1922 |
Source : Le bulletin communiste n° 21 (troisième
année), 18 mai 1922. L'article y est précédé de l'introduction
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Gandhi et l'impérialisme britannique
Le mouvement révolutionnaire aux Indes, en vue de la destruction de l'impérialisme britannique, vient de passer par une période de crise aiguë. Et, au train où vont les choses, la situation ne tardera pas à redevenir critique. La révolte contre le pouvoir britannique est si profonde et si générale que les crises iront se multipliant jusqu'à ce que la position de l'Angleterre aux Indes devienne intenable.
Depuis les massacres d'Amritsar en avril 1920, par ordre du général anglais Dyer, la campagne menée par Gandhi pour l'indépendance politique a fait parcourir aux masses, avec une rapidité phénoménale, les étapes d'un développement menant à l'élaboration d'une méthode de combat unique et à une vision nettement révolutionnaire des choses. Les masses du peuples se sont, avec une unanimité étonnante, précipitées dans le conflit contre la domination britannique aux côtés de Gandhi. Elles ont pour lui une vraie vénération et le considèrent comme une figure légendaire de saint, si bien que son nom seul exerce une singulière puissance de séduction, aussi bien sur les émotions individuelles que sur les convictions politiques de chaque Indien.
En effet, le succès obtenu par la propagande zélée menée par le Congrès national pan-indien — l'organisation politique du mouvement révolutionnaire — est tel qu'en beaucoup d'endroits, le peuple, dans son zèle et son enthousiasme, est prêt à dépasser, dans son activité révolutionnaire, les limites tactiques qu'il serait prudent d'observer pour le moment dans la lutte contre les autorités britanniques. Dans quelques districts de la province méridionale de Madras et dans quelques villes du Nord de l'Inde — ragions très éloignées et habitées par des races historiquement fort différentes — le peuple répond déjà par la violence organisée à la politique de répression du gouvernement.
Cette réaction dans le peuple s'écarte des théories politiques de Gandhi, qui a toujours insisté avec emphase sur la nécessité d'opposer une « non-violence » absolue aux mesures de discipline pénales et militaires du gouvernement britannique, qu'il décrit comme « impur » et « d'origine satanique ». Il a toujours fait ressortir combien il était vain pour les Indiens, qui ne sont ni armés, ni outillés pour la production d'engins de guerre, d'essayer de détruire par la violence l'impérialisme britannique armé jusqu'aux dents.
Gandhi proposa de détruire par la « force morale » ce qu'il ne peut ou ne veut pas détruire par les gaz asphyxiants et les explosifs d'artillerie. Il va même plus loin. Non seulement il dénonce ces méthodes « civilisées » de guerre, mais il s'élève de toute son autorité contre l'importation aux Indes de l'idéologie et de la technique de cette « civilisation » que l'Europe et l'Amérique industrielles ont élaborées sous la direction du capitalisme organisé.
Mais avant que Gandhi ait pu appliquer la « force morale », il eut à la créer et à la concentrer. Pour tenter pareille expérience dans le vaste laboratoire humain des Indes, il fallait un homme de l'audace intellectuelle de Gandhi. Les gouverneurs britanniques aux Indes qui apprécient avant tout l'emploi de la force physique, se trouvent fort embarrassés devant cette application de « force morale » à une cause aussi réelle que celle de l'indépendance politique d'un pays. Ils affectèrent tour d'abord une attitude de neutralité. Mais ils se voient forcés aujourd'hui d'évaluer plus exactement la quantité et la qualité de la « force morale » que Gandhi a réveillée dans toute l'étendue du pays pour la destruction de l'empire britannique.
Comme je l'ai dit plus haut, il devient de plus en plus difficile de maintenir l'opposition sur le domaine purement moral, car une grande partie des militants nationalistes, qui n'ont pas la grande élévation morale de Gandhi, sont disposés à répondre à la force par la force comme de simples mortels. Plus la répression exercée par le gouvernement sera grande, plus sera violente la réaction des masses.
Il ne faut pas non plus oublier l'étroite union dans laquelle Gandhi travaille avec les musulmans, comme les frères Mahomet et Shankat Ali, qui ne cachent pas qu'ils sont prêts à avoir recours a la force armée si les circonstances les y forcent. En réalité, ils envisagent hardiment et préparent peut-être une période où les partisans de l'autonomie des Indes seront obligés de marcher à travers le sang pour atteindre leur but. Aux dernières réunions de la Ligue musulmane — une association politique qui poursuit les mêmes buts que le Congrès nationaliste pan-Indien — la fraction qui croit à l'emploi de la force armée fut sur le point de voter une résolution demandant la proclamation immédiate de la République indépendante des Etats-Unis de l'Inde et l'ouverture d'une campagne de petites guerres civiles contre l'Angleterre.
Gandhi s'assura du rejet de cette résolution en alléguant qu'on effaroucherait l'aile droite de ses partisans et les détournerait de la « désobéissance civile » aux autorités de l'Angleterre. Le refus de payer les taxes au gouvernement fut le trait le plus important de sa politique. Gandhi s'est employé tout entier à organiser la désobéissance civile, qui, après avoir été adoptée dans certains districts, gagne à présent tout le pays. Un grand nombre d'Indiens se sont enrôlés dans l'armée volontaire nationale, chargée de la propagande. Beaucoup d'entre eux ont été arrêtés et mis en prison. En réalité, le nombre d'arrestations est si grand que les prisons existantes ne suffisent plus. Mais, au grand étonnement des autorités, l'armée nationale des volontaires se multiplie avec une fécondité semblable à celle de la flore tropicale. De sorte que le mouvement en est arrivé au point où il constitue un défi direct aux autorités britanniques. Ceux qui suivent de près la marche foudroyante des événements de l'Orient militant d'aujourd'hui ne peuvent douter de l'importance de ce défi et de sa justification. Le pouvoir britannique aux Indes a été menacé une première fois à la conclusion de la guerre de Crimée en 1807. Il l'est de nouveau à présent et dans des circonstances telles qu'il est permis de douter sérieusement' qu'il survive à pareil coup.
Les hommes d'Etat britanniques, pris de peur, ont perdu l'assurance flegmatique qui les caractérisait au temps où l'Empire britannique reposait solidement sur ses fondements. Le vice-roi des Indes, agissant sans doute d'après les instructions de Downing-Street, a fait récemment une tentative de rapprochement entre Gandhi et le gouvernement. Il lança une proposition annonçant que, sous certaines conditions, il recevrait Gandhi et ses collègues pour discuter des concessions qui pourraient satisfaire les aspirations du peuple aux Indes. Or, il y a dans l'immense population des Indes bon nombre d'individus qui vivent en quelque sorte du régime britannique, et quelques-uns d'entre eux, inquiets à l'idée de voir cesser toutes relations avec les autorités britanniques, et effrayés devant les progrès du mouvement révolutionnaire suscité par Gandhi, se sont fait les ambassadeurs du vice-roi auprès de Gandhi. Une conférence, récemment tenue en vue d'un rapprochement, finit par un fiasco et montra aux yeux de tous à quel point l'opinion publique était unanime dans son hostilité à une politique de compromis avec l'Angleterre.
Cependant, Ghandi, poursuivant sa politique de festina lente1, offrit d'ajourner le régime de « désobéissance civile », et envoya au vice-roi une lettre qui, en réalité, est une invitation au gouvernement britannique de se rendre non pas à la force, mais à la persuasion. La lettre, qui peut être décrite comme l'ultimatum d'un leader rebelle à un gouvernement au pouvoir, demandait la mise en liberté de tous les prisonniers politiques, la cessation des mesures prises contre le mouvement révolutionnaire et l'expression d'un repentir sincère de la part des autorités anglaises pour s'être opposées à la volonté de tout un peuple réclamant l'autonomie.
Il y a trois ou quatre ans, Gandhi aurait été jeté dans un cachot ou collé contre un mur et fusillé pour cet acte de « haute trahison » ; Gandhi lui-même, d'ailleurs, est bien conscient du danger qu'il court. En vérité, depuis quelques mois déjà, il provoque délibérément son arrestation, en publiant qu'il a « essayé de corrompre la loyauté de l'armée indienne », que son mouvement vise directement à l'écroulement du gouvernement et est par conséquent séditieux, que lui et ses partisans « susciteront ouvertement et systématiquement la sédition jusqu'au jour où le gouvernement jugera bon de les arrêter ».
En cette occasion, comme en celle de la lettre-ultimatum, le gouvernement s'est abstenu et continue à s'abstenir de sévir contre lui. Pendant ce temps, pour des raisons similaires et des offenses beaucoup moins graves, des milliers de ses compatriotes sont jetés en prison sans autre forme de procès. Gandhi, qui personnifie l'esprit même de la rébellion et qui avoue si ouvertement son intention de provoquer la sédition, jouit jusqu'ici d'une absolue liberté. Mais l'atmosphère reste si chargée que le gouvernement sera forcé d'un moment à l'autre de déplacer, en la personne de Gandhi, l'étincelle qui est prête à mettre le feu aux poudres. Les journaux de Londres, alarmés, demandent à l'unisson la tête de Gandhi. Le vice-roi lui-même, dans son dernier communiqué, déclare que le mouvement révolutionnaire sera désormais réprimé avec la brutale sévérité qu'il sied à une autocratie politique, menacée de destruction, d'adopter comme une méthode désespérée de défense.
Qu'arrivera-t-il si Gandhi est arrêté ?
Il n'y aura pas de rébellion armée pour la seule raison que toutes les armes se trouvent entre les mains de l'armée britannique. Il y aura des émeutes, des désordres civils et peut-être beaucoup de sang répandu. Mais la campagne de « désobéissance civile » — une forme de guerre plus subtile et plus efficace qu'une bataille en champ ouvert — continuera avec une intensité croissante. Car Gandhi n'a pas seulement réussi à détruire pour toujours le prestige de l'Angleterre aux Indes, mais aussi à montrer que les 320 millions d'hommes qui forment le peuple indien, sauront, dans leur condition actuelle de désarmement, renverser l'impérialisme britannique en opposant, avec une unité absolue leur résistance passive à sa puissance militaire. Pendant que le gouvernement britannique perd son temps à se demander s'il faut l'arrêter ou non, Gandhi a assuré le parfait fonctionnement du mécanisme de la « désobéissance civile ». Toute une hiérarchie de successeurs a été formée pour prendre la place des leaders au cas où ils seraient arrêtés. Et le Comité Exécutif du Congrès nationaliste pan-indien constitue déjà en quelque sorte le gouvernement provisoire du nouvel Etat rebelle.
Le temps décidera si ce sera la révolution armée ou la « désobéissance civile » qui détruira l'empire britannique aux Indes. Ce qui est certain, c'est que, quoi qu'il arrive, l'impérialisme britannique est destiné à la destruction. Et pas un homme n'aura autant contribué à cet effondrement que Mohandas Karamchand Gandhi, l'Indien ascète. ce politicien unique en son genre, qui unit à la douce piété de saint François d'Assise, l'actuce d'Ignace de Loyola.
Note
1 Hâte-toi lentement !