Leipzig, le 13 mars
Que la tentative de l'Italie de planter sa bannière en Chine [1] réussisse ou non, elle reste un témoignage intéressant de l'attraction magnétique que l'Orient asiatique exerce sur la politique de tous les États européens. Même l'Italie brisée, qui ne peut pas vivre mais ne veut pas non plus mourir, sent que le destin mondial du capitalisme se joue actuellement sur la mer Jaune.
En fait, la guerre sino-japonaise est une phasee non seulement du développement asiatique mais aussi du développement capitaliste général. C'est déjà devenu une formule à la mode que depuis la Paix de Shimonoseki [2] (17 avril 1895) nous avons eu deux questions orientales : celle du Bosphore et celle de la Mer Jaune. Il serait plus correct de dire que nous avons maintenant une question orientale – celle de l'Asie de l'Est – car la plus ancienne, celle de Constantinople, a maintenant perdu sa grande importance et la chinoise s'est imposée à sa place.
Depuis que tous les pays slaves les plus importants cachés dans le giron de la Turquie ont obtenu leur indépendance dans les années 1880 et que la désintégration historique de l'Empire turc a dû s'arrêter devant les intérêts politiques internationaux de l'Europe, le rôle joué jusqu'ici par la question turque est provisoirement terminé. Dès l'instant où le maintien de l'intégrité de la Turquie est devenu le mot d'ordre de la diplomatie internationale, et surtout de la diplomatie russe, toute la vieille question d'Orient est devenue une impasse pour la politique européenne. D'une part, les intérêts économiques et politiques les plus importants et en même temps les contradictions les plus importantