1942 |
Au plus fort de la tourmente, avant d'être déporté à Auschwitz où il mourra, le jeune dirigeant trotskyste Abraham Leon rassemble des notes sur la question juive. Elles lui survivront. |
La conception matérialiste de la question juive
Les bases d'une étude scientifique de l'histoire juive
L'étude scientifique de l'histoire juive n'a pas encore dépassé le stade de l'improvisation idéaliste. Tandis que le champ de l'histoire générale a été conquis, en grande partie, par la conception matérialiste, tandis que les historiens sérieux se sont hardiment engagés dans la voie de Marx, l'histoire juive demeure le terrain de prédilection des «chercheurs de dieu» de toute espèce. C'est un des seuls domaines historiques où les préjugés idéalistes sont parvenus à s'imposer et à se maintenir dans une mesure aussi étendue.
Que de papier n'a-t-on pas noirci pour célébrer le fameux « miracle juif » !
« Etrange spectacle que celui de ces hommes qui, pour conserver le dépôt sacré de leur foi, bravaient les persécutions et le martyre », dit Bédarride [1].
La conservation des Juifs est expliquée par tous les historiens comme le résultat de la fidélité qu'ils ont témoigné à travers des siècles à leur religion ou à leur nationalité. Les divergences ne commencent à se manifester entre eux que lorsqu'il s'agit de définir le « but » pour lequel les Juifs se sont conservés, la raison de leur résistance à l'assimilation. Certains, se plaçant au point de vue religieux, parlent du « dépôt sacré de leur foi »; d'autres, tels Doubnov, défendent la théorie de l'« attachement à l'idée nationale ». « Il faut chercher les causes du phénomène historique de la conservation du peuple juif dans sa force spirituelle nationale, dans sa base éthique et dans le principe monothéiste », dit l'Allgemeine Enzyklopedie qui parvient ainsi à concilier les divers points de vue des historiens idéalistes [2].
Mais s'il est possible de concilier les théories idéalistes, il serait vain de vouloir trouver un terrain de conciliation entre ces mêmes théories et les règles élémentaires de la science historique. Celle-ci doit rejeter catégoriquement l'erreur essentielle de toutes les écoles idéalistes, qui consiste à placer le problème cardinal de l'histoire juive, celui du maintien du judaïsme, sous le signe du libre arbitre. Seule l'étude du rôle économique des Juifs peut contribuer à éclaircir les causes du « miracle juif ».
Etudier l'évolution de ce problème ne présente pas seulement un intérêt académique. Sans une étude approfondie de l'histoire juive, il est difficile de comprendre la question juive à l'époque actuelle. La situation des Juifs au XX° siècle se rattache intimement à leur passé historique.
Tout état social est un stade du processus social. L'être n'est qu'un moment du devenir. Pour pouvoir analyser la question juive dans son état de développement actuel, il est indispensable d'en connaître les racines historiques.
Dans le domaine de l'histoire juive, comme dans le domaine de l'histoire générale, la pensée géniale de Marx indique la voie à suivre.
« Ne cherchons pas le secret du Juif dans sa religion, mais cherchons le secret de la religion dans le Juif réel. »
Marx remet ainsi la question juive sur les pieds. Il ne faut pas partir de la religion pour expliquer l'histoire juive; au contraire, le maintien de la religion ou de la nationalité juives ne doit être expliqué que par le « Juif réel », c'est-à-dire par le Juif dans son rôle économique et social. La conservation des Juifs n'a rien de miraculeux.
« Le judaïsme s'est conservé, non pas malgré l'histoire, mais par l'histoire. » [3].
Et c'est précisément par l'étude de la fonction historique du judaïsme qu'on peut découvrir le « secret » de son maintien dans l'histoire. Les conflits entre le judaïsme et la société chrétienne, sous leur apparence religieuse, sont en réalité des conflits sociaux.
« La contradiction entre l'Etat et une religion déterminée, le judaïsme par exemple, nous lui donnons une expression humaine en en faisant la contradiction entre l'Etat et des éléments laïques déterminés. » [4].
Le schéma général de l'histoire juive se présente à peu près ainsi d'après l'école idéaliste prédominante (à diverses nuances près) : jusqu'à la destruction de Jérusalem, éventuellement jusqu'à la rébellion de Bar Kokheba, la nation juive ne se distingue en rien d'autres nations normalement constituées, telles les nations romaine ou grecque. Les guerres entre les Romains et les Juifs ont pour résultat de disperser la nation juive aux quatre coins du monde. Dans la dispersion, les Juifs opposent une résistance farouche à l'assimilation nationale et religieuse. Le christianisme ne trouve pas, sur son chemin, d'adversaires plus acharnés et, malgré tous ses efforts, ne parvient pas à les convertir. La chute de l'Empire romain accentue l'isolement du judaïsme qui constitue, après le triomphe complet du christianisme à l'Occident, le seul élément hétérodoxe. Les Juifs de la Dispersion, à l'époque des invasions barbares, ne constituent nullement un groupe social homogène. Au contraire, l'agriculture, l'industrie, le commerce sont largement représentés parmi eux. Ce sont les persécutions religieuses continuelles qui les obligent à se cantonner de plus en plus dans le commerce et l'usure. Les croisades, par le fanatisme religieux qu'elles ont suscité, accentuent violemment cette évolution qui transforme les Juifs en usuriers et aboutit à leur cantonnement dans les Ghettos. Bien entendu, la haine contre les Juifs est aussi alimentée par leur rôle économique. Mais les historiens n'attribuent à ce facteur qu'une importance secondaire. Cette situation du judaïsme se maintient jusqu'à la Révolution française qui détruit les barrières que l'oppression religieuse avait dressées devant les Juifs.
Plusieurs faits importants s'inscrivent en faux contre ce schéma :
1° La dispersion des Juifs ne date nullement de la chute de Jérusalem. Plusieurs siècles avant cet événement, la grande majorité des Juifs était déjà disséminée aux quatre coins du monde.
« Ce qui est certain, c'est que bien avant la chute de Jérusalem, plus des trois quarts des Juifs n'habitaient plus la Palestine. » [5].
Le royaume juif de Palestine avait pour les larges masses juives dispersées dans l'Empire grec puis dans l'Empire romain, une importance tout à fait secondaire. Leur lien avec la « mère-patrie » ne se manifestait que lors des pèlerinages religieux à Jérusalem qui jouait un rôle semblable à celui de La Mecque pour les Musulmans. Un peu avant la chute de Jérusalem, le roi Agrippa disait :
« Il n'y a pas au monde un seul peuple qui ne contienne une parcelle du nôtre. » [6].
La Diaspora ne fut donc nullement un fait accidentel, produit d'une entreprise de violence [7]; la raison essentielle de l'émigration juive doit être recherchée dans les conditions géographiques de la Palestine.
« Les Juifs en Palestine sont possesseurs d'un pays montagneux qui ne suffit plus à un certain moment à assurer à ses habitants une existence aussi supportable que celle de leurs voisins. Un tel peuple est forcé de choisir entre le pillage et l'émigration. Les Ecossais, par exemple, s'engagèrent alternativement dans chacune de ces voies. Les Juifs, après de nombreuses luttes avec leurs voisins prirent aussi le second chemin... Des peuples vivant dans de telles conditions ne se rendent pas à l'étranger comme agriculteurs. Ils y vont plutôt en tant que mercenaires comme les Arcadiens dans l'Antiquité, les Suisses au Moyen Age, les Albanais à notre époque, ou en tant que marchands, comme les Juifs, les Ecossais et les Arméniens. On voit donc qu'un milieu semblable développe chez des peuples de races différentes, les mêmes caractéristiques. » [8].
2° Il est indubitable que l'immense majorité des Juifs dans la dispersion s'occupaient du commerce. La Palestine elle-même depuis des temps fort reculés, constituait une voie de passage de marchandises, un pont entre la vallée de l'Euphrate et celle du Nil.
« La Syrie était la grande route prédestinée des conquérants... C'était aussi la voie que suivaient les marchandises et celle par laquelle circulaient les idées. On comprend que dans ces régions se soit fixée de très bonne heure une nombreuse population avec de grandes villes vouées par leur situation même au commerce. » [9].
Les conditions géographiques de la Palestine expliquent donc à la fois l'émigration juive et son caractère commercial. D'autre part, chez toutes les nations, au début de leur développement, les commerçants sont des étrangers.
« La caractéristique d'une économie naturelle, c'est que chaque domaine produit tout ce qu'il consomme et consomme tout ce qu'il produit. Rien ne pousse donc à acheter biens ou services chez autrui. Puisque dans cette économie, on produit ce qu'on consomme, nous trouvons chez tous les peuples comme premiers commerçants des étrangers. » [10].
Philon énumère les nombreuses villes où les Juifs étaient établis comme commerçants. Il dit qu'ils « habitaient une quantité innombrable de villes en Europe, en Asie, en Libye, sur les continents et dans les îles, sur les côtes et à l'intérieur ». Les Juifs qui habitaient les îles comme le continent hellénique et plus loin à l'Occident, s'y étaient installés dans les buts commerciaux [11].
« En même temps que les Syriens se rencontrent les Juifs, éparpillés ou plutôt groupés dans toutes les villes. Ce sont des marins, des courtiers, des banquiers, dont l'influence a été aussi essentielle dans la vie économique du temps que l'influence orientale qui se décèle à la même époque dans l'art et dans les idées religieuses. » [12].
C'est à leur position sociale que les Juifs sont redevables de la large autonomie que leur octroyaient les empereurs romains. C'est aux Juifs seuls que l'on permit de constituer un Etat dans l'Etat et tandis que les autres étrangers étaient soumis à l'administration des autorités de la ville, ils purent se gouverner jusqu'à un certain point eux-mêmes...
« César ... favorisa les intérêts des Juifs d'Alexandrie et de Rome par des faveurs spéciales et des privilèges, et protégea en particulier leur culte spécial contre les prêtres grecs et romains. » [13].
3° La haine des Juifs ne date pas seulement de l'établissement du christianisme. Sénèque traite les Juifs de race criminelle. Juvénal croit que les Juifs n'existent que pour causer des maux aux autres peuples. Quintilien dit que les Juifs constituent une malédiction pour les autres peuples.
La cause de l'antisémitisme antique est la même que celle de l'antisémitisme médiéval; l'opposition de toute société basée principalement sur la production des valeurs d'usage à l'égard des marchands.
« L'hostilité médiévale à l'égard des marchands n'est pas seulement d'inspiration chrétienne ou pseudo-chrétienne. Elle a aussi une source païenne, réelle celle-ci. Elle a de fortes racines dans une idéologie de classe, dans le mépris où les classes dirigeantes de la société romaine - tant les gentes sénatoriales que les curiales de province - ont, par tradition paysanne profonde, tenu toutes les formes d'activité économique autres que celles dérivant de l'agriculture. » [14].
Cependant, si l'antisémitisme était déjà fortement développé dans la société romaine, la situation des Juifs, comme nous l'avons vu, y était très enviable. L'hostilité des classes vivant de la terre à l'égard du commerce n'exclut pas leur état de dépendance à son égard. Le propriétaire hait et méprise le marchand sans pouvoir s'en passer [15].
