier porte sur la structure de la partie générale du programme. A mon sens, le camarade Boukharine n'a pas très exactement expliqué ici pourquoi la majorité de la commission a repoussé toutes les tentatives d'établir le programme en y supprimant tout ce qui a trait au vieux capitalisme. Le camarade Boukharine s'est exprimé de telle façon qu'il a parfois semblé que la majorité de la commission craignait ce qu'on en dirait, craignait d'être accusée d'un manque de déférence pour le passé. On ne peut douter qu'exposée de la sorte, la position de la majorité de la commission n'apparaisse des plus ridicules. Mais c'est loin d'être la vérité. La majorité a repoussé ces tentatives parce qu'elles auraient été fausses. Elles n'auraient pas été conformes à la situation réelle. Il n'y a jamais eu d'impérialisme pur, sans base capitaliste, il n'y en a jamais eu, il n'y en a nulle part et il n'y en aura jamais. C'est généraliser de façon erronée tout ce qu'on a dit des consortiums; des cartels, des trusts, du capitalisme financier, quand on a représenté ce dernier comme une formation ne reposant sur aucun des fondements de l'ancien capitalisme. C'est faux. C'est surtout faux pour l'époque de la guerre impérialiste et l'après-guerre. Engels écrivait déjà, à propos de la guerre future, que ce serait une dévastation beaucoup plus féroce que celle de la guerre de Trente Ans ; que l'humanité retournerait dans une large mesure à l'état sauvage, que notre appareil commercial et industriel artificiel ferait faillite [1]. Au début de la guerre, les social-traîtres et les opportunistes se félicitaient de la vitalité du capitalisme et se gaussaient des « fanatiques ou des semi-anarchistes », comme ils nous appelaient. «Voyez, disaient-ils, ces prédictions ne se sont pas réalisées. Les événements ont montré qu'elles n'étaient justes que pour un très petit nombre de pays et pour un temps très court !» Maintenant, ce n'est pas seulement en Russie, ce n'est pas seulement en Allemagne, c'est aussi dans les pays victorieux que commence précisément la prodigieuse destruction du capitalisme contemporain, une destruction qui élimine à tout instant cet appareil artificiel et ressuscite le vieux capitalisme.
Quand Boukharine disait que l'on peut essayer de donner une vue d'ensemble de la destruction du capitalisme et de l'impérialisme, nous répliquions à la commission et je dois répliquer ici : Essayez et vous verrez que vous n'y réussirez pas. Le camarade Boukharine a essayé à la commission et a dû lui-même y renoncer. Et je suis parfaitement convaincu que si quelqu'un pouvait y réussir, c'est avant tout le camarade Boukharine qui s'est beaucoup et sérieusement occupé de cette question. J'affirme qu'une telle tentative ne peut pas réussir, parce que le problème est mal posé. Nous subissons en ce moment, en Russie, les conséquences de la guerre impérialiste et nous sommes au début de la dictature du prolétariat. En même temps, dans diverses régions de la Russie qui se sont trouvées plus que précédemment coupées les unes des autres, nous assistons à la renaissance du capitalisme à sa première phase. Nous n'y échapperons pas. Si l'on écrivait le programme comme le voulait le camarade Boukharine, le programme serait faux. Il exprimerait peut-être ce qu'on a dit de mieux sur le capitalisme financier et l'impérialisme, mais il n'exprimerait pas la réalité, justement parce que la réalité n'est pas aussi entière. Un programme composé de parties disparates manque naturellement d'élégance (ce qui n'est pas très grave en somme), mais tout autre programme serait simplement erroné. Pendant très longtemps encore, nous n'échapperons pas à cette disparité, à cette construction faite de pièces hétéroclites, si fâcheux, si disgracieux que ce soit. Quand nous y échapperons, nous établirons un autre programme. Mais nous serons alors en société socialiste. Il serait ridicule de prétendre que les choses y seront telles qu'elles sont aujourd'hui.
Nous vivons à une époque où ressuscitent divers phénomènes capitalistes, fondamentaux, les plus élémentaires. Considérez par exemple la faillite des transports dont nous faisons si bien, ou plus exactement si mal, l'expérience. On l'observe aussi dans d'autres pays, même dans des pays victorieux. Et que signifie-t-elle dans un système impérialiste ? Le retour aux formes les plus rudimentaires de la production marchande. Nous savons fort bien ce que sont les petits trafiquants. Ce terme était jusqu'à présent incompréhensible pour les étrangers. Et maintenant ? Les camarades venus au congrès de la IIIe Internationale relatent que des mots analogues apparaissent en Allemagne et même en Suisse. Et pourtant, cette catégorie, vous ne la classerez sous aucune rubrique de la dictature du prolétariat, et vous devrez revenir aux aspects primitifs de la société capitaliste et de la production marchande.
Echapper à cette triste réalité en établissant un programme bien ratissé et fait d'une seule pièce, c'est se lancer d'un bond au-delà des nues, hors de toute atmosphère réelle ; c'est rédiger un programme faux. Et ce n'est nullement le respect du passé qui nous a, comme l'insinuait poliment le camarade Boukharine, obligés à intercaler ici des passages de l'ancien programme. D'après lui, le programme fut rédigé en 1903, avec le concours de Lénine ; le programme était incontestablement mauvais ; mais comme les vieilles gens se plaisent par-dessus tout à évoquer les temps anciens, ils ont, par respect du passé, rédigé, en ces temps nouveaux, un programme nouveau dans lequel ils reprennent les vieilles choses. S'il en était ainsi, on ne pourrait que rire de tels originaux. Je soutiens qu'il n'en est pas ainsi. Le capitalisme que nous avons dépeint en 1903 subsiste en 1919 dans la république prolétarienne des Soviets, précisément par suite de la décomposition de l'impérialisme, de sa faillite. Ce capitalisme, on peut le trouver, par exemple, dans la province de Samara et dans celle de Viatka, pas trop éloignées de Moscou. A l'époque où la guerre civile déchire le pays, nous ne sortirons pas de sitôt de cette situation, de ce monde de petits trafiquants. C'est pourquoi toute structure de programme autre que celle que nous proposons serait fausse. Il faut dire ce qui est : le programme doit contenir ce qui est absolument indiscutable, des faits acquis, alors seulement il sera marxiste.
