1921

Publié intégralement pour la première fois en 1963 dans Le Xe Congrès du P.C.(b)R. 8-16 mars 1921. Compte rendu sténographique

Œuvres t. 32, pp. 173-216, 219-251, 260-274, 278-286, Paris-Moscou. Traduction revue.


Lénine

Xe CONGRÈS DU P.C. (b)R.

(8-16 MARS 1921)


DISCOURS DE CLÔTURE
LE 16 MARS

Camarades, nous venons d'achever les travaux de notre congrès qui s'est réuni à un moment extrêmement important pour les destinées de notre révolution. La poursuite de la guerre civile, après tant d'années de guerre impérialiste, a tellement meurtri, désemparé le pays, qu'une fois la guerre civile terminée, son renouveau s'effectue dans des conditions incroyablement difficiles. Voilà pourquoi nous ne pouvons être surpris de voir des éléments de décomposition ou de désagrégation, les éléments petits-bourgeois et anarchistes, relever la tête. Car l'une des causes essentielles de ce phénomène, ce sont la misère et la détresse, aggravées à un point extrême, inouï, jamais vu, qui accablent aujourd'hui des dizaines et des centaines de milliers d'hommes et peut-être davantage, qui ne voient pas d'issue à leur dure situation. Mais, camarades, nous savons que le pays a traversé des moments beaucoup plus difficiles. Sans nullement fermer les yeux sur le danger, sans tomber le moins du monde dans un quelconque optimisme, tout en nous disant franchement à nous-mêmes et à nos camarades que le danger est grand, nous comptons en même temps, de façon ferme et assurée, sur la cohésion de l'avant-garde prolétarienne. Nous savons qu'il n'existe pas en dehors du prolétariat conscient d'autre force susceptible de grouper des millions de petits cultivateurs disséminés, qui, partout, sont lourdement accablés, qu'il n'existe pas d'autre force capable de les grouper économiquement et politiquement contre les exploiteurs. Nous avons la certitude que cette force est sortie suffisamment aguerrie de l'expérience de la lutte, de la rude expérience de la révolution, pour faire face aux dures épreuves ainsi qu'aux difficultés nouvelles.

Camarades, outre les résolutions adoptées dans cet esprit, celle arrêtée par le congrès et qui définit notre attitude à l'égard de la paysannerie, revêt une importance exceptionnelle. Nous envisageons ici de la manière la plus lucide les rapports de classe, et nous ne craignons pas de reconnaître ouvertement que nous sommes en présence d'une tâche extrêmement ardue, qui consiste à établir convenablement les relations entre le prolétariat et la paysannerie prédominante, à un moment où nous ne pouvons pas entretenir de rapports normaux. Les rapports seraient normaux si le prolétariat détenait la grosse industrie avec sa production, et non seulement donnait satisfaction entière aux paysans, mais aussi pouvait, en leur fournissant des moyens d'existence, améliorer leur situation au point de rendre évidente et palpable la différence en comparaison de régime capitaliste. Seuls des rapports de cette nature seraient normaux. C'est cela, et cela seulement, qui constituera la base de la société socialiste normale. A l'heure actuelle, nous ne pouvons le faire, accablés que nous sommes par la ruine, le besoin, la misère et la détresse. Cependant, pour venir plus aisément à bout de cet héritage maudit, malgré les rapports qui se sont établis au cours d'une guerre atroce, nous réagissons d'une manière déterminée. Nous ne dissimulerons pas que les paysans ont des raisons fort profondes d'être mécontents. Nous pousserons plus loin nos explications, et nous dirons que nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour abolir cet état de choses, pour tenir mieux compte des conditions d'existence du petit exploitant.

Nous devons faire tout ce qu'il faut pour améliorer l'existence de ce petit exploitant, pour donner davantage au petit cultivateur, pour lui assurer les conditions propres à renforcer son exploitation. Que cette mesure développe des tendances hostiles au communisme, ce qui se produira à coup sûr, nous ne le craignons pas.

C'est, camarades, dans cet esprit d'évaluation lucide de ces rapports, prêts à réviser notre politique, que nous devons même la modifier, car nous avons, pour la première fois dans l'histoire, entrepris de jeter, en l'espace de quelques années, les bases d'une société socialiste, les bases d'un Etat prolétarien. Je pense que dans ce sens les résultats de notre congrès seront d'autant plus féconds que, sur ce problème essentiel, nous avons su réaliser l'unité absolue dès le début. Il y avait deux problèmes majeurs à résoudre d'un commun accord, il n'y a pas eu chez nous de divergences à propos des rapports entre l'avant-garde du prolétariat et sa masse, ni touchant les rapports entre le prolétariat et la paysannerie. Sur ce plan, notre unité a été plus grande que jamais, bien que notre décision soit intervenue dans des conditions politiques extrêmement dures.