Le triomphe du christianisme n'a pas apporté de notables changements à cet égard. Le christianisme, d'abord religion d'esclaves et d'opprimés, s'est rapidement transformé en idéologie de la classe dominante des propriétaires fonciers. C'est Constantin le Grand qui posa en fait les bases du servage médiéval. La marche triomphale du christianisme à travers l'Europe s'accompagne de l'extension de l'économie féodale. Les ordres religieux ont joué un rôle extrêmement important dans le progrès de la civilisation, qui consistait à l'époque dans le développement de l'agriculture basée sur le servage. Pourquoi s'étonner que
« né dans le judaïsme, formé d'abord exclusivement de Juifs, le christianisme, ne trouve cependant nulle part durant les quatre premiers siècles, plus que chez eux, de difficultés à acquérir des adeptes pour sa doctrine ? » [16].
En effet, le fond de la mentalité chrétienne des dix premiers siècles de notre ère pour tout ce qui touche à la vie économique est
« qu'un marchand peut difficilement faire oeuvre agréable à Dieu »
et que
« tout négoce implique une part plus ou moins considérable de duperie. » [17].
La vie des Juifs semblait complètement incompréhensible à saint Ambroise qui vivait au IV° siècle. Il méprisait profondément les richesses des Juifs et croyait fermement qu'ils en seraient punis de damnation éternelle.
Il n'y a donc rien que de très naturel dans l'hostilité farouche des Juifs à l'égard du catholicisme et dans leur volonté de conserver la religion qui exprimait admirablement leurs intérêts sociaux. Ce n'est donc pas la fidélité des Juifs à leur foi qui explique leur conservation en tant que groupe social distinct, mais au contraire leur conservation en tant que groupe social distinct qui explique leur attachement à leur foi.
Cependant comme l'hostilité antique à l'égard des Juifs, l'antisémitisme chrétien, aux dix premiers siècles de l'ère chrétienne, ne va pas jusqu'à la revendication de l'anéantissement du judaïsme. Tandis que le christianisme officiel persécutait sans miséricorde le paganisme et les hérésies, il tolérait la religion juive. La situation des Juifs ne cessait de s'améliorer à l'époque du déclin de l'Empire romain après le triomphe complet du christianisme et jusqu'au XII° siècle. Plus s'accentuait la décadence économique et plus le rôle commercial des Juifs gagnait de l'importance. Au X° siècle, ils constituent le seul lien économique de l'Europe avec l'Asie.
4° C'est seulement à partir du XII° siècle, parallèlement au développement économique de l'Europe occidentale, à l'accroissement des villes et à la formation d'une classe commerciale et industrielle indigène, que la situation des Juifs commence à empirer sérieusement, pour amener leur élimination presque totale de la plupart des pays occidentaux. Les persécutions contre les Juifs prennent des formes de plus en plus violentes. Par contre, dans les pays de l'Europe orientale, retardataires, leur situation continue à être florissante jusqu'à une époque assez récente.
Par ces quelques considérations préliminaires, on voit combien est fausse la conception générale qui règne dans le domaine de l'histoire juive. Les Juifs constituent dans l'Histoire avant tout un groupe social ayant une fonction économique déterminée. Ils sont une classe, ou mieux encore, un peuple-classe [18].
La notion de classe ne contredit nullement la notion de peuple. C'est parce que les Juifs se sont conservés en tant que classe sociale qu'ils ont aussi gardé certaines de leurs particularités religieuses, ethniques et linguistiques [19].
Cette identité de la classe et du peuple (ou de la race) est loin d'être exceptionnelle dans les sociétés précapitalistes. Les classes sociales s'y distinguent très fréquemment par un caractère plus ou moins national ou racial.
« Les classes inférieures et les classes supérieures... ne sont, dans plusieurs pays, que les peuples conquérants et les peuples asservis d'une époque antérieure. La race des envahisseurs a formé une noblesse oisive et turbulente... La race envahie ne vivait pas des armes mais du travail. » [20].
Kautsky dit de même :
« Des classes différentes peuvent acquérir un caractère racial spécifique. D'autre part, la rencontre de races différentes, dont chacune s'est spécialisée dans une occupation déterminée, peut avoir comme résultat que chacune de ces races occupe une position sociale différente au sein de la même communauté. Il peut se faire que la race devienne classe. » [21].
Il y a évidemment une interdépendance continuelle entre le caractère racial ou national et le caractère de classe. La position sociale des Juifs a exercé une influence profonde, déterminante sur leur caractère national.
S'il n'y a pas de contradiction dans cette notion de peuple-classe, il est encore plus facile d'admettre la correspondance de la classe et de la religion. Chaque fois qu'une classe parvient à un degré de maturité et de conscience déterminé, son opposition à la masse dominante revêt des formes religieuses. Les hérésies des Albigeois, des Lollards, des Manichéens, des Cathares et d'innombrables sectes qui pullulaient dans les villes médiévales, sont les premières manifestations religieuses de l'opposition croissante de la bourgeoisie et du peuple à l'ordre féodal. Ces hérésies ne se sont élevées nulle part au rang de religion dominante à cause de la faiblesse relative de la bourgeoisie médiévale. Elles ont été étouffées sauvagement dans le sang. C'est seulement au XVII° siècle que la bourgeoisie, de plus en plus puissante, a pu faire triompher le luthérianisme et surtout le calvinisme et ses succédanés anglais.
Tandis que le catholicisme exprime les intérêts de la noblesse terrienne et de l'ordre féodal, le calvinisme (ou puritanisme) ceux de la bourgeoisie ou du capitalisme, le judaïsme reflète les intérêts d'une classe commerciale précapitaliste [22].
Ce qui distingue principalement le « capitalisme » juif du capitalisme proprement dit c'est que, contrairement à ce dernier, il n'est pas porteur d'un mode de production nouveau.
« Le capital commercial avait une existence propre et était nettement séparé des branches de production auxquelles il servait d'intermédiaire. »
« Les peuples commerçants de l'Antiquité existaient comme les dieux d'Epicure dans les entrailles de la terre ou plutôt comme les Juifs dans les pores de la société polonaise. » « L'usure et le commerce exploitent un procédé déterminé de production qu'ils ne créent pas et auquel ils restent étrangers. » [23].
L'accumulation de l'argent aux mains des Juifs ne provenait pas d'une forme de production spéciale, de la production capitaliste. La plus-value (ou surproduit) provenait de l'exploitation féodale et les seigneurs étaient obligés d'abandonner une partie de cette plus-value aux Juifs. De là l'antagonisme des Juifs et du féodalisme, mais de là aussi le lien indestructible qui existait entre eux.
Comme pour le seigneur, le féodalisme était aussi pour le Juif sa terre nourricière. Si le seigneur avait besoin du Juif, le Juif avait aussi besoin du seigneur. C'est en raison de cette position sociale que les Juifs n'ont pu s'élever nulle part au rôle de classe dominante. Dans l'économie féodale le rôle d'une classe marchande ne peut être que nettement subordonné. Le judaïsme ne pouvait être qu'un culte plus ou moins toléré [24].
Nous avons déjà vu que dans l'Antiquité, les Juifs possédaient leur juridiction propre. Il en était de même au Moyen Age.
« Dans la société plastique du Moyen Age chaque classe d'hommes, de même qu'elle vit suivant sa coutume propre, possède sa juridiction spéciale. Par-dessus l'organisation judiciaire de l'Etat, l'Eglise a ses officialités, la noblesse a ses cours féodales, les paysans leurs cours domaniales. La bourgeoisie, à son tour, acquiert des échevinages. » [25].
L'organisation spécifique des Juifs était la Kehila. Chaque agglomération juive était organisée en communauté (Kehila) qui avait une vie sociale particulière et une organisation judiciaire propre. C'est en Pologne que cette organisation a atteint le degré le plus perfectionné. D'après une ordonnance du roi Sigismund-Auguste, de 1551, les Juifs avaient le droit de choisir les juges et les rabbins qui devaient administrer toutes leurs affaires. C'est seulement dans les procès entre Juifs et non-Juifs qu'intervenaient les tribunaux des voïvodies. Dans chaque agglomération juive, la population choisissait librement un conseil de la communauté. L'activité de ce conseil, appelé Kahal, était très étendue. Il devait percevoir les impôts pour l'Etat, répartir les impôts généraux et spéciaux, diriger les écoles élémentaires et supérieures (Ieschiboth). Il réglait toutes les questions concernant le commerce, l'artisanat, la charité. Il s'occupait de règlement des conflits entre les membres de la communauté. Le pouvoir de chaque Kahal s'étendait sur les habitants juifs des villages environnants.
Avec le temps, les divers conseils des communautés juives prirent l'habitude de se réunir régionalement, à intervalles réguliers, pour discuter les questions administratives, juridiques et religieuses. Ces assemblées prirent ainsi l'aspect de petits parlements.
A l'occasion de la grande foire de Lublin, s'assemblait une sorte de parlement général où participaient les représentants de la Grande Pologne, de la Petite Pologne, de la Podolie, de la Volhynie. Ce parlement prit le nom de Vaad Arba Aratzoth, le « Conseil des Quatre Pays ».
Les historiens juifs traditionnels n'ont pas manqué de voir dans cette organisation une forme de l'autonomie nationale. « Dans l'ancienne Pologne, dit Doubnov, les Juifs constituaient une nation ayant sa propre autonomie, son administration intérieure, ses tribunaux et une certaine indépendance juridique. » [26].
Il est clair que parler d'une autonomie nationale au XVI°, siècle constitue un anachronisme grossier. Cette époque ignorait tout de la question nationale. Dans la société féodale, seules les classes possèdent leurs juridictions spéciales. L'autonomie juive s'explique par la position sociale et économique spécique des Juifs et non par leur « nationalité » [27].
L'évolution linguistique reflète aussi la position sociale spécifique du judaïsme.
L'hébreu disparaît très tôt en tant que langue vivante. Partout les Juifs adoptent les langues des peuples environnants. Mais cette adaptation linguistique se fait généralement sous forme d'un dialecte nouveau où se retrouvent certaines locutions hébraïques. Il exista, à divers moments de l'histoire des dialectes judéo-arabe, judéo-persan, judéo-provençal, judéo-portugais, judéo-espagnol, etc., sans parler du judéo-allemand qui est devenu le yiddisch actuel. Le dialecte exprime les deux tendances contradictoires qui ont caractérisé la vie juive : la tendance à l'intégration dans la société environnante et la tendance à l'isolement provenant de la situation sociale et économique du judaïsme [28].
C'est seulement là où les Juifs cessent de constituer un groupe social particulier qu'ils s'assimilent complètement à la société environnante. « L'assimilation n'est pas un phénomène nouveau dans l'histoire juive », dit le sociologue sioniste Ruppin [29].
En réalité, si l'histoire juive est l'histoire de la conservation du judaïsme, elle est aussi l'histoire de l'assimilation de larges couches du judaïsme.
« Dans le Nord de l'Afrique, avant l'islamisme, beaucoup de Juifs faisaient de l'agriculture mais la majorité d'entre eux a été absorbée par la population locale. » [30].
Cette assimilation s'explique par le fait que les Juifs ont cessé d'y constituer une classe, qu'ils sont devenus des agriculteurs.
« Si les Juifs s'étaient adonnés à l'agriculture, ils se seraient forcément dispersés par tout le pays, ce qui, en quelques générations, aurait amené une assimilation complète au reste de la population malgré la différence religieuse. Mais, adonnés au commerce et concentrés dans les villes, ils formèrent des communautés particulières et eurent une vie sociale séparée, ne se fréquentant et ne se mariant qu'entre eux. » [31]
On pourrait rappeler aussi les nombreuses conversions des propriétaires terriens juifs en Allemagne au IV° siècle, la disparition complète des tribus guerrières juives d'Arabie, l'assimilation des Juifs en Amérique du Sud, au Surinam, etc. [32]. La loi de l'assimilation pourrait se formuler ainsi : là où les Juifs cessent de constituer une classe, ils perdent plus ou moins rapidement leurs caractéristiques ethniques, religieuses et linguistiques; ils s'assimilent [33].
Il est très malaisé de ramener l'histoire juive en Europe à quelques périodes essentielles, les conditions économiques, sociales et politiques étant différentes dans chaque pays. Tandis que la Pologne et l'Ukraine se trouvaient encore en plein féodalisme à la fin du XVIII° siècle, en Europe occidentale on assiste à un développement accéléré du capitalisme à la même époque. On comprend aisément que la situation des Juifs en Pologne ressemblera plutôt à la situation des Juifs français de l'époque carolingienne qu'à celle de leurs correligionnaires de Bordeaux et de Paris. « Le Juif portugais de Bordeaux et un Juif allemand de Metz sont des êtres absolument différents », écrivait un Juif français à Voltaire. Les riches bourgeois juifs de France ou de Hollande n'avaient presque rien de commun avec les Juifs polonais, classe de la société féodale.
Malgré les différences considérables des conditions et du rythme du développement économique des pays européens habités par les Juifs, une étude attentive permet de dégager les stades essentiels de leur histoire.
C'est aussi la période de la plus grande prospérité des Juifs. Le « capital » commercial et usuraire trouve de grandes possibilités d'expansion dans la société féodale. Les Juifs sont protégés par les rois et les princes et leurs relations avec les autres classes sont généralement bonnes.
Cette situation se prolonge en Europe occidentale jusqu'au XI° siècle. L'époque carolingienne, point culminant du développement féodal, est aussi l'apogée de la prospérité des Juifs.
L'économie féodale continue à dominer l'Europe orientale jusqu'à la fin du XVIII° siècle. C'est aussi là que se reporte de plus en plus le centre de la vie juive.
A partir du XI° siècle, l'Europe occidentale entre dans une période de développement économique intense. Le premier stade de cette évolution se caractérise par la création d'une industrie corporative et d'une bourgeoisie marchande indigène. La pénétration de l'économie marchande dans le domaine agricole détermine le second stade.
Le développement des villes et d'une classe marchande indigène, entraîne l'éviction complète des Juifs du commerce. Ils deviennent des usuriers dont la clientèle principale est composée de la noblesse et des rois. Mais la transformation marchande de l'économie agricole a pour effet de miner aussi ces positions.
L'abondance relative de l'argent permet à la noblesse de secouer le joug de l'usure. Les Juifs sont chassés d'un pays après l'autre. D'autres s'assimilent, en s'absorbant surtout dans la bourgeoisie indigène.
Dans certaines villes, principalement en Allemagne et en Italie, les Juifs s'occupent surtout du crédit pour les masses populaires, les paysans et les artisans. Devenus de petits usuriers exploitant le peuple, ils sont souvent victimes de soulèvements sanglants.
En général, la période du capitalisme médiéval est celle des plus violentes persécutions juives. Le « capital » juif entre en conflit avec toutes les classes de la société.
Mais l'inégalité du développement économique des pays de l'Europe occidentale influe sur les formes de la lutte antisémite.
Dans un pays, c'est la noblesse qui dirige la lutte contre les Juifs, dans d'autres, c'est la bourgeoisie, et en Allemagne, c'est le peuple qui déclenche le mouvement.
Le capitalisme médiéval est inconnu ou presque en Europe orientale. Il n'y a pas de séparation entre le capital commercial et le capital usuraire. Contrairement à l'Europe occidentale où Juif devient synonyme d'usurier, les Juifs y sont avant tout commerçants et intermédiaires. Tandis que les Juifs sont progressivement éliminés des pays de l'Occident, ils affermissent constamment leur position à l'est de l'Europe. C'est seulement au XIX° siècle que le développement du capitalisme (ce n'est plus cette fois le capitalisme corporatif mais le capitalisme moderne qui entre en scène) commence à ébranler la situation prospère des Juifs russes et polonais.
« La misère des Juifs en Russie ne date que de l'abolition du servage et du régime féodal de la propriété rurale. Aussi longtemps que l'un et l'autre avaient existé, les Juifs avaient trouvé de larges possibilités de subsistance comme marchands et intermédiaires [34].
La période capitaliste proprement dite commence à l'époque de la Renaissance et elle se manifeste d'abord par une extension formidable des relations commerciales et par le développement des manufactures.
Dans la mesure où les Juifs subsistent en Europe occidentale, (et ils n'y sont qu'en petit nombre), ils participent au développement du capitalisme. Mais la théorie de Sombart qui leur attribue une action prépondérante dans le développement du capitalisme relève du domaine de la fantaisie. Précisément parce que les Juifs représentaient un capitalisme primitif (commercial, usuraire), le développement du capitalisme moderne ne pouvait qu'être fatal à leur situation sociale.
Ce fait n'exclut pas, loin s'en faut, la participation individuelle des Juifs à la création du capitalisme moderne. Mais là où les Juifs s'intègrent à la classe capitaliste, là se produit aussi leur assimilation. Le Juif, grand entrepreneur ou actionnaire de la Compagnie hollandaise ou anglaise des Indes est au seuil du baptême, seuil qu'il franchit d'ailleurs avec une grande facilité. Les progrès du capitalisme vont de pair avec l'assimilation des Juifs en Europe occidentale.
Si le judaïsme n'a pas disparu complètement en Occident, c'est grâce à l'afflux massif des Juifs de l'Europe orientale. La question juive qui se pose actuellement à l'échelle mondiale procède donc, en premier lieu, de la situation du judaïsme oriental.
Cette situation résulte elle-même du retard du développement économique de cette partie du monde. Les causes particulières de l'émigration juive se rattachent ainsi aux causes générales du mouvement d'émigration du XIX° siècle.
L'émigration générale du XIX° siècle fut produite en grande partie par l'insuffisance du développement capitaliste par rapport au rythme de l'écroulement de l'économie féodale ou manufacturière. Au paysan anglais, chassé par la capitalisation de l'économie rurale, s'ajoutait l'ouvrier artisanal ou manufacturier refoulé par les machines. Ces masses paysannes et artisanales éliminées par le nouveau système économique, durent se chercher un gagne-pain au-delà des océans. Mais cette situation ne se prolonge pas indéfiniment. A cause du rapide développement des forces productives en Europe occidentale, la partie de la population privée de ses moyens de subsistance put bientôt trouver du travail en suffisance dans l'industrie. C'est pour cela qu'en Allemagne par exemple, l'émigration vers l'Amérique, très forte au milieu du XIX° siècle, s'arrête presque entièrement à sa fin. Il en est de même pour l'Angleterre et les autres pays de l'Europe occidentale [35].
Mais tandis que le déséquilibre de la société située entre l'écroulement du féodalisme et le développement du capitalisme disparaissait en Europe occidentale, il s'approfondissait dans les pays arriérés de l'Est. La destruction de l'économie féodale et des formes primitives du capitalisme s'y effectuait beaucoup plus rapidement que le développement du capitalisme moderne. Des masses de plus en plus considérables de paysans et d'artisans durent chercher une voie de salut dans l'émigration. Au début du XIX° siècle, c'étaient principalement les Anglais, les Irlandais, les Allemands et les Scandinaves qui formaient le gros des immigrants en Amérique. L'élément slave et juif devient prépondérant à la fin du XIX° siècle parmi les masses se dirigeant vers l'Amérique.
Dès le début du XIX° siècle, les masses juives cherchèrent de nouvelles voies d'immigration. Mais au début c'est vers l'intérieur de la Russie et de l'Allemagne qu'elles se dirigèrent. Les Juifs parviennent à s'introduire dans les grands centres industriels et commerciaux où ils jouent un rôle important en tant que commerçants et industriels. Fait nouveau et important, pour la première fois depuis des siècles, un prolétariat juif naît. Le peuple-classe commence à se différencier socialement.
Mais le prolétariat juif se concentre essentiellement dans le secteur des moyens de consommation. Il est principalement artisanal. A mesure que la grande industrie étend le champ de son exploitation, les branches artisanales de l'économie déclinent.
L'atelier cède la place à l'usine. Et il apparaît ainsi que l'intégration des Juifs dans l'économie capitaliste est encore extrêmement précaire. Ce n'est plus seulement le marchand « précapitaliste » qui est forcé à l'émigration, mais aussi l'ouvrier artisanal juif. Des masses juives de plus en plus considérables quittent l'Europe orientale pour l'Occident et l'Amérique. La solution de la question juive, c'est-à-dire la pénétration complète des Juifs dans l'économie, devient ainsi un problème mondial.
Le capitalisme, par la différenciation sociale du judaïsme, par son intégration à l'économie et par l'émigration, a posé les bases de la solution de la question juive. Mais il ne l'a pas résolue. Au contraire, la formidable crise du régime capitaliste au XX° siècle a aggravé la situation des Juifs d'une façon inouïe. Les Juifs éliminés de leurs positions économiques dans le féodalisme, ne purent s'intégrer dans l'économie capitaliste en pleine putréfaction. Dans ses convulsions, le capitalisme rejette même les éléments juifs qu'il ne s'est pas encore complètement assimilés.
Partout se développe un antisémitisme féroce des classes moyennes, étouffant sous le poids de contradictions capitalistes. Le grand capital se sert de cet antisémitisme élémentaire de la petite bourgeoisie pour mobiliser les masses autour du drapeau du racisme.
Les Juifs sont étouffés entre deux systèmes : le féodalisme et le capitalisme, dont chacun accentue la putréfaction de l'autre.
Notes
[1] J. Bédarride, Les Juifs en France, en Italie et en Espagne..., Paris 1859.
[2] Ben Adir, article sur l'antisémitisme in Algemeine yidishe Enzyklopedie (en yiddish).
[3] Karl Marx, La question juive (dans Oeuvres philosophiques, trad. J. Molitor, t. I, Paris, Costes, 1927), pp. 205 et 209.
[4] Karl Marx, idem., p. 173.
[5] A. Ruppin, Les Juifs dans le monde moderne, Paris, Payot, 1934.
[6] Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, II, XVI, 398, trad. fr. R. Harmand (dans Oeuvres complètes de Fl. Josèphe, t. V, Paris, 1912, pp. 205 s.).
[7] « Tout d'abord nous ne connaissons aucune puissance hostile qui ait contraint notre peuple à se répandre dans toute l'Asie Mineure, en Macédoine et en Grèce. » Rabbin Levi Herzfeld, Handelsgeschichte der Juden des Altertums, Braunschweig, 1879; 2° éd., 1894, p. 203.
[8] Karl Kautsky, dans Die Neue Zeit.
[9] A. Lods, Israël, des origines au milieu du VIII° siècle, Paris, 1930, p. 22.
[10] L. Brentano, Die Anfänge des modernen Kapitalismus, München, 1916, p. 15.
[11] R. Herzfeld, op. cit., p. 203.
[12] Henri Pirenne, Mahomet et Charlemagne, 2e éd., Paris-Bruxelles, 1937, p. 3.
[13] Th.
Mommsen, Histoire romaine, trad. fr. de Guerle, Paris 1882, tome VII, p. 275.
Werner Sombart, dans son oeuvre de valeur
tellement inégale (Les Juifs et la vie
économique, trad. fr., Paris, 1923), où les pires
absurdités voisinent avec des recherches pleines
d'intérêt, dit : « Je trouve dans la religion juive
les mêmes idées-forces que celles qui
caractérisent le capitalisme. » Cette affirmation est
juste, à condition de sous-entendre par capitalisme, le
commerce et l'usure « précapitalistes ». Nous
verrons plus loin qu'il est faux d'attribuer aux Juifs une part
prépondérante dans la construction du capitalisme
moderne (voir chapitre IV).
A l'appui de sa thèse, Sombart cite une quantité d'extraits du Talmud et d'autres livres
religieux juifs qui reflètent cette proche parenté de
la religion juive et de l'esprit commercial. Voici, à titre
d'exemple, quelques-unes de ces citations :
« Un homme qui aime
la joie, l'huile et le vin, ne devient pas riche. »
(Proverbes, 21; 17).
« Tu prêteras à tous
les peuples et tu n'emprunteras à personne.
(Deutéronome, 15; 6).
« La richesse ornera la
maison du sage et la pauvreté celle du méchant. »
R. Eleazar disait : « Le juste aime mieux son argent que son
corps. »
Et R. Itshak remarqua encore ceci : « Que l'homme
ait toujours son argent en usage. »
Il est naturellement
difficile d'obtenir une vue d'ensemble du fouillis de textes
écrits et commentés à des époques et dans
des contrées différentes. L'empreinte de l'esprit
commercial se remarque cependant nettement dans la plupart de ces
écrits. Le travail de Sombart n'est, dans ce sens, que
l'illustration de cette thèse marxiste que la religion
constitue le reflet idéologique d'une classe sociale. Mais
Sombart, comme d'autres savants bourgeois, s'efforce d'intervertir la
relation causale : c'est la religion qui aurait été le
facteur primaire.
[14] Henri Laurent, « Religion et affaires
» in Cahiers du libre examen (Bruxelles, 1938). Aristote
dit dans sa Politique :
« C'est avec beaucoup de raison
qu'on a une grande aversion pour l'usure parce qu'elle procure une
richesse provenant de la monnaie elle-même et qui n'est plus
appliquée à l'emploi pour lequel on se l'était
procurée. On ne l'avait créée que pour
l'échange, tandis que l'usure la multiplie elle-même.
L'intérêt est l'argent de l'argent et c'est de toutes
les acquisitions la plus contraire à la nature. »
« Les citoyens ne doivent exercer ni les arts mécaniques
ni les professions mercantiles; car ce genre de vie a quelque chose
de vil et est contraire à la vertu. » (Politique,
I, 10, 1258b; VII, 9, 1328b).
[15] Contrairement à l'avis de plusieurs historiens,
l'économie antique, malgré un développement
assez important des transactions commerciales, était
essentiellement basée sur la production des valeurs d'usage.
« L'industrie de famille, c'est celle qui règne
non seulement dans les sociétés primitives mais
même dans celles de l'Antiquité et se prolonge jusque
dans la première période du Moyen Age. Les hommes sont
divisés par petits groupes autonomes au point de vue
économique, en ce sens qu'ils se suffisent à
eux-mêmes, ne consommant guère que ce qu'ils ont produit
et ne produisant guère que ce qu'ils doivent consommer.
L'échange et la division du travail n'existent qu'à
l'état embryonnaire. » (Charles Gide, Principes
d'Economie politique, 6° édition, Paris, 1898, p.
165).
[16] J. Juster, Les Juifs dans l'Empire romain, Paris, 1914, p. 125.
[17] Henri Laurent, « Religion et affaires », Cahiers du libre examen (Bruxelles, 1938).
[18] « Le paysan et le seigneur du Moyen Age ne sont pas producteurs de marchandises. Il est vrai qu'ils échangent leurs excédents à l'occasion, mais l'échange est pour eux quelque chose de fondamentalement étranger, une exception. Ainsi, ni le seigneur ni le paysan ne possèdent en général de grandes sommes d'argent. La plus grande partie de leur richesse consiste en valeur d'usage, en froment, en bétail, etc. Circulation des marchandises, circulation du capital-argent, l'économie monétaire en général, est au fond étrangère à cette forme de société. Le capital vit, d'après l'expression claire de Marx, dans les pores de cette société. C'est dans ces pores que s'introduit le Juif. » Otto Bauer, Die Nationalitätenfrage und die Sozialdemokratie, Wien, 1907.
[19] Pirenne dit au sujet de la conservation du caractère national chez les Allemands habitant les pays slaves, ce qui suit : «Le motif principal (de cette conservation) est sans doute qu'ils furent chez les Slaves les initiateurs et durant de longs siècles les représentants par excellence de la culture urbaine. Les Allemands ont introduit chez les peuples agricoles la bourgeoisie et c'est peut-être plus encore comme classe sociale que comme groupe national qu'ils ont, dès le début, contrasté avec eux.» Henri Pirenne, Histoire de l'Europe, Bruxelles, 1936, p. 248.
[20] Augustin Thierry, Histoire de la conquête de l'Angleterre par les Normands (1825).
[21]
Comme les cloisons entre les diverses classes sont étanches à
l'époque précapitaliste, il arrive très souvent
que les différences nationales persistent très
longtemps. Elles se manifestent avant tout dans la diversité
linguistique. La langue du peuple conquis était
dégradée au rôle d'un parler populaire
méprisé et la langue des conquérants devenait la
langue des gens de «bonne société». En
Angleterre, durant de longs siècles, l'aristocratie normande
continuait à se servir du français, tandis que le
peuple s'exprimait en saxon. C'est de la fusion de ces deux langues
que s'est formé l'anglais moderne. A la longue, les
différences linguistiques s'estompaient. Les Burgondes, les
Francs et les autres barbares n'ont pas tardé à parler
la langue de leurs sujets. Par contre, les conquérants arabes
ont imposé la leur aux peuples conquis. Ces différences
linguistiques entre classes ne disparaissent complètement
qu'avec l'avènement de la bourgeoisie au pouvoir. K. Kautsky,
Rasse und Judentum, p. 26.
Ludwig Gumplowicz dit par
ailleurs :
« ... certaines classes (celle des seigneurs, celle
des paysans, celle des commerçants) diffèrent entre
elles par la nature des éléments ethniques qui se sont
rencontrés pour former chacune d'elles... La différence
entre ces classes se maintient facilement parce que, étant
à la fois anthropologique et morale, elle permet aux classes
et castes de se former sur elles-mêmes et de s'isoler les unes
par rapport aux autres. » L. Gumplowicz, Précis de
sociologie, trad. fr., 1894, p. 227.
[22] « Le capitalisme juif
était un capitalisme spéculatif de parias; le
capitalisme puritain s'identifiait à l'organisation bourgeoise
du travail. » (Max Weber.)
Certes, la correspondance entre
classe et religion n'est pas parfaite. Tous les gentilhommes ne sont
pas catholiques et tous les bourgeois n'adhèrent pas au
calvinisme. Mais les classes donnent leur empreinte à la
religion. Ainsi, « la révocation de l'Edit de Nantes a
fait fuir, à la fin du XVII°, siècle peut-être
100.000 protestants, presque tous d'ailleurs habitants des villes et
appartenant aux classes industrielles et marchandes (les paysans
huguenots convertis seulement en apparence n'ont guère
quitté le royaume) ». H. Sée, La France
économique et sociale au XVIII° siècle, 3°
éd, Paris, 1939, p.
15.
[23] Karl Marx, Le Capital, trad. fr., t. I, Paris, Ed.Sociales, 1950, p. 91, etc.
[24] Sauf chez une peuplade mongole (les Khazars) des bords de la mer Caspienne, qui adopta au VIII° siècle le culte israélite. Y a-t-il un rapport entre la fonction commerciale de cette peuplade et sa conversion au judaïsme ?
[25] Henri Pirenne, Les anciennes démocraties des Pays-Bas, Paris, 1910.
[26] Conférence de S. M. Doubnov à la réunion de la Société historique ethnographique de Saint-Pétersbourg (cf. son article dans la revue Voshod, n° 12, 1894, en russe).
[27] Déjà, au V° siècle avant J.-C. les Juifs de la Diaspora parlent l'araméen. Plus tard, ils se servent surtout du grec : «Les épitaphes des cimetières juifs de Rome sont surtout grecques, rédigées dans un jargon à peine compréhensible. Certaines sont latines; aucune n'est hébraïque. » L. Friedländer, Darstellungen aus der Sittengeschichte Roms, II, 519.
[28] Il serait intéressant de rechercher pourquoi les Juifs vivant dans les pays slaves, ont conservé si longtemps le dialecte germanique (yiddish).
[29] A. Ruppin, Les Juifs dans le monde moderne, Paris, 1934, p. 265.
[30] Idem., p. 136.
[31] Idem., p. 136.
[32] A l'époque du développement du capitalisme, du XIV° au XIX°, siècle, l'assimilation signifiait généralement en Europe occidentale, la pénétration dans la classe capitaliste chrétienne. La pénétration des Juifs dans la classe capitaliste peut être comparée à la transformation en capitalistes des propriétaires féodaux. Ici aussi, la lutte de la bourgeoisie contre le féodalisme se termine, dans certains cas, par l'expropriation totale de la classe féodale (France) ou par la pénétration des féodaux dans la classe capitaliste (Angleterre, Belgique). Le développement capitaliste a des effets semblables pour les Juifs. Dans certains cas, ils doivent s'assimiler; dans d'autres, ils sont éliminés.
[33] En règle générale, les persécutions contre les Juifs avaient un caractère social. Mais le retard de l'idéologie par rapport à l'infrastructure sociale, peut aussi expliquer certaines persécutions purement religieuses. Dans certaines régions, les Juifs purent conserver assez longtemps leur religion particulière, tout en s'étant transformés en agriculteurs. Les persécutions auront pour but, dans ce cas, de hâter leur conversion. Ce qui distingue les persécutions religieuses des persécutions sociales (sous déguisement religieux) c'est leur caractère moins violent et le peu de résistance des Juifs. Ainsi, il semble que dans l'Espagne wisigothique, les Juifs furent en partie agriculteurs. Aussi, les rois wisigoths n'avaient jamais songé à les expulser, comme le firent plus tard Ferdinand et Isabelle. Les persécutions purement religieuses doivent être considérées comme exceptionnelles.
[34] Werner Sombart, L'apogée du capitalisme, trad. fr., Paris, 1932, p. 430.
[35] « L'épanouissement économique des principaux pays européens dans le dernier quart du XIX° siècle arrête ce flot d'émigration, mais bientôt monta la deuxième vague composée principalement d'émigrants des pays agraires de l'Europe. » Wl. Woytinski, Tatsachen und Zahlen Europas, Wien, 1930, p. 60.