1893 |
Article inédit en français, publié en polonais dans le numéro 1 (juillet 1893) du mensuel imprimé à Paris, « La Cause Ouvrière », animé par Rosa Luxembourg, Julian Marchlewski, Adolf Warski et Leon Jogiches (Tyszko). "La Cause Ouvrière" était l’organe du parti social-démocrate du royaume de Pologne (partie de la Pologne, autour de Varsovie, sous domination russe). Première mise en ligne en français par "Matière et Révolution", traduction revue par MIA. |
A l’occasion des dix ans du pouvoir du général gouverneur Gourko
Le 7 juin, notre Gouverneur général Gourko a célébré le dixième anniversaire de son "activité utile". À cette occasion, les journaux gouvernementaux russes ont énuméré les vertus et les mérites du du grand seigneur de l'ancien palais royal envers la "patrie et le tsar". Nous aussi, nous ne pouvons pas ignorer ce moment important car le « grand Seigneur » nous a également rendu des services extraordinaires — à nous, travailleurs polonais.
A qui devons-nous le fait que, dans notre propre pays, nous devons parler presque toujours une langue étrangère ? Quand nous avons une affaire au tribunal, tout est en russe. Vous devez vous enregistrer ou obtenir un passeport - les autorités sont russophones. Si nous envoyons un enfant à l’école, on lui explique tout en une langue étrangère, de sorte qu’il ne comprend rien. Dans les chemins de fer, on commence à parler russe, à délivrer des cartes russes. Et bien que nous, les travailleurs, nous ne recevons aucune consolation, ni d’aucun enseignement supérieur, ni de vos journaux, nous nous soucions toujours de ce que l’enseignement du pays souffre, de ce que les journaux provinciaux sont fermés, de ce que nos savants sont expulsés des universités, et de ce qu’on les remplissent avec des idiots.
M. Gourko nous a rendu un grand service. Honneur et gloire à lui pour cela !
Mais il n’est pas nécessaire de lui faire tant d’honneur - il n’a pas inventé toute cette politique de dépeuplement et il n’a pas été le premier à la mettre en pratique. Notre pays et la Lituanie se souviennent de ses prédécesseurs encore plus nobles – Muravlev-Vescatel [1] et d’autres. Depuis longtemps déjà, nous assistons de plus en plus à la ruine et au bâillonnement de notre pays, et notre gouverneur n’a que l’honneur d’être le meilleur et le plus zélé serviteur du Tsar dans ces intentions et ces désirs.
D'où le gouvernement tsariste a-t-il puisé ces idées et que veut-il accomplir ? - Nous voyons ici que de la même manière, ou pire encore, il opprime violemment les Allemands à Riga, à Dyneburg, à Dorpat, les Finlandais, et enfin tous les peuples qui lui sont subordonnés. Partout, il veut introduire une seule langue, une seule fonction, une seule coutume, et même, s’il le pouvait, une seule religion - l’orthodoxe. Transformer les cent millions de personnes sous son commandement en un grand troupeau, qui se tiendrait et tremblerait devant l’épée du tsar - c’est l’idéal de notre gouvernement, c’est ce à quoi il aspire et pourquoi et ce qu'il impose à tous les pays. Lorsqu’un pays compte différents peuples, différentes langues, différentes coutumes, et que le gouvernement ne tient que par l'épée, il peut facilement s’effondrer. Quand les choses vont mal pour tout le monde, chacun veut fuir et tire dans différentes directions. Mais corseter tous les peuples et tous les pays, afin qu’ils ne puissent pas se soulever et forger une unité sous le fouet - c’est ce à quoi s’efforcent toujours ces gouvernements, et pas seulement le nôtre, mais aussi ceux de l’Allemagne, de l’Autriche, de la Hongrie et d’autres.
Et tous ces gouvernements font toujours de la politique de cette façon : partout rassurer les riches et étrangler les pauvres - c’est la meilleure façon de s'attacher un pays. C’est ce que fait notre gouvernement.
Tout en russifiant autant que possible tous les territoires, il protège en même temps partout les seigneurs — l'aristocratie, les industriels, les commerçants, les banquiers — contre la classe ouvrière. Il les a aidés avec empressement à implanter des usines dans notre pays, il n’a pas ménagé ses efforts pour dépenser des millions d'impôts collectés auprès du peuple, pour leur donner la possibilité de s'enrichir et ensuite pour partager avec eux le butin qu’ils ont extorqué aux travailleurs. Il a construit des chemins de fer vers la Russie afin de pouvoir vendre ses marchandises sur les marchés russes. Le gouvernement a fondé pour eux des banques, des entreprises, des marchés boursiers et bien qu'il introduise sa propre langue partout où il peut, la bourgeoisie, prête à abandonner à la fois le patriotisme et tous ses idéaux pour un joli sou, continue à se baisser vers sa main pour la baiser. Mais si notre ouvrier essaie d'obtenir de son exploiteur une vie meilleure pour lui-même, l'industriel polonais, tout aussi humblement que l'Allemand Scheibler ou Geyer, [2] fera donner les Cosaques et les Gendarmes contre ses « frères » polonais.
