1918 |
Le texte qu'on va lire a été publié pour la première fois dans le journal spartakiste Die rote Fahne, en date du 14 décembre 1918. Rosa Luxemburg l'avait rédigé à un moment où les spartakistes faisaient encore partie du parti social-démocrate indépendant alors qu'ils affirmaient cependant leurs propres conceptions, en désaccord avec celles des indépendants sur beaucoup de points. Le maintien des spartakistes au sein du parti social-démocrate indépendant, étant données ces divergences de vue, n'était plus possible. |
Que Veut la Ligue Spartakiste ?
Programme du Parti Communiste Allemand
Le 9 novembre, en Allemagne, les ouvriers et soldats ont mis en pièces l'ancien régime. Sur les champs de bataille de France s'était dissipée l'illusion sanglante que le sabre prussien régnait en maître sur le monde. La bande de criminels qui avait allumé l'incendie mondial et précipité l'Allemagne dans une mer de sang était arrivée au bout de son latin. Trompé pendant quatre ans le peuple qui, au service de ce Moloch, avait oublié les devoirs qu'impose la civilisation, le sentiment de l'honneur et l'humanité, qui s'était laissé utilisé pour n'importe quelle infamie, ce peuple se réveillait de son sommeil de quatre années -- et devant lui béait un gouffre.
Le 9 novembre, le prolétariat allemand s'est dressé pour se débarrasser du joug honteux qui l'accablait. Les Hohenzollern furent chassés, des conseils d'ouvriers et de soldats, élus.
Mais les Hohenzollern n'ont jamais été que les gérants de la bourgeoisie impérialiste et des Junkers. La bourgeoisie et sa domination de classe, tel est le véritable responsable de la guerre mondiale en Allemagne aussi bien qu'en France, en Russie comme en Angleterre, en Europe comme en Amérique. Ce sont les capitalistes de tous les pays qui ont donné le signal du massacre des peuples. Le capital international est ce Baal insatiable dans la gueule sanglante duquel ont été jetés des millions et des millions de victimes humaines.
La guerre mondiale a placé la société devant l'alternative suivante : ou bien maintien du capitalisme, avec de nouvelles guerres et un rapide effondrement dans le chaos et l'anarchie ou bien abolition de l'exploitation capitaliste.
Avec la fin de la guerre mondiale, la bourgeoisie et sa domination de classe ont perdu tout droit à l'existence. La bourgeoisie n'est plus en mesure de tirer la société du terrible chaos économique que l'orgie impérialiste a laissé après elle.
Dans des proportions énormes, des moyens de production ont été anéantis ; des millions d'ouvriers, les meilleures cohortes et les plus actives de la classe ouvrière, ont été massacrés. Lorsque ceux qui sont restés en vie rentrent dans leurs foyers, ils voient devant eux le visage grimaçant du chômage, de la famine et des maladies qui menacent d'anéantir jusqu'à la racine la force populaire. Le fardeau énorme des dettes de guerre rend inéluctable la banqueroute financière de l'Etat.
Pour échapper à cette confusion sanglante, pour ne pas choir dans cet abîme béant, il n'existe d'autre recours, d'autre issue, d'autre salut que le socialisme. Seule la révolution mondiale du prolétariat peut mettre de l'ordre dans ce chaos, donner à tous du travail et du pain, mettre un terme au déchirement réciproque des peuples, apporter à l'humanité écorchée la paix, la liberté et une civilisation véritable ; A bas le salariat ! Tel est le mot, d'ordre de l'heure : au travail salarié et à la domination de classe doit se substituer le travail coopérateur, les moyens de travail ne doivent plus être le monopole d'une classe, mais devenir le bien commun de tous. Plus d'exploiteurs ni d'exploités ! Réglementation de la production et répartition des produits dans l'intérêt de tous ; suppression à la fois du mode de production actuel, de l'exploitation et du pillage et aussi du commerce actuel qui n'est qu'escroquerie.
A la place des patrons et de leurs esclaves salariés, des travailleurs coopérateurs libres. Le travail cesse d'être un tourment pour quiconque, parce qu'il est le devoir de tous ! Une existence digne et humaine pour quiconque remplit ses obligations envers la société. Dès lors la faim n'est plus la malédiction qui pèse sur le travail, mais la sanction de l'oisiveté.
C'est seulement dans une telle société que sont extirpées les racines de la haine chauvine et de l'asservissement des peuples. C'est alors seulement que la terre ne sera plus souillée par l'holocauste d'être humains, c'est alors seulement qu'on pourra dire : cette guerre a été la dernière !