Permettez-moi maintenant de passer à deux points que je vous prie de ne pas consigner. Le premier, c'est la question des concessions de Bakou et de Grozny. Elle n'a été qu'effleurée incidemment à ce congrès. Je n'ai pas pu assister à cette séance, mais on m'a dit qu'un certain nombre des camarades avaient gardé un sentiment de mécontentement ou de méfiance. Je pense qu'il ne doit pas subsister de raisons à cela. Le C.C. a étudié à fond la question des concessions de Grozny et de Bakou. Plusieurs commissions spéciales ont été créées, on a exigé des rapports spéciaux des services intéressés. Il y a eu des désaccords, il y a eu plusieurs votes, mais après le dernier, aucun groupe de membres ni aucun membre du C.C. n'a désiré user du droit incontesté de faire appel au congrès. Je pense que le nouveau C.C. a entièrement le droit, formel et pratique, de résoudre cet important problème en se référant à la décision du congrès. Sans les concessions, nous ne pouvons pas compter sur l'aide technique de l'équipement capitaliste moderne. Sans lui, il nous est impossible de mettre sur pied convenablement notre grosse production dans des domaines tels que l'extraction du pétrole, qui revêt une importance exceptionnelle pour toute l'économie mondiale. Nous n'avons pas encore conclu un seul accord, mais nous ferons tout dans ce but. Vous avez lu dans les journaux qu'on inaugurait le pipe-line Bakou-Tiflis? Bientôt vous apprendrez qu'un pipe-line semblable dessert Batoum. Ils nous donneront accès au marché mondial. Notre tâche consiste à améliorer notre situation économique, à renforcer l'équipement technique de notre république, à accroître la quantité des produits alimentaires et des articles d'usage courant destinés à nos ouvriers. Sous ce rapport, toute amélioration a pour nous une importance capitale. Voilà pourquoi nous ne craignons pas d'accorder une partie de Grozny et de Bakou à des concessionnaires. En cédant un quart de Grozny et un quart de Bakou, si nous parvenons à nous entendre, nous en profiterons pour rattraper avec les trois autres quarts le niveau technique moderne du capitalisme évolué. Pour l'instant, nous ne sommes pas en mesure d'y parvenir autrement. Qui connaît l'état de notre économie le comprendra. Mais avec un appui, même s'il nous coûte des centaines de millions de roubles-or, nous mettrons tout en œuvre pour réussir avec les trois autres quarts.

La seconde question que je vous prie de ne pas divulguer, c'est la résolution spécialement examinée par le présidium... qui concerne la présentation des rapports. Vous savez qu'à ce congrès, nous avons dû travailler dans une atmosphère souvent fébrile qui éloignait du congrès un nombre sans précédent de militants. C'est pourquoi il faut dresser de façon plus calme et plus réfléchie le plan à suivre pour présenter les rapports sur place ; en ce domaine, il faut s'inspirer d'une directive bien définie. Un camarade a esquissé un projet de directive du présidium à l'intention des responsables qui se rendent dans les localités, et dont je me permettrai de donner lecture. (Lénine lit.) J'en ai parlé brièvement. Je pense que les quelques lignes qui viennent d'être lues suffiront pour que chaque délégué réfléchisse à la question, et fasse preuve dans ses rapports de la prudence nécessaire, sans exagérer le danger de la situation, sans, en aucun cas, se laisser gagner par la panique et en empêchant ceux qui l'entourent d'y céder.

Il est d'autant plus déplacé de céder à la panique - et nous n'avons pas la moindre raison de le faire - qu'à l'heure actuelle le capitalisme mondial a lancé contre nous une campagne incroyablement fébrile et hystérique. J'ai reçu hier, par les soins du camarade Tchitchérine, un communiqué sur ce point et je pense qu'il sera utile à tous de l'entendre. Il s'agit de la campagne de mensonges sur la situation intérieure de la Russie. Jamais, écrit le camarade qui fournit ces renseignements, à aucune époque, il n'y a eu dans la presse occidentale une telle débauche de mensonges, une telle abondance d'élucubrations fantastiques sur la Russie des Soviets qu'au cours des deux dernières semaines. Depuis début mars, toute la presse occidentale déverse quotidiennement des flots de nouvelles fantastiques, peignant des insurrections en Russie, la victoire de la contre-révolution, la fuite de Lénine et de Trotski en Crimée, le drapeau blanc arboré sur le Kremlin, le sang coulant à flots dans les rues de Petrograd et de Moscou, les barricades dans ces deux villes, des foules denses d'ouvriers descendant des collines sur Moscou pour renverser le pouvoir soviétique, le passage de Boudionny dans le camp des insurgés, la victoire de la contre-révolution dans une série de villes russes, tantôt une ville, tantôt une autre ville y figure, mais de façon générale la presque totalité des chefs-lieux de province sont mentionnés. Le caractère universel et coordonné de cette campagne prouve que nous sommes en présence d'un vaste plan prémédité par tous les gouvernements des grandes puissances. Le 2 mars, le Foreign Office a déclaré par l'intermédiaire de l'agence Associated Press qu'il jugeait peu vraisemblables les nouvelles publiées, et aussitôt après, annonçait en son nom une insurrection à Petrograd, le bombardement de cette ville par la flotte de Cronstadt et des combats de rue à Moscou.