Le camarade Boukharine le comprend théoriquement fort bien et dit que le programme doit être concret. Mais une chose est de comprendre, autre chose est de faire passer dans les faits. Le concret chez Boukharine, c'est la description livresque du capitalisme financier. En réalité, nous observons des phénomènes de nature différente. Dans chaque province agricole nous voyons l'industrie monopolisée côtoyer la libre concurrence. Jamais au monde, le capitalisme de monopole n'a existé ni n'existera sans libre concurrence, dans divers domaines. Décrire un pareil système, c'est décrire un système faux et détaché de la vie. Si Marx disait de la manufacture qu'elle était une superstructure de la petite production de masse [2], l'impérialisme et le capitalisme financier sont des superstructures de l'ancien capitalisme. Quand on en démolit le sommet, on découvre l'ancien capitalisme. Défendre le point de vue qu'il y a un impérialisme intégral sans ancien capitalisme, c'est prendre ses désirs pour des réalités.
C'est là une erreur naturelle dans laquelle il est aisé de tomber. Si nous avions affaire à un impérialisme intégral qui eût profondément transformé le capitalisme, notre tâche serait cent mille fois plus facile. Nous aurions un système où tout serait soumis au seul capital financier. Nous n'aurions plus qu'à supprimer le sommet et à remettre le reste au prolétariat. Ce serait infiniment agréable mais la réalité est tout autre. Son développement est tel que nous devons agir tout autrement. L'impérialisme est une superstructure du capitalisme. Quand il s'écroule, le sommet s'effondre et les fondations sont mises à nu. C'est pourquoi notre programme, s'il veut être juste, doit dire ce qui est. Il y a l'ancien capitalisme qui, dans divers domaines, s'est hissé jusqu'à l'impérialisme. Ses tendances sont exclusivement impérialistes. Les questions fondamentales ne peuvent être examinées que du seul point de vue de l'impérialisme. Il n'est pas une question importante de politique intérieure ou étrangère qui puisse être résolue autrement que du point de vue de cette tendance. Ce n'est pas de cela que le programme parle en ce moment... Il existe en réalité un immense sous-sol d'ancien capitalisme. Il y a une superstructure impérialiste qui nous a conduits à la guerre, cette guerre dont est sorti le début de la dictature du prolétariat. Vous ne vous tirerez pas hors de cette phase. Ce fait caractérise l'allure même du développement de la révolution prolétarienne dans le monde entier, et restera un fait pour de longues années.
Les révolutions de l'Europe occidentale s'accompliront peut-être avec moins de heurts ; mais il faudra cependant de longues, de très longues années pour réorganiser le monde, la plupart des pays. Et cela veut dire que, dans la période de transition où nous sommes, nous ne sortirons pas de cette réalité composite. Cette réalité, formée d'éléments très divers, ne saurait être écartée, si peu élégante soit-elle ; on ne peut rien en retrancher. Un programme autrement conçu qu'il est serait faux.
Nous disons que nous sommes arrivés à la dictature. Mais il faut tout de même savoir par quel chemin. Le passé nous tient, se cramponne par des milliers de mains et ne nous laisse pas faire un pas en avant ou nous oblige à le faire aussi mal que nous le faisons. Pour comprendre dans quelle situation nous nous trouvons, il faut dire comment nous avons marché et ce qui nous a conduits jusqu'à la révolution socialiste. C'est l'impérialisme qui nous y a conduits, le capitalisme dans ses formes primitives d'économie marchande. Il faut comprendre tout cela, car ce n'est qu'en tenant compte de la réalité que nous pourrons résoudre des questions comme par exemple celle de notre attitude vis-à-vis des paysans moyens. En effet, d'où pouvait bien venir le paysan moyen à l'époque d'un capitalisme purement impérialiste ? Car enfin, il n'existait pas même dans les pays capitalistes tout court. Si nous branchons la question de notre attitude à l'égard de ce phénomène quasi médiéval (la paysannerie moyenne), en l'envisageant exclusivement du point de vue de l'impérialisme et de la dictature du prolétariat, nous n'arriverons jamais à mettre les choses bout à bout, et nous n'y gagnerons que plaies et bosses. Si, au contraire, nous devons changer d'attitude à l'égard du paysan moyen, prenez s'il vous plaît la peine de dire, dans la partie théorique du programme, d'où il vient et ce qu'il est. C'est un petit producteur de marchandises. C'est l'A B C du capitalisme qu'il faut énoncer, parce que nous n'en sommes pas encore sortis. L'écarter avec désinvolture et dire «Pourquoi nous occuper de l'A B C, alors que nous avons étudié le capitalisme financier ! » - c'est aussi peu sérieux que possible.
Je dois dire la même chose à propos de la question nationale. Ici encore, le camarade Boukharine prend ses désirs pour des réalités. Il dit qu'on ne saurait reconnaître le droit des nations à l'autodétermination. La nation, c'est la bourgeoisie avec le prolétariat. Nous, prolétaires, nous reconnaîtrions le droit à l'autodétermination d'une méprisable bourgeoisie ! Cela ne rime à rien. Pardon, cela rime à ce qui est. Ecartez la réalité, vous tombez dans la fantaisie. Vous invoquez le processus de différenciation qui s'opère au sein des nations, la différenciation de la bourgeoisie et du prolétariat. Mais voyons encore comment cette différenciation va se faire.
Considérez par exemple l'Allemagne, modèle de pays capitaliste avancé, qui, sur le plan de l'organisation du capitalisme, du capitalisme financier, était supérieure à l'Amérique. Elle lui était inférieure à bien des égards, sous le rapport de la technique et de la production, sous celui de la politique ; mais sous le rapport du degré d'organisation du capital financier, de la transformation du capital de monopole en capitalisme monopoliste d'État, l'Allemagne était supérieure à l'Amérique. C'était, semblait-il, un modèle. Or que s'y passe-t-il ? Le prolétariat allemand s'est-il différencié d'avec la bourgeoisie? Non. Ce n'est que dans un certain nombre de grandes villes que la majorité ouvrière s'est prononcée, d'après les informations reçues, contre les hommes de Scheidemann. D'où vient ce résultat ? De l'alliance des spartakistes [3] avec ces trois fois damnés mencheviks indépendants allemands, qui brouillent tout et veulent marier le système des Soviets avec la Constituante ! Voilà ce qui se passe dans cette Allemagne ! Et c'est pourtant un pays avancé.