A l'heure présente le socialisme est l'ultime planche de salut de l'humanité. Au-dessus des remparts croulants de la société capitalistes on voit briller en lettres de feu, le dilemme prophétique du Manifeste du Parti communiste :
Socialisme ou retombée dans la barbarie !
La réalisation du régime socialiste est la tâche la plus grandiose qui ait jamais incombé dans l'histoire du monde à une classe et à une révolution. Cette tâche requiert une transformation totale de l'Etat et un bouleversement complet des fondements économiques et sociaux de la société.
Cette transformation, ce bouleversement ne sauraient être décrétés par quelque autorité, commission ou Parlement : seules les masses peuvent les entreprendre et les réaliser.
Dans toutes les révolutions antérieures, c'était une toute petite minorité de la population qui menait la lutte, en fixait les objectifs et l'orientation, n'utilisant la masse que comme un instrument pour faire triompher ses propres intérêts, les intérêts de la minorité. La révolution socialiste est la première qui ne puisse triompher que dans l'intérêt de la grande majorité et grâce à la grande majorité des travailleurs.
La masse du prolétariat est appelée non seulement à fixer consciemment l'objectif et l'orientation de la révolution, mais elle doit nécessairement faire entrer elle-même dans la vie, pas à pas, par son activité propre, le socialisme.
L'essence de la société socialiste réside en ceci : la masse laborieuse cesse d'être une masse que l'on gouverne, pour vivre elle-même la vie politique et économique dans sa totalité et pour l'orienter par une détermination consciente et libre.
Aussi du sommet de l'Etat à la plus petite commune, la masse prolétarienne doit-elle substituer aux organes de la domination bourgeoise dont elle a hérité : Bundesrat (Conseil fédéral), parlements, conseils municipaux, ses propres organes de classe : les conseils d'ouvriers et de soldats. Il lui faut occuper tous les postes, contrôler toutes les fonctions, mesurer tous les besoins de l'Etat à l'aune de ses propres intérêts de classe et à l'aune des tâches socialistes. Et ce n'est que par une osmose permanente, vivante, entre les masses populaires et leurs organismes, les conseils d'ouvriers et de soldats, que pourra être insufflé à l'Etat un esprit socialiste.
A son tour, la révolution économique ne peut s'accomplir que sous la forme d'un procès dont la masse prolétarienne sera l'agent. S'agissant de la socialisation, les décrets pris par les autorités révolutionnaires suprêmes ne sont que phrases vides, si l'on en reste là. Seule la classe ouvrière peut, par son action, leur donner vie. Dans une lutte tenace contre le capital, dans un corps à corps livré dans chaque entreprise, grâce à la pression directe des masses, aux grèves, grâce à la mise sur pieds de leurs organismes représentatifs permanents, les ouvriers peuvent s'assurer le contrôle et en fin de compte la direction effective de la production.
Les masses de prolétaires doivent apprendre à n'être plus ces machines inertes que le capitaliste installe tout au long du procès de production, mais à devenir des hommes qui, par leurs pensées, leurs activités libres, guident ce procès. Ils doivent acquérir le sentiment des responsabilités propre à des membres agissants de la communauté, unique propriétaire de la totalité de la richesse sociale. Il leur faut faire preuve de zèle, sans le fouet du patron ; développer la productivité, sans garde-chiourme capitaliste ; faire preuve de discipline, sans que pèse sur eux le moindre joug, et d'ordre, sans maître pour les commander. L'idéalisme le plus élevé dans l'intérêt de la communauté, l'autodiscipline la plus stricte, un sens civique véritable constituent le fondement moral de la société socialiste [1], tout comme la passivité, l'égoïsme et la corruption constituent le fondement moral de la société capitaliste.
Toutes ces vertus civiques socialistes, ainsi que les connaissances et les capacités nécessaires à la direction des entreprises socialistes, la classe ouvrière ne saurait les acquérir que par son activité propre, en faisant elle-même sa propre expérience.
La socialisation de la société ne saurait être réalisée dans toute son ampleur que par une lutte opiniâtre, infatigable de la masse des ouvriers sur tous les points où le travail affronte le capital, où le peuple et la bourgeoisie, avec sa domination de classe, se regardent les yeux dans les yeux. La libération de la classe ouvrière doit être nécessairement l'œuvre de la classe ouvrière elle-même.
Dans les révolutions bourgeoises, l'effusion de sang, la terreur, le crime politique étaient des armes indispensables entre les mains des classes montantes. La révolution prolétarienne n'a nul besoin de la terreur pour réaliser ses objectifs. Elle hait et abhorre l'assassinat. Elle n'a pas besoin de recourir à ces moyens de lutte parce qu'elle ne combat pas des individus, mais des institutions, parce qu'elle n'entre pas dans l'arène avec des illusions naïves qui, déçues, entraîneraient une vengeance sanglante. Ce n'est pas la tentative désespérée d'une minorité pour modeler par la force le monde selon son idéal, c'est l'action de la grande masse des millions d'hommes qui composent le peuple, appelés à remplir leur mission historique et à faire de la nécessité historique une réalité.
Mais la révolution prolétarienne sonne en même temps le glas de toute servitude et de toute oppression ; voilà pourquoi se dressent contre elle dans une lutte à mort, comme un seul homme, tous les capitalistes, les Junkers, les petits-bourgeois, les officiers, bref tous les profiteurs ou les parasites de l'exploitation et de la domination de classe.
C'est pure folie que de s'imaginer que les capitalistes pourraient se plier de bon gré au verdict socialiste d'un Parlement, d'une Assemblée nationale, qu'ils renonceraient tranquillement à la propriété, au profit, aux privilèges de l'exploitation. Toutes les classes dominantes ont lutté jusqu'au bout pour leurs privilèges, avec l'énergie la plus tenace. Les patriciens de Rome tout comme les barons féodaux du moyen âge, les gentlemen anglais, tout comme les marchands d'esclaves américains, les boyards de Valachie, tout comme les soyeux lyonnais -- tous ont versé des torrents de sang, ont marché sur des cadavres, au milieu des incendies et des crimes, ils ont déchaîné la guerre civile et trahi leur pays, pour défendre leur pouvoir et leurs privilèges.
Dernier rejeton de la caste des exploiteurs, la classe capitaliste impérialiste surpasse en brutalité, en cynisme, la bassesse de toutes celles qui l'ont précédée. Elle défendra ce qu'elle a de plus sacré : le profit et le privilège de l'exploitation avec ses dents et ses ongles. Elle emploiera les méthodes sadiques dont elle a fait montre dans toute sa politique coloniale et au cours de la dernière guerre. Contre le prolétariat elle mettra en mouvement le ciel et l'enfer ; elle mobilisera la paysannerie contre les villes, excitera des couches ouvrières rétrogrades contre l'avant-garde socialiste, elle se servira d'officiers pour organiser des massacres [2], tentera de paralyser toute mesure socialiste par les mille moyens de résistance passive, elle suscitera contre la révolution vingt Vendées, elle appellera à son secours l'ennemi de l'extérieur, les Clemenceau, les Lloyd George et les Wilson avec leurs armes, préférant transformer l'Allemagne en un tas de décombres fumants plutôt que de renoncer de plein gré à l'esclavage du salariat.
Toutes ces résistances, il faudra les briser pas à pas d'une main de fer en faisant preuve d'une énergie sans défaillance [3]. A la violence de la contre-révolution bourgeoise, il faut opposer le pouvoir révolutionnaire du prolétariat, aux attentats, aux intrigues ourdies par la bourgeoisie, la lucidité inébranlable, la vigilance et l'activité jamais en défaut de la masse prolétarienne. Aux menaces de la contre-révolution, l'armement du peuple et le désarmement des classes dominantes. Aux manœuvres d'obstruction parlementaire de la bourgeoisie, l'organisation inventive et active de la masse des ouvriers et des soldats. A l'omniprésence et aux mille moyens dont dispose la société bourgeoise, il faudra opposer le pouvoir de la classe ouvrière décuplé par l'union et la concentration. Seul le front uni de l'ensemble du prolétariat allemand, rassemblant le prolétariat du Sud de l'Allemagne et celui du Nord de l'Allemagne, le prolétariat urbain et le prolétariat agricole, seul le front des ouvriers et des soldats, les contacts idéologiques vivants entre la révolution allemande et l'Internationale, l'élargissement de la révolution allemande aux dimensions de la révolution mondiale du prolétariat, permettront de créer le soubassement de granit sur lequel on construira 1'édifice de l'avenir.
La lutte pour le socialisme est la guerre civile la plus fantastique que l'histoire du monde ait jamais connue, et la révolution prolétarienne doit se doter des moyens nécessaires, elle doit apprendre à les utiliser pour lutter et vaincre.
Doter de la sorte la masse compacte de la population laborieuse de la totalité du pouvoir politique pour qu'elle accomplisse les tâches révolutionnaires, c'est ce qu'on appelle la dictature du prolétariat : la démocratie véritable. Il n'y a pas démocratie, lorsque l'esclave salarié siège à côté du capitaliste, le prolétaire agricole à côté du Junker dans une égalité fallacieuse pour débattre de concert, parlementairement, de leurs problèmes vitaux. Mais lorsque la masse des millions de prolétaires empoigne de ses mains calleuses la totalité du pouvoir d'Etat, tel le dieu Thor brandissant son marteau, pour l'abattre sur la tête des classes dominantes, alors seulement existe une démocratie qui ne soit pas une duperie.
Pour permettre au prolétariat d'accomplir ses tâches la Ligue spartakiste exige :
Voilà ce que veut la Ligue spartakiste !
Et parce que Spartacus veut cela, parce qu'il est celui qui exhorte les révolutionnaires et les pousse à agir, parce qu'il est la conscience socialiste de la révolution, il est haï, calomnié, persécuté par tous les ennemis secrets ou avérés de la révolution et du prolétariat.
Clouez Spartacus sur la croix ! crient les capitalistes tremblant pour leurs coffres-forts.
Clouez-le sur la croix ! crient les petits-bourgeois, les officiers, les antisémites, les laquais de la presse bourgeoise qui tremblent pour les bifteaks que leur vaut la domination de classe de la bourgeoisie.
Clouez-le sur la croix ! s'écrient les Scheidemann qui, tel Judas Iscariote, ont vendu les ouvriers à la bourgeoisie et qui tremblent pour les petits profits de la domination politique.
Clouez-le sur la croix ! répètent encore, comme un écho, des couches de la classe ouvrière qu'on trompe et qu'on abuse, des soldats qui ne savent pas qu'ils s'en prennent à leur propre chair et à leur propre sang quand ils s'en prennent à la Ligue spartakiste.
Dans ces cris de haine, dans ces calomnies, se mêlent les voix de tous les éléments contre-révolutionnaires, hostiles au peuple et au socialisme, de tous les éléments troubles, suspects, et que le grand jour effraie. Et cette haine confirme que Spartacus est le cœur de la révolution et que l'avenir lui appartient.
La Ligue spartakiste n'est pas un parti qui veuille parvenir au pouvoir en passant par-dessus la classe ouvrière ou en se servant de la masse des ouvriers.
La Ligue spartakiste n'est que la fraction la plus consciente du prolétariat qui indique à chaque pas aux larges masses de la classe ouvrière leurs tâches historiques, qui, à chaque étape particulière de la révolution, représente le but final socialiste et qui, dans toutes les questions nationales, défend les intérêts de la révolution prolétarienne mondiale.
La Ligue spartakiste refuse de partager le pouvoir avec les Scheidemann, les Ebert, avec ces hommes de main de la bourgeoisie parce qu'elle considère que collaborer avec eux, c'est trahir les principes fondamentaux du socialisme, renforcer la contre-révolution et paralyser la révolution.
La Ligue spartakiste refusera également de prendre le pouvoir uniquement parce que les Scheidemann-Ebert se seraient usés au pouvoir et que les indépendants auraient abouti à une impasse en collaborant avec eux.
La Ligue spartakiste ne prendra jamais le pouvoir que par la volonté claire et sans équivoque de la grande majorité des masses prolétariennes dans l'ensemble de l'Allemagne. Elle ne le prendra que si ces masses approuvent consciemment ses vues, les buts et les méthodes de lutte de la Ligue spartakiste.
La révolution prolétarienne ne peut accéder à une totale lucidité et maturité qu'en gravissant pas à pas, par degrés, l'amer Golgotha de ses propres expériences, en passant par bien des défaites et des victoires.
La victoire de la Ligue spartakiste ne se situe pas au début mais à la fin de la révolution : elle s'identifie à la victoire des millions d'hommes qui constituent la masse du prolétariat socialiste.
Debout prolétaires ! Au combat ! Il s'agit de conquérir tout un monde et de se battre contre tout un monde. Dans cette ultime lutte de classes de l'histoire mondiale où il y va des objectifs les plus nobles de l'humanité, nous lançons à nos ennemis ces mots : sur leur face, nos poings, notre genou sur leur poitrine !
La Ligue spartakiste.
Notes
[1]La fin des Dialogues d'exilés, de Bertolt Brecht, rappelle ces lignes.
[2]On notera au passage le caractère prophétique de ces paroles, Rosa Luxemburg devait quelques semaines plus tard être la victime de soldats et d'officiers.
[3]Ceci restreint la portée du premier paragraphe de ce chapitre.