C’est ainsi que tout se passe magnifiquement dans le monde. Le gouvernement veut régner et prélever des impôts. C’est pourquoi, d’une main, il ruine et étouffe tout ce qui vit, tandis que, de l’autre, il caresse partout les exploiteurs pour qu’ils ne se révoltent pas contre sa puissance et partagent avec lui les profits qu’ils ont arrachés au peuple. Les seigneurs de la richesse veulent bien vivre aux dépens des autres, sans rien faire, alors ils supportent docilement le despotisme gouvernemental si le gouvernement veut bien les aider à s’enrichir, à agioter sur les marchés russes - et à étouffer les travailleurs.
Mais comme on dit : le paysan tire, Dieu dirige les balles. Le gouvernement et les maîtres ont une volonté, mais leur politique aboutit à autre chose. Ils n’ont pas du tout prévu que les travailleurs ne sont pas un troupeau que l'on peut maltraiter à sa guise. La misère force le travailleur à réfléchir. Dès qu’il commence à regarder autour de lui, il voit que tout le monde est contre lui. Lorsqu'il faut l'écorcher, le gentleman polonais oublie sa politesse et tient humblement le couteau russe. Quand il faut l'étouffer et l'étourdir, le gouvernement russe oublie sa haine des Polonais et serre le gentilhomme polonais sur son cœur, comme ses bien-aimés fils russes de la même espèce.
Ainsi, le travailleur polonais voit que l’exploitation capitaliste, l’oppression politique et la dénationalisation sont une seule et même domination sur lui, sous différentes formes, mais dans un seul but. Et la lutte contre l’une d’elles conduit à la lutte contre les autres. Tout en luttant pour une vie meilleure, des salaires plus élevés, des journées de travail plus courtes et en luttant pour l’abolition de toute exploitation, nous ne pouvons ignorer la lutte pour un gouvernement élu, pour la liberté politique. Et en luttant pour la liberté politique pour notre cause prolétarienne, nous lutterons en même temps contre la dénationalisation, car nous avons besoin d'un gouvernement qui nous laisse la plus grande liberté d'organisation, nous laisse parler dans notre propre langue et nous laisse élire nos propres fonctionnaires.
Il y a encore un autre effet de la politique gouvernementale qui est totalement inattendu pour les Gourko. Alors qu’ils protègent les capitalistes polonais et les unissent aux capitalistes russes dans le but de les dénationaliser, comme un seul clan et sa progéniture, l'ouvrier polonais opprimé s'unira avec l'ouvrier russe opprimé, les beaux-fils s'uniront contre l'horrible beau-père. L’ouvrier russe, qui n’a ni besoin ni envie de dénationaliser et d’étouffer les autres, parce qu’il doit, comme nous, lutter pour la liberté, nous serrera la main pour une meilleure cause que celle pour laquelle les industriels de Moscou et de Łódź se serrent la main. Il nous serrera la main dans une lutte commune contre toute oppression des capitalistes et du gouvernement.
Ainsi, le travailleur, ici comme ailleurs, est le seul défenseur de toute liberté - économique, politique, nationale, car lui seul ne veut pas régner sur autrui et veut se débarrasser lui-même de ses maîtres.
Lorsque M. Gourko, de son château du Zjazd [3], a télégraphié à Łódź en mai 1892 [4] : "Ne soyez pas désolé pour les patrons", il n'a jamais pensé que que ceux-là mêmes sur lesquels il ordonnait de tirer détruiraient un jour toute son "activité" zélée, celle de ses dignes prédécesseurs et celle de ses honorables successeurs...
Notes
[1] Murawjow, M. N. (1796–1866) — homme d'État d'origine noble, proche des décembristes dans sa jeunesse, se détournant bientôt de leur mouvement. Le ministre des Domaines d'État sous Alexandre II. En tant que réactionnaire ouvert et fervent partisan du servage, il était un adversaire acharné de la libération paysanne. En 1863, il est nommé gouverneur général pour réprimer le soulèvement polonais. En raison de sa cruauté, il a été surnommé "le bourreau".
[2] Une industrie textile allemande à Łódź.
[3] Une rue de Varsovie, où se trouve l'ancien Palais Royal.
[4] Se référant à la répression sanglante de la grande manifestation de mai 1892.