Le camarade Boukharine demande : « Quel besoin avons-nous du droit des nations à disposer d'elles-mêmes ? » Je dois répéter ce que je lui objectai lorsqu'il proposait, en été 1917, de rejeter le programme minimum et de ne conserver que le programme maximum. Je lui répondis alors : « Ne te vante pas de tes exploits avant la bataille, attends plutôt d'en être revenu ! » Quand nous aurons conquis le pouvoir, nous le ferons, au bout de quelque temps. Nous avons conquis le pouvoir, nous avons attendu un peu ; je suis maintenant d'accord pour le faire. Nous sommes engagés entièrement dans l'édification socialiste, nous avons repoussé le premier assaut qui nous menaçait, - et maintenant la chose est faisable. Cela est vrai aussi du droit des nations à l'autodétermination. « Je ne veux reconnaître, dit Boukharine, que le droit des classes laborieuses à l'autodétermination. » Vous voulez donc reconnaître ce à quoi l'on n'est encore parvenu dans aucun pays, excepté la Russie ? C'est ridicule.
Voyez la Finlande : un pays démocratique, plus avancé, plus cultivé que le nôtre. Le processus de séparation, de différenciation du prolétariat qui s'y opère prend des formes originales, beaucoup plus douloureuses que chez nous. Les Finlandais ont subi la dictature allemande, ils subissent maintenant celle des puissances alliées. Mais notre reconnaissance du droit des nations à disposer d'elles-mêmes y a facilité la différenciation des classes. Je me souviens parfaitement de la scène où j'eus à Smolny à remettre un document officiel à Swinhufwud [4] - dont le nom veut dire en russe « à tête de cochon » - ce porte-parole de la bourgeoisie finlandaise qui a joué un rôle de bourreau. Il me serra aimablement la main, nous échangeâmes des félicitations. Que c'était laid ! Mais il le fallait, parce que cette bourgeoisie-là trompait le peuple, trompait les masses laborieuses, en leur disant que les moscoutaires, ces chauvins, ces Grands-Russes, voulaient étouffer les Finlandais. Il le fallait.
N'avons-nous pas dû faire la même chose hier à l'égard de la république des Bachkirs [5] ? Quand le camarade Boukharine disait : « Il en est à qui l'on peut reconnaître ce droit », j'ai cru bon de noter que sur cette liste figuraient les Hottentots, les Boschimans et les Indiens. J'écoutais cette énumération et je me demandais : Comment se fait-il que Boukharine ait oublié un petit détail, les Bachkirs ? Il n'y a pas de Boschimans en Russie ; pour ce qui est des Hottentots, je n'ai pas non plus entendu dire qu'ils revendiquent une république autonome. Mais nous avons des Bachkirs, des Kirghiz et bien d'autres peuples que nous ne pouvons nous refuser à reconnaître. Nous ne pouvons refuser à aucun peuple de l'ancien Empire russe, le droit à l'autodétermination. Admettons même que les Bachkirs aient renversé leurs exploiteurs avec notre aide. Mais ce ne serait possible que si la révolution était complètement mûre. Il faudrait agir avec prudence pour que notre intervention n'entrave pas le processus de différenciation du prolétariat, processus que nous devons accélérer. Que pouvons-nous donc faire pour les peuples tels que les Kirghiz, les Ouzbeks, les Tadjiks, les Turkmènes jusqu'ici soumis à l'influence de leurs mollahs ? Chez nous, en Russie, la population qui sait par une longue expérience ce que sont les popes, nous a aidés à les chasser. Mais vous savez combien le décret sur les mariages civils est encore mal appliqué. Pouvons-nous aller dire à ces peuples : Nous jetterons bas vos exploiteurs ? Nous ne le pouvons pas, parce qu'ils sont entièrement soumis à leurs mollahs. Il faut attendre, en pareil cas, que la nation intéressée ait évolué, que le prolétariat se soit différencié des éléments bourgeois, ce qui est inéluctable.
Le camarade Boukharine ne veut pas attendre. Il brûle d'impatience. « Pourquoi faire ? Du moment que nous avons nous-mêmes renversé la bourgeoisie, proclamé le pouvoir des Soviets et la dictature du prolétariat, pourquoi agirions-nous ainsi ! » Cet appel galvanisant indique, certes, le chemin à suivre, mais si nous nous contentons de proclamer ces choses dans notre programme, ce ne sera plus un programme, mais une proclamation. Nous pouvons proclamer le pouvoir des Soviets, la dictature du prolétariat et le mépris complet, mille fois mérité, dans lequel nous tenons la bourgeoisie. Mais dans un programme, il faut écrire ce qui est avec une exactitude absolue. Nous aurons ainsi un programme inattaquable.
Nous nous plaçons à un point de vue de classe rigoureux. Ce que nous inscrivons dans le programme, c'est la reconnaissance de ce qui est advenu en fait depuis l'époque où nous traitons de façon générale du droit des nations à l'autodétermination. Il n'y avait pas encore, à ce moment, de républiques prolétariennes. Lorsqu'elles sont apparues et uniquement dans la mesure où elles sont apparues, nous avons pu écrire ce que nous avons écrit ici : « Union fédérative des Etats organisés selon le type soviétique ». Le type soviétique, ce n'est pas encore les Soviets tels qu'ils existent en Russie ; c'est un type qui devient international. C'est la seule chose que nous puissions dire. Aller plus loin, faire un pas de plus, avancer d'un point, ce serait tomber dans l'erreur et, par conséquent, déplacé dans le programme.