Le 2 mars, tous les journaux anglais ont publié un télégramme annonçant des insurrections à Petrograd et à Moscou : Lénine et Trotski se sont enfuis en Crimée ; 14000 ouvriers réclament à Moscou l'Assemblée constituante ; l'arsenal de Moscou ainsi que la gare de Koursk sont aux mains des ouvriers insurgés ; à Petrograd, l'île Vassilievski est entièrement aux mains des insurgés.

Voici quelques exemples des émissions et télégrammes des jours suivants ; le 3 mars, Klychko télégraphie de Londres : l'agence Reuter a intercepté des bruits absurdes parlant d'insurrection à Petrograd et les diffuse à tour de bras.

6 mars : Le correspondant de l'agence Mayson à Berlin télégraphie à New York que les ouvriers d'Amérique jouent un rôle important dans la révolution de Petrograd, et que Tchitchérine aurait donné l'ordre par radio au général Ganetski de fermer la frontière aux émigrés en provenance d'Amérique.

6 mars : Zinoviev s'est enfui à Oranienbaum, A Moscou, l'artillerie rouge bombarde les quartiers ouvriers. Petrograd est coupé de tous côtés (Radio Wigand).

7 mars: Klychko télégraphie que, selon des renseignements en provenance de Revel, des barricades sont dressées dans les rues de Moscou ; les journaux publient une nouvelle d'Helsingfors, disant que Tchernigov est occupé par des troupes antibolcheviques.

7 mars: Petrograd et Moscou sont entre les mains des insurgés. Insurrection à Odessa. Séménov, à la tête de 25000 Cosaques, avance en Sibérie. A Petrograd, le Comité révolutionnaire tient les fortifications et la flotte (informations de la radio anglaise de Poldew).

Nauen, 7 mars: Les quartiers des usines à Petrograd se sont révoltés. Une insurrection anti-bolchevique a éclaté en Volhynie.

Paris, 7 mars : Petrograd est aux mains du Comité révolutionnaire. Le Matin annonce que, selon des renseignements reçus à Londres, le drapeau blanc flotte sur le Kremlin.

Paris, 8 mars : Les insurgés se sont emparés de la Krasnaïa Gorka. Les régiments de l'Armée Rouge se sont révoltés dans la province de Pskov. Les bolcheviks envoient des Bachkirs à Petrograd.

10 mars : Klychko télégraphie : Les journaux se demandent si Petrograd est tombé ou non. D'après les renseignements venant d'Helsingfors, les trois quarts de la ville sont aux mains des insurgés ; Trotski, selon certains autres Zinoviev, dirige les opérations à Tosno ou bien dans la forteresse Pierre-et-Paul ; selon d'autres sources, Broussilov a été nommé commandant en chef ; d'après les renseignements venant de Riga, Petrograd a été pris le 9, sauf les gares des chemins de fer ; l'Armée Rouge s'est repliée à Gatchina ; les grévistes de Petrograd ont lancé ce mot d'ordre: « A bas les Soviets et les communistes.» Le ministère de la Guerre anglais a déclaré que l'on ignore toujours si les insurgés de Cronstadt ont opéré la jonction avec ceux de Petrograd, mais que d'après ses renseignements, Zinoviev est à la forteresse Pierre-et-Paul d'où il dirige les troupes soviétiques.

Parmi les innombrables élucubrations de cette période, je choisirai les exemples suivants: Saratov s'est institué en république autonome anti-bolchevique (agence Nauen, 11 mars). Dans les villes de la Volga se déroulent des pogroms anti-communistes effroyables (ibid.) Dans la province de Minsk, les détachements militaires blanc-russiens sont aux prises avec l'Armée Rouge (ibid.).

Paris, le 15 mars : Le Matin annonce que les Cosaques du Kouban et du Don se sont révoltés en masse.

Nauen a mandé, le 14 mars, que la cavalerie de Boudionny s'était jointe aux insurgés près d'Orel. A diverses reprises, il a annoncé des insurrections à Pskov, Odessa et autres villes.

