1918

Source : numéro 13 du Bulletin communiste (deuxième année), 31 mars 1921, précédé de l'introduction suivante :
« Les petits articles inédits que nous publions aujourd'hui ont été écrits par Karl Liebknecht le grand communiste allemand en 1917 et 1918, pendant son emprisonnement, à une époque où il ne recevait qu'un journal quotidien, qu'on lui donnait d'ailleurs après l'avoir lu, c'est-à-dire avec une semaine de retard. Ces journaux, il ne pouvait les lire que le dimanche, le travail obligatoire ne lui laissant, les jours ouvrables, qu'un quart d'heure de loisir. »



Contribution à l'histoire des prodromes de la guerre

Karl Liebknecht

(Premiers jours d'avril 1918)

 


Les mémoires de Gaman et Lichnowsky1 (dont je ne connais que ce que la presse en a publié), la réplique de von Jagow2 aux révélations de Pichon3, concernant l'instruction Bethmann4 du 11 juillet 1914, et aussi la lettre de Mühlon5 (dont je ne connais malheureusement que les passages qu'on en a publiés pour la démentir) nous ont ouvert l'histoire officielle ou non des prodromes diplomatiques de la guerre et ont mis à jour ses racines profondes, bien mieux qu'on pouvait l'espérer dans les circonstances actuelles.

Les aveux dénués d'artifice d'un homme, qui fut à cette époque le représentant officiel de la politique extérieure de l'Allemagne, prouvent à nos yeux le caractère capitaliste de l'idéologie militaire allemande. La politique orientale (Bagdad) et la solidarité avec l'Autriche qu'elle nous créait dans les questions balkaniques est bien caractéristique en ce sens, par l'identification de notre idéologie militaire avec le « prestige » de l'empire, et par la promptitude de von Jagow à souligner sa volonté de déclarer la guerre pour le soutien de notre prestige dans l'entreprise financière de Bagdad6 (les intérêts économiques et politiques ne peuvent plus, à l'heure actuelle, être séparés).

Nous constatons avec satisfaction les tentatives réitérées de l'Angleterre pour arriver à un accord et même à une alliance avec l'Allemagne, tentatives qui échouèrent tant en 1900 que lors des pourparlers avec lord Haldane7, peu avant la guerre, par suite de l'intransigeance de l'Allemagne. Ce fait est confirmé par trois diplomates intéressés. Les pourparlers mêmes (l'exigence par l'Allemagne de garanties de la neutralité anglaise et son refus de se contenter de la neutralité que lui offrait l'Angleterre, au cas où l'empire germanique serait l'objet d'une agression) nous prouvent le désir de paix de l'Angleterre et les desseins belliqueux de l'Allemagne.

La publication des deux traités conclus avec l'Angleterre (l'accord de Bagdad et le traité africain) est heureuse ; mais, à en juger par les déclarations de Kjellen, des pourparlers franco-allemands se poursuivaient à la même époque et devaient se terminer vers le moment où la guerre éclata (à propos de la Syrie, de la Guinée française, de la zone frontière en Lorraine).

Chose importante, le rôle décisif joué par, les anglophobes opposés à ces accords est de jour en jour mieux reconnu. On peut, semble-t-il, tenir pour prouvé (comme les « Glosach » l'ont maintes fois affirmé) que ces milieux ont, par leurs manœuvres en vue de conjurer le « péril » d'une entente anglo-allemande, précipité la déclaration de guerre.

On ne peut plus douter que la condescendance de l'Allemagne au dernier moment (témoin les concessions qu'elle se montre disposée à faire) et son désir de paix (malentendu au sujet des garanties de la neutralité) n'ait été dans la plus favorable des hypothèses qu'une tentative de séparer l'Angleterre de l'Entente pour l'amener à se placer du côté des empires centraux, ce qui eût donné à l'Allemagne une supériorité écrasante et assuré à son avantage l'issue de la guerre.

Les aveux sans artifices du Livre Blanc8 sont complétés de la façon la plus intéressante par la confession ingénue de von Jagow. Le danger de guerre, au dire de ce personnage, était prévu ; on ne se faisait aucune illusion sur l'attitude du gouvernement de Pétersbourg et sur l'intervention de l'Angleterre, en cas d'agression contre la France ; le gouvernement allemand avait décliné l'offre d'une conférence des ambassadeurs (comme il avait naturellement fait échouer tous les autres efforts de dénouer pacifiquement la crise), sachant bien qu'il ne pourrait sortir d'aucune cour arbitrale que diplomatiquement vaincu, c'est-à-dire accablé par une sentence dûment motivée. L'affirmation, bien caractéristique qu'il n'y avait pour le gouvernement allemand, qu'une façon d'éviter la guerre : localiser les conflits, c'est-à-dire livrer aux matous autrichiens la souris serbe, ce qui eût équivalu à la victoire des empires centraux sanguins, solution qui n'était pas une solution et dont, comme le gouvernement allemand le savait bien, il ne pouvait pas plus être question que de localiser le conflit entre la Russie et l'Autriche, — cette affirmation, disons-nous, a une grande importance. La supposition qu'elle renferme semblait en effet au gouvernement allemand tellement extravagante, qu'il ne l'envisagea à aucun moment.

Le château de cartes de la paix s'est effondré, aussitôt que l'Allemagne eut couvert à l'aide de l'Autriche la carte de la Serbie. Les cartes de la Serbie et de l'Autriche furent suivies de celles de l'Allemagne, de la France et de l'Angleterre. La paix internationale n'était qu'un fragile château de cartes, c'est entendu ; mais ceux-là le firent tomber qui y portèrent la première atteinte, et c'est le cas de l'Allemagne et de l'Autriche.

Lorsque les tendances fondamentales de la politique allemande d'avant-guerre, loin de converger vers ce point, semblaient s'en égarer dans différentes directions, c'est que nous étions victimes d'une illusion d'optique due aux artifices d'une diplomatie d'escrocs, — ou que nous nous laissions tromper par l'action des courants contraires luttant au sein du gouvernement et qui se remplaçaient l'un l'autre à la direction de la politique étrangère, mais derrière lesquels des tendances beaucoup plus simples, beaucoup plus profondes et plus directes, dominaient cette politique, — tendances que l'on peut aisément observer chez Lichnovsky, von Jagow et Mühlon (même à la lumière des démentis officiels).

Point n'est cependant permis de douter que Guillaume II et Bethmann se séparaient à peine des anglophobes dans leurs façons de penser quant à l'accord avec l'Angleterre. Leurs manœuvres pacifistes dans la politique générale n'avaient pas plus d'importance que l'écume qui danse à la crête des vagues.

Notes

1 Karl Max, Prince de Lichnowsky (1860-1928), diplomate allemand, auteur de mémoires parues en 1916 où il regrette l'attitude de l'Allemagne avant 1914 et y voit la cause de la guerre.

2 Gottlieb von Jagow (1863 – 1935), diplomate allemand, ministre des affaires étrangères de 1913 à 1916.

3 Stephen Pichon (1857-1933), radical proche de Clemenceau, ministre des affaires étrangères dans son gouvernement, de 1917 à 1920.

4 Alors chancelier du Reich allemand.

5 Johann Wilhelm Mühlon (1878-1944), diplomate allemand.

6 Il s'agit du chemin de fer Berlin-Bagdad.

7 Richard Haldane (1856-1928), homme politique britannique, secrétaire d'Etat à la guerre entre 1905 et 1912, puis Lord Chancelier jusqu'en 1915.

8 Cf. Le livre blanc allemand: Mémoire du chancelier von Bethmann-Hollweg. Correspondance avec les représentants de l'Empire Allemand à l'étranger. Télégrammes du Tsar et de l'Empereur. Ultimatum du Japon. (Paris, Nancy, Berger-Levrault 1914).


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