Nous disons : il faut considérer l'étape à laquelle se trouve une nation donnée dans son accession du moyen âge à la démocratie bourgeoise et de celle-ci à la démocratie prolétarienne. C'est absolument juste. Toutes les nations ont le droit de disposer d'elles-mêmes, et ce n'est pas la peine de parler plus spécialement des Hottentots et des Boschimans. L'immense majorité de la population du globe, les neuf dixièmes assurément, et peut-être les 95%, rentrent dans cette définition, car tous les pays se situent sur le chemin du moyen âge à la démocratie bourgeoise ou de la démocratie bourgeoise à la démocratie prolétarienne. Ce chemin est absolument inéluctable. On ne peut rien ajouter, car ce serait erroné, car ce ne serait pas ce qui est. Rejeter l'autodétermination des nations et la remplacer par l'autodétermination des travailleurs est tout à fait faux, car c'est ne pas tenir compte des difficultés avec lesquelles la différenciation des classes s'opère au sein des nations et des voies sinueuses qu'elle emprunte. En Allemagne, elle s'accomplit autrement que chez nous. Elle est plus rapide à certains égards, plus lente et sanglante à certains autres. Chez nous, aucun parti n'a admis une idée aussi monstrueuse que le mariage des Soviets et de la Constituante. Or, nous devons vivre à côté de ces nations. Les Scheidemann prétendent déjà que nous voulons conquérir l'Allemagne. Ce ne sont naturellement que de ridicules balivernes. Mais la bourgeoisie a ses intérêts, sa presse qui répand bruyamment ces rumeurs de par le monde à des centaines de millions d'exemplaires, et Wilson les appuie dans son propre intérêt. Les bolcheviks ont, disent-ils, une puissante armée et visent à implanter, par la conquête, le bolchevisme en Allemagne. L'élite du peuple allemand, les spartakistes, nous ont dit qu'on dressait les ouvriers allemands contre les communistes en leur déclarant : Voyez si cela va mal chez les bolcheviks ! Nous ne pouvons pas dire que cela marche très bien chez nous. Et nos ennemis en Allemagne agissent sur les masses en prétendant que la révolution prolétarienne amènerait en Allemagne les mêmes désordres qu'en Russie. Nos désordres sont un mal chronique. Nous sommes aux prises avec des difficultés formidables en instituant chez nous la dictature prolétarienne. Tant que la bourgeoisie ou la petite bourgeoisie, ou tout au moins une partie des ouvriers allemands se trouveront sous l'influence de cet épouvantail : « Les bolcheviks veulent imposer leur régime par la violence », la formule du « droit des travailleurs à l'autodétermination » n'arrangera pas la situation. Nous devons faire en sorte que les social-traîtres allemands ne puissent dire que les bolcheviks imposent leur système universel, que l'on pourrait soi-disant introduire à Berlin sur la pointe des baïonnettes de l'Armée Rouge. Or, du point de vue de la négation du principe de l'autodétermination des nations, c'est bien ce qui peut advenir.
Notre programme ne doit pas parler d'autodétermination des travailleurs, parce que c'est faux. Il doit dire ce qui est. Puisque les nations se situent aux différentes étapes entre le moyen âge et la démocratie bourgeoise, puis entre celle-ci et la démocratie prolétarienne, ce point de notre programme est absolument juste. Nous avons décrit sur ce chemin de très nombreux zigzags. Il faut reconnaître à chaque nation le droit d'autodétermination, ce qui contribuera à l'émancipation des travailleurs. En Finlande, le processus de séparation du prolétariat d'avec la bourgeoisie, se poursuit d'une manière remarquablement nette, puissante et approfondie. En tout cas, les choses iront là-bas autrement que chez nous. Si nous disons que nous ne reconnaissons pas du tout la nation finlandaise, mais seulement les masses laborieuses, nous dirons une chose des plus absurdes. Il est impossible de ne pas reconnaître ce qui est : la réalité s'impose d'elle-même. Dans différents pays, la différenciation du prolétariat et de la bourgeoisie suit les voies qui leur sont propres. Nous devons agir, en l'occurrence, avec la plus grande circonspection. Notamment à l'égard des différentes nations, car il n'y a rien de pis que la méfiance d'une nation. Chez les Polonais, l'autodétermination du prolétariat est en cours. Voici les chiffres les plus récents sur la composition du Soviet des députés ouvriers de Varsovie : social-traîtres polonais, 333 ; communistes, 297. Cela montre que, d'après notre calendrier révolutionnaire, Octobre n'est plus loin là-bas. On y est en août, voire en septembre 1917. Mais premièrement, il n'existe pas encore de décret prescrivant à toutes les nations d'adopter le calendrier révolutionnaire bolchevique, et si un tel décret avait été rendu, il ne serait pas appliqué. Deuxièmement, les choses se présentent de telle sorte qu'en ce moment, la majorité des ouvriers polonais, plus avancés, plus cultivés que les nôtres, se placent sur le problème de la défense nationale au point de vue du social-patriotisme, du social-chauvinisme. Il faut attendre. Il ne peut pas être question en la circonstance du droit des masses laborieuses à disposer d'elles-mêmes. Nous devons préconiser cette différenciation. Nous le faisons, mais il est impossible de ne pas reconnaître en ce moment l'indépendance de la nation polonaise, cela ne fait pas l'ombre d'un doute. Voilà qui est clair. Le mouvement prolétarien polonais suit le même chemin que le nôtre ; il s'achemine vers la dictature du prolétariat, mais autrement qu'en Russie. On y intimide les ouvriers en prétendant que les moscoutaires, les Grands-Russes qui ont toujours opprimé les Polonais, veulent introduire en Pologne leur chauvinisme grand-russe sous l'étiquette du communisme. Le communisme ne s'implante pas par la violence. Je disais à l'un des meilleurs camarades communistes polonais : « Vous ferez autrement que nous. - Non, me répondit-il, nous ferons la même chose que vous, mais mieux. » Je n'ai absolument rien trouvé à répondre à cet argument. Laissons aux Polonais le soin de réaliser le modeste désir d'instituer un pouvoir des Soviets meilleur que le nôtre. Il faut tenir compte du fait que la révolution prolétarienne suit là-bas des voies qui lui sont propres et on ne peut pas dire : « A bas le droit des nations à l'autodétermination ! Nous ne reconnaissons ce droit qu'aux masses laborieuses. » Cette autodétermination suit des voies complexes et ardues. Elle n'existe qu'en Russie et il faut, en envisageant tous les stades de développement des autres pays, ne rien décréter de Moscou. C'est pourquoi, cette proposition n'est pas admissible par principe.
Je passe aux points suivants que je dois traiter conformément au plan arrêté entre nous. J'ai mis à la première place la question des petits propriétaires et des paysans moyens. Le paragraphe 47 dit à ce propos:
« A l'égard de la paysannerie moyenne, la politique du P.C.R. consiste à la faire participer progressivement et de façon méthodique à l'édification socialiste. La tâche du parti est de la séparer des koulaks et de la rallier à la classe ouvrière en se montrant attentif à ses besoins, en combattant son retard par une action idéologique et jamais par des mesures de répression, en s'efforçant, à chaque fois que ses intérêts vitaux sont en jeu, d'arriver à des accords pratiques, en lui faisant des concessions dans le choix des moyens pour réaliser les transformations socialistes.»
Il me semble que nous formulons ici ce que les
fondateurs du socialisme ont dit maintes fois de
l'attitude envers les paysans moyens. Ce paragraphe n'a que le défaut
d'être insuffisamment concret. Mais nous ne pourrions sans doute pas
donner
davantage dans un programme. Le congrès, par
contre, n'aura pas seulement à discuter des questions de programme et
nous aurons à porter à la
question des paysans moyens une attention soutenue, trois fois soutenue. D'après
certains indices que nous possédons, les soulèvements qui se
produisent en différents points laissent apparaître un plan
d'ensemble,
manifestement rattaché au plan militaire des gardes blancs qui ont
fixé au mois de mars leur offensive générale et l'organisation
d'une série de soulèvements. Un projet d'appel à lancer
au nom du congrès est entre
les mains du bureau et vous sera communiqué.
Ces soulèvements font ressortir avec la plus grande évidence
que les socialistes-révolutionnaires
de gauche et une partie des mencheviks - ce sont
les mencheviks qui, à Briansk, ont travaillé à l'insurrection
- jouent le rôle d'agents directs
des gardes blancs. L'offensive générale des gardes
blancs, les soulèvements des campagnes, l'interruption du trafic ferroviaire
: ne réussira-t-on
pas au moins ainsi à renverser les bolcheviks ?
Le rôle du paysan moyen apparaît ici avec le plus
grand relief, affirmé avec une insistance vitale.
Au congrès, nous devons non seulement souligner vigoureusement notre
attitude conciliante
envers le paysan moyen, mais aussi envisager diverses mesures aussi concrètes
que possible, susceptibles de lui procurer des avantages directs
même minimes. Ces mesures, l'instinct de conservation les réclame
impérieusement et aussi les intérêts de la lutte contre
tous nos ennemis qui savent que le paysan moyen hésite entre nous et
eux et s'efforcent de l'écarter de nous. Notre situation est en ce moment
telle que nous possédons de très grandes réserves. Nous
savons que les révolutions polonaise et hongroise montent
très rapidement. Ces révolutions nous fourniront des réserves
prolétariennes, amélioreront notre
situation et affermiront dans des proportions considérables notre base
prolétarienne, qui est très
faible. Cela peut se produire dans les mois à venir,
mais nous ne savons pas quand ces changements
interviendront. Vous n'ignorez pas que nous sommes dans une phase critique
; la question des paysans moyens revêt donc aujourd'hui une énorme
importance pratique.
Je voudrais m'arrêter ensuite sur la coopération, dont
il est question dans le paragraphe 48
de notre programme. Ce paragraphe est, dans
une certaine mesure, périmé. Quand nous l'avons
rédigé à la Commission, la coopération existait,
mais il n'y avait pas de communes de consommation ; quelques jours plus tard
le décret [6] portant
fusion de toutes les coopératives en une commune
unique de consommation, était adopté. Je ne sais
s'il a été promulgué et si la plupart des assistants
en ont connaissance. S'il ne l'est pas encore, il le
sera demain ou après-demain. A cet égard, ce paragraphe est déjà périmé.
Il me semble toutefois
qu'il est nécessaire, car nous savons bien qu'entre
les décrets et leur application il y a une marge
respectable. Pour ce qui est des coopératives, nous
bataillons et luttons depuis avril 1918 ; nous
avons obtenu des succès appréciables, mais non
encore décisifs. Nous avons parfois réussi à y grouper
jusqu'à 98% de la population rurale, dans
de nombreux districts. Mais ces coopératives qui
existaient en régime capitaliste, sont toutes pénétrées
de l'esprit de la société bourgeoise,
et sont dirigées par des spécialistes bourgeois, mencheviks et
socialistes-révolutionnaires. Nous n'avons
pas encore su les gagner à notre influence ; ici
le travail reste à faire. Notre décret marque un
pas en avant dans la fondation des communes de
consommation, en prescrivant la fusion de toutes
les espèces de coopératives. Mais ce décret, même
appliqué intégralement, laissera subsister, à l'intérieur
de la future commune de consommation,
la section autonome de la coopération ouvrière ;
les représentants de cette dernière qui connaissent la question,
nous ont dit et démontré que la
coopération ouvrière, en tant qu'organisation plus
avancée, devait être conservée, puisque son action était
imposée par la nécessité. Il y a eu
bien
des divergences et des polémiques dans notre
parti à ce propos : il y a eu des frictions entre
bolcheviks coopérateurs et bolcheviks membres
des Soviets. En principe, il me semble que la
question doit être, sans nul doute, résolue en ce
sens que l'appareil coopératif, le seul que le capitalisme ait préparé dans
les masses, le seul qui
fonctionne dans les masses rurales encore au stade
du capitalisme primitif, doit être à tout prix conservé et
développé ; en tout cas, il ne doit pas être rejeté.
Ici la tâche
est ardue, parce que la plupart du temps les coopératives sont dirigées
par des spécialistes bourgeois qui sont bien souvent
des gardes blancs avérés. Là est l'origine de la
haine légitime qu'ils inspirent, l'origine de la lutte
contre eux. Mais cette lutte, on doit évidemment
la mener de façon habile : il faut réprimer les
velléités contre-révolutionnaires des coopérateurs
sans pour cela combattre l'appareil coopératif.
Nous devons éliminer ces contre-révolutionnaires,
mais nous soumettre l'appareil. Ici, le problème
se pose exactement de la même façon que celui
des spécialistes bourgeois. Autre question dont je
tiens à parler ici.
Le problème des spécialistes bourgeois suscite bien des heurts et des désaccords. J'ai eu dernièrement l'occasion de prendre la parole au Soviet de Petrograd, et plusieurs des questions écrites qui m'ont été adressées concernaient les appointements. On m'a demandé : est-il possible de payer en République socialiste des salaires allant jusqu'à 3000 roubles ? En somme, si nous avons posé cette question dans le programme, c'est que le mécontentement qu'elle a soulevé dans ce domaine est allé assez loin. Le problème des spécialistes bourgeois se pose partout, dans l'armée, dans l'industrie, dans les coopératives. C'est un problème très important de la période de transition du capitalisme au communisme. Nous ne pourrons bâtir le communisme que le jour où, grâce à la science et à la technique bourgeoises, nous l'aurons rendu plus accessible aux masses. On ne saurait édifier autrement la société communiste. Et pour l'édifier ainsi, il nous faut prendre l'appareil de la bourgeoisie, faire travailler tous ces spécialistes. C'est à dessein que, dans notre programme, nous avons développé en détail cette question, afin qu'elle soit radicalement tranchée. Nous savons parfaitement ce que signifie le retard culturel de la Russie, le tort qu'il cause au pouvoir soviétique qui a donné en principe une démocratie prolétarienne infiniment supérieure, qui a fourni un modèle de démocratie au monde entier ; nous savons comment ce retard avilit le pouvoir des Soviets et rétablit la bureaucratie. En paroles, l'appareil soviétique est à la portée de tous les travailleurs ; en réalité, nul de nous ne l'ignore, il est loin de l'être. Non parce que les lois constituent un obstacle, comme c'était le cas en régime bourgeois. Nos lois, au contraire, sont favorables. Mais ici, les lois seules ne suffisent pas. Il faut un énorme travail éducatif, d'organisation, culturel qui ne peut être accompli rapidement grâce à la loi, qui nécessite un effort immense et de longue haleine. A ce congrès, le problème des spécialistes bourgeois doit être résolu d'une manière absolument précise. Cette solution permettra aux camarades qui, certainement, suivent avec attention les débats, d'invoquer son autorité et de voir les difficultés que nous rencontrons. Elle aidera les camarades qui se heurtent constamment à cette question, à prendre part au moins au travail de propagande.
Les camarades représentant les spartakistes nous ont raconté au congrès de Moscou, qu'en Allemagne occidentale, où l'industrie est développée au maximum, où, bien que les spartakistes n'aient pas encore vaincu, leur influence sur les ouvriers est prédominante, des ingénieurs, des directeurs d'un grand nombre d'entreprises parmi les plus importantes, sont venus dire aux spartakistes : « Nous marcherons avec vous. » Cela ne s'est pas produit chez nous. Probablement, le niveau culturel plus élevé des ouvriers, la prolétarisation plus poussée des techniciens et, peut-être, diverses autres raisons que nous ignorons y ont établi des rapports quelque peu différents de ceux qui existent chez nous.
En tout cas, c'est là un des principaux obstacles à
notre progression. Nous devons dès maintenant,
sans attendre le soutien des autres pays, augmenter tout de suite les forces
productives. On ne
saurait le faire sans les spécialistes bourgeois.
Cela, il faut le dire une fois pour toutes. Certes,
la plupart des spécialistes sont pénétrés de la
mentalité bourgeoise. Il faut les entourer d'une
atmosphère de collaboration fraternelle, de commissaires ouvriers, de
cellules communistes ; il
faut les placer dans un entourage dont ils ne
pourront se dégager. Mais il faut leur ménager
de meilleures conditions de travail que sous le capitalisme, car autrement
cette couche sociale éduquée par la bourgeoisie ne travaillera
pas. Obliger toute une couche sociale à travailler sous le
régime de la trique n'est pas possible. Nous nous
en sommes parfaitement rendu compte. On peut
empêcher ces éléments de prendre une part active
a la contre-révolution ; on peut les intimider assez pour qu'ils craignent
de toucher à une proclamation des gardes blancs. Sous ce rapport, les
bolcheviks agissent avec énergie. Cela peut se
faire et nous le faisons suffisamment. Nous l'avons tous appris. Mais obliger,
par un pareil
moyen, toute une couche sociale à travailler, est
impossible. Ces gens-là ont l'habitude de se livrer à un travail
culturel ; ils ont fait progresser la
culture dans le cadre du régime bourgeois, c'est-à-dire qu'ils
ont enrichi la bourgeoisie d'immenses acquisitions matérielles,
dont ils ne réservaient
au prolétariat qu'une part infime. Mais ils ont
cependant fait progresser la culture, c'était là leur métier.
Dès
l'instant qu'ils voient que la classe ouvrière met en avant des éléments
d'avant-garde organisés, qui non seulement apprécient la
culture, mais encore aident à la diffuser parmi les
masses, ils changent d'attitude à notre égard.
Quand un médecin constate que, dans la lutte
contre les épidémies, le prolétariat stimule l'initiative
des travailleurs, il adopte à notre égard
une tout autre attitude. Nous avons de nombreux
médecins, ingénieurs, agronomes, coopérateurs
bourgeois ; quand ils verront dans les faits que
le prolétariat entraîne à cette œuvre des masses
de plus en plus grandes, ils seront vaincus moralement, et non pas
simplement politiquement
coupés de la bourgeoisie. Alors, notre tâche sera
plus facile. Ils seront alors entraînés d'eux-mêmes
dans notre appareil, ils en deviendront un des
rouages. Pour cela, il faut consentir des sacrifices. Y consacrer même
deux milliards est peu
de chose. Craindre ce sacrifice serait puéril ; ceci équivaudrait à ne pas comprendre les tâches
qui se posent à nous.
La désorganisation des transports, la désorganisation de l'industrie et de l'agriculture sapent jusqu'à l'existence de la République soviétique. Ici, nous devons prendre les mesures les plus énergiques, tendre au maximum toutes les forces du pays. A l'égard des spécialistes, nous ne devons pas user d'une politique de mesquines tracasseries. Ces spécialistes ne sont pas les domestiques des exploiteurs ; ce sont des hommes de culture qui, dans la société bourgeoise, servaient la bourgeoisie, et dont tous les socialistes du monde ont dit que dans la société prolétarienne, ils nous serviront, nous. Dans cette période de transition, nous devons leur assurer des conditions d'existence aussi bonnes que possible. Ce sera la meilleure politique, le mode de gestion le plus économique. Autrement, pour avoir économisé quelques centaines de millions, nous risquerions de perdre tant que même avec des milliards nous ne pourrions plus rien récupérer.
Au cours d'un entretien sur les salaires, le camarade Schmidt, Commissaire du Peuple au Travail, m'a signalé les faits suivants. Nous avons accompli, disait-il, pour égaliser les salaires, ce qu'aucun Etat bourgeois n'a fait nulle part et ne pourra jamais faire en des dizaines d'années. Considérez les tarifs d'avant-guerre : le manœuvre touchait 1 rouble par jour, soit 25 par mois, et le spécialiste 500 roubles par mois, sans compter ceux que l'on payait des centaines de milliers de roubles. Le spécialiste recevait vingt fois plus que l'ouvrier. Dans notre barème actuel, les salaires varient de 600 à 3000 roubles, la différence va du simple au quintuple. Nous avons beaucoup fait pour égaliser les salaires. Il est certain qu'aujourd'hui nous payons trop les spécialistes, mais payer un supplément pour profiter de la science, est non seulement une chose qui en vaut la peine, c'est aussi une nécessité absolue, même du point de vue théorique. A mon avis, cette question est suffisamment détaillée dans le programme. Il faut la souligner avec force. Il est nécessaire de trancher la question ici, et pas seulement dans son principe ; il faut faire en sorte que tous les congressistes, de retour chez eux, puissent obtenir quand ils feront leur rapport à leurs organisations respectives, comme dans toute leur activité, que notre résolution soit appliquée.
Nous avons déjà provoqué un revirement considérable parmi les intellectuels hésitants. Si nous parlions hier de légaliser les partis petits-bourgeois, et si, aujourd'hui, nous faisons arrêter les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires, nous appliquons, dans ces variations, un système parfaitement défini. Et, à travers ces variations, passe une ligne unique, une ligne inflexible : couper court à la contre-révolution, utiliser l'appareil culturel bourgeois. Les mencheviks sont les pires ennemis du socialisme, car ils se déguisent en prolétaires, mais ils n'ont rien de prolétarien. Seule une infinie couche supérieure y est prolétarienne ; ce sont, pour l'essentiel, des demi-intellectucls. Cette catégorie nous rejoint peu à peu. Nous la gagnerons entièrement en tant que couche sociale. Chaque fois qu'ils viennent à nous, nous leur disons : « Soyez les bienvenus. A chacune des oscillations, une partie d'entre eux vient à nous. C'est ce qu'ont fait des mencheviks, le groupe de la Novaïa Jizn, des socialistes-révolutionnaires ; c'est ce que feront tous ces éléments hésitants qui, longtemps encore, vont buter dans nos jambes, pleurnicher, courir d'un camp à l'autre ; avec ceux-là rien à faire. Mais, à travers toutes ces hésitations, nous recevrons dans les rangs des travailleurs soviétiques des couches d'intellectuels cultivés et éliminerons les éléments qui continuent de soutenir les gardes blancs.
La question suivante que, d'après la répartition des sujets, il m'appartient de traiter, est celle du bureaucratisme et de la participation des larges masses à l'activité des administrations publiques. Il y a longtemps que des plaintes sont formulées contre la bureaucratie ; elles sont certainement fondées. Dans la lutte contre la bureaucratie, nous avons fait ce qu'aucun Etat n'a fait jusqu'ici. Nous avons détruit de fond en comble le vieil appareil essentiellement bureaucratique et d'oppression bourgeoise, qui reste tel même dans les républiques bourgeoises les plus libres. Prenons, par exemple, les tribunaux. Il est vrai qu'ici la tâche était plus facile, nous n'avions pas à créer un nouvel appareil, parce que n'importe qui est capable de juger selon le sentiment du droit révolutionnaire des classes laborieuses. Nous sommes encore loin de compte. Cependant, dans plusieurs régions, nous avons fait du tribunal ce qu'il doit être. Nous avons créé des organes de justice auxquels pourront participer non seulement les hommes, mais aussi les femmes, c'est-à-dire l'élément le plus arriéré et le plus inerte.
Les employés des autres branches de l'administration sont des bureaucrates invétérés. Ici la tâche est moins aisée. Nous ne pouvons pas nous passer de cet appareil. Toutes les branches d'administration le rendent nécessaire. Nous souffrons de ce que le capitalisme était insuffisamment développé en Russie. L'Allemagne, semble-t-il, traverse cette phase plus facilement parce que son appareil bureaucratique a été à rude école, on lui fait suer sang et eau, mais on lui fait faire un travail sérieux au lieu d'user le rond-de-cuir, comme c'est le cas dans nos administrations. Les vieux éléments bureaucratiques, nous les avons chassés, brassés et puis nous avons recommencé à leur confier de nouveaux postes. Les bureaucrates tsaristes sont passés peu à peu dans les institutions soviétiques où ils introduisent le bureaucratisme, ils se camouflent en communistes et pour mieux assurer leur carrière, ils se procurent la carte du P.C.R. Ainsi donc, chassés par la porte, ils rentrent par la fenêtre. Ici, c'est surtout le manque de forces cultivées qui se fait sentir. Ces bureaucrates, on pourrait au besoin les licencier, mais on ne saurait les rééduquer d'un seul coup. Ce qui nous incombe avant tout, ce sont des tâches d'organisation, culturelles et éducatives.
Combattre le bureaucratisme jusqu'au bout, jusqu'à la victoire complète, n'est possible que si toute la population participe à la gestion du pays. Dans les républiques bourgeoises, non seulement c'était chose impossible, mais la loi s'y opposait. Les meilleures républiques bourgeoises, si démocratiques soient-elles, opposent des milliers d'obstacles législatifs à la participation des travailleurs au gouvernement de l'Etat. Nous avons fait en sorte que ces obstacles n'existent plus chez nous ; mais nous n'avons pas encore obtenu que les masses laborieuses puissent participer à l'administration du pays. Outre la loi, il y a le niveau culturel que l'on ne peut soumettre à aucune loi. Ce bas niveau culturel fait que les Soviets qui, d'après leur programme, sont des organes de gouvernement par les travailleurs, sont en réalité des organes de gouvernement pour les travailleurs, exercé par la couche avancée du prolétariat et non par les masses laborieuses.
Une tâche se pose à nous qui ne peut être accomplie qu'au prix d'un long travail d'éducation. Aujourd'hui, cette tâche est excessivement difficile pour nous, parce que la couche d'ouvriers qui gouverne est excessivement, incroyablement ténue, comme j'ai eu maintes fois l'occasion de le signaler. Nous devons recevoir du renfort. Tout porte à croire que cette réserve grandit à l'intérieur du pays. L'irrésistible soif de connaître et le succès prodigieux de l'instruction acquise le plus souvent par des moyens extra-scolaires, le succès prodigieux de l'instruction des masses laborieuses ne saurait être révoqué en doute. Ce succès ne rentre dans aucun cadre scolaire, mais il est immense. Tout porte à croire que, dans un proche avenir, une nombreuse réserve viendra remplacer les éléments surmenés de la mince couche prolétarienne. En tout cas notre situation actuelle, à cet égard, est extrêmement difficile. La bureaucratie est vaincue. Les exploiteurs sont supprimés. Mais le niveau culturel n'a pas encore été élevé, c'est pourquoi les bureaucrates occupent leurs anciens postes. On ne pourra les en déloger qu'en organisant le prolétariat et la paysannerie sur une échelle beaucoup plus large que jusqu'à ce jour ; qu'en prenant des mesures effectives pour faire participer les ouvriers à la gestion du pays. Ces mesures, vous les connaissez dans le ressort de chaque Commissariat du Peuple, et je ne m'y arrêterai pas.
Le dernier point qu'il me reste à examiner, c'est le rôle dirigeant du prolétariat et la privation du droit de vote. Notre Constitution reconnaît la prééminence du prolétariat sur la paysannerie et retire aux exploiteurs le droit de vote. C'est contre cette décision que les purs démocrates d'Europe occidentale ont surtout dirigé leurs attaques. Nous leur avons répondu et leur répondons qu'ils oublient les principes fondamentaux du marxisme, qu'ils oublient que chez eux il s'agit de la démocratie bourgeoise, tandis que nous sommes passés à la démocratie prolétarienne. Il n'est pas un pays au monde qui ait fait même le dixième de ce que la République des Soviets a fait dans les derniers mois pour amener les ouvriers et les paysans pauvres à participer à la gestion de l'Etat. C'est là une vérité absolue. Nul ne contestera que pour la démocratie véritable, et non fictive, pour intéresser les ouvriers et les paysans à la vie publique, nous avons fait plus que n'ont fait et ne pouvaient faire durant des siècles, les meilleures républiques démocratiques. C'est ce qui a déterminé l'importance des Soviets ; c'est grâce à cela que les Soviets sont devenus le mot d'ordre du prolétariat de tous les pays.
N'empêche que nous nous heurtons constamment à cet obstacle qu'est le manque de culture des masses. La privation de la bourgeoisie du droit de vote, nous ne l'avons nullement envisagée d'un point de vue absolu, parce que, théoriquement, on peut très bien admettre que la dictature du prolétariat réprime la bourgeoisie à chaque pas, sans la priver cependant des droits électoraux. Cela se conçoit parfaitement en théorie ; de même nous ne prétendons pas faire de notre Constitution un modèle pour les autres pays. Nous disons seulement que celui qui s'imagine qu'on peut passer au socialisme sans écraser la bourgeoisie n'est pas un socialiste. Mais s'il est indispensable d'écraser la bourgeoisie en tant que classe, il n'est pas indispensable de la priver du droit de vote et de l'égalité. Nous ne voulons pas de liberté pour la bourgeoisie, nous ne reconnaissons pas d'égalité entre exploiteurs et exploités, mais, dans notre programme, nous envisageons cette question sous cet angle que les mesures telles que l'inégalité entre les ouvriers et les paysans ne sont nullement consacrées par la Constitution. On les a fait figurer dans la Constitution après qu'elles ont été appliquées. Et ce ne sont même pas les bolcheviks qui ont élaboré la Constitution des Soviets ; ce sont les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires qui l'ont mise au point, contre eux-mêmes, avant la révolution bolchevique. Ils l'ont élaborée, comme l'avait fait la vie. L'organisation du prolétariat allait beaucoup plus vite que celle de la paysannerie, ce qui faisait des ouvriers l'appui de la révolution et leur donnait un avantage réel. Ensuite la tâche est de passer graduellement à leur égalisation. Ni avant ni après la Révolution d'Octobre nul n'a chassé la bourgeoisie des Soviets. La bourgeoisie s'est elle- même retirée des Soviets.
Telle est la question du droit de vote de la
bourgeoisie. Il nous appartient de la poser en
toute clarté. Nous ne cherchons pas le moins du
inonde des excuses à notre conduite, mais nous
citons très exactement les faits tels qu'ils sont.
Notre Constitution a dû, comme nous l'indiquons,
consigner cette inégalité parce que le niveau culturel est bas,
parce que notre degré d'organisation est faible. Mais nous n'en faisons
pas un
idéal, au contraire. D'après le programme, le
parti s'engage à travailler systématiquement à abolir
l'inégalité qui existe entre le prolétariat
mieux organisé et la paysannerie. Cette inégalité,
nous l'abolirons dès que nous aurons élevé le niveau culturel.
Nous nous passerons alors de ces
restrictions. Dès maintenant, après quelque 17
mois de révolution, elles n'ont pratiquement
qu'une très faible portée.
Tels sont, camarades, les principaux points sur lesquels j'ai cru devoir m'arrêter pendant l'examen général du programme, afin d'en amorcer la discussion approfondie, (Applaudissements.)
Notes
Les notes rajoutées par l’éditeur sont signalées par [N.E.]
[1] F. ENGELS : Introduction à la brochure de Borkheim «A la mémoire des patriotes allemands de 1806-1807». [N.E.]
[2] Voir K. MARX : Le Captal, Livre I, t. II, Editions sociales, Paris, 1959, pp. 56-57. [N.E.]
[3] Membres de l'organisation révolutionnaire des social-démocrates de gauche allemands. Le groupe « Spartacus » fut formé au début de la première guerre mondiale par K. Liebknecht, R. Luxemburg et quelques autres.
En novembre 1918, au cours de la révolution en Allemagne, les spartakistes formèrent la Ligue « Spartacus» et rompirent avec les «indépendants », après avoir publié leur programme, le 14 décembre 1918. Au congrès constitutif qui se tint du 30 décembre 1918 au 1er janvier 1919, les spartakistes fondèrent le Parti communiste d'Allemagne. [N.E.]
[4] Il s'agit de la remise par Lénine au chef du gouvernement bourgeois finlandais Swinhufwud, le 13 (31) décembre 1917, du décret du Conseil des Commissaires du Peuple reconnaissant l'indépendance de la Finlande.
[5] Allusion aux pourparlers menés, en mars 1919, avec une délégation bachkire sur la constitution de la République soviétique autonomie de Bachkirie. L'« Accord du Pouvoir soviétique central avec le gouvernement bachkir sur la Bachkirie soviétique autonome» fut signé le 20 mars.
[6] Le Décret sur les communes de consommation fut adopté par le Conseil des Commissaires du Peuple, le 16 mars 1919. D'après ce décret, toutes les coopératives existant dans les villes et les campagnes fusionnaient en une commune unique de consommation englobant toute la population d'une région donnée. Toutes les communes de consommation locales se regroupaient au sein des unions de province; le Centrosoyouz (Union Centrale) coiffa toutes tes unions.