Le 9 mars, Krassine télégraphie que le correspondant du Times à Washington dit que le régime soviétique tire à sa fin, et que pour cette raison l'Amérique va différer l'établissement de rapports avec les Etats de la périphérie. A des moments divers, on a publié des nouvelles venant des milieux financiers américains selon lesquelles, dans les conditions présentes, il serait risqué de commercer avec la Russie.

Le correspondant du Daily Chronicle à New York mande dès le 4 mars que les milieux d'affaires et le parti républicain d'Amérique estiment qu'à l'heure actuelle les relations commerciales avec la Russie sont hasardeuses.

Incontestablement, la campagne de mensonges vise non seulement l'Amérique mais aussi la délégation turque à Londres ainsi que le plébiscite silésien [1].

Camarades, le tableau est absolument clair. Le consortium international de la presse - la liberté de la presse existe dans ces pays, ce qui signifie que la presse est achetée à 99% par des magnats financiers qui brassent des centaines de millions, - a ouvert la croisade mondiale des impérialistes qui cherchent avant tout à compromettre l'accord commercial avec l'Angleterre, amorcé par Krassine, ainsi que le futur accord commercial avec l'Amérique, qui en est au stade des pourparlers, comme je l'ai dit, et au sujet duquel nous avons fourni des indications au cours du congrès. Cela montre que les ennemis qui nous entourent, après avoir perdu la possibilité de se livrer à une intervention armée, escomptent une insurrection. Les événements de Cronstadt ont révélé une collusion avec la bourgeoisie internationale. Nous constatons en outre que ce qu'ils craignent le plus en ce moment, du point de vue pratique du capital international, c'est le rétablissement normal des relations commerciales. Mais ils ne réussiront pas à les compromettre. Des représentants du gros capital qui se trouvent en ce moment à Moscou n'ajoutent plus foi à toutes ces rumeurs et ils ont raconté comment un groupe de citoyens américains a découvert un moyen inédit de propagande en faveur de la Russie soviétique. On a rassemblé des extraits de presse les plus divers, publiés durant plusieurs mois sur la Russie : la fuite de Lénine et de Trotski, l'exécution de Lénine par Trotski et vice versa, et on a édité le tout en brochure [2]. On ne saurait imaginer meilleure propagande en faveur de la Russie soviétique. On a recueilli chaque jour les nouvelles annonçant chaque fois que Lénine et Trotski étaient fusillés, tués; ces nouvelles se renouvelaient chaque mois, et en fin de compte, on en a constitué et publié un recueil. La presse bourgeoise américaine d'aujourd'hui n'inspire plus aucune confiance. Voilà l'ennemi que servent 2 millions d'émigrés russes, propriétaires fonciers et capitalistes à l'étranger, voilà l'armée bourgeoise qui est en face de nous. Qu'ils essaient donc de compromettre les succès pratiques du pouvoir des Soviets et de faire échec aux relations commerciales. Nous savons qu'ils n'y réussiront pas. Et toutes ces informations émises par la presse internationale, elle qui détient des centaines de milliers de journaux, qui informe le monde entier, prouvent une fois de plus combien nous sommes entourés d'ennemis et à quel point ces ennemis sont affaiblis en regard de l'année dernière. C'est ce que nous devons comprendre, camarades! Je pense que la majorité des congressistes présents ont compris quelle place nous devons accorder à nos divergences. Il est tout à fait naturel que, dans la lutte qui s'est déroulée au congrès, il ait été impossible de garder la mesure. On ne saurait demander à ceux qui viennent de se battre de comprendre immédiatement quelle est cette place. Mais lorsque nous considérons notre parti en tant que foyer de la révolution mondiale, et la campagne que le consortium des Etats du monde entier a engagé contre nous, tous nos doutes doivent se dissiper. Laissons les poursuivre leur campagne, nous avons jeté un coup d'œil sur elle, nous connaissons exactement la place de nos divergences. Nous savons qu'en serrant nos rangs à ce congres, nous sortirons vraiment de nos divergences absolument unis, avec un parti mieux trempé qui marchera vers des victoires internationales de plus en plus décisives! (Vifs applaudissements.)


Notes

Les notes rajoutées par l’éditeur sont signalées par [N.E.]

[1] Le plébiscite silésien eut lieu en mars 1921. Il fut organisé conformément au traité de Versailles de 1919 stipulant que la question du maintien de la Haute-Silésie au sein de l'Allemagne ou de son rattachement à la Pologne devait être résolue par un plébiscite.

Le gouvernement allemand prit des mesures pour peser sur la décision de la population de façon que cette riche région industrielle reste incorporée à l'Allemagne. [N.E.]

[2] Lénine fait allusion au livre de Clark EWANS Facts and fabrications about Soviet Russia, New York. The Rand School of social Science, 1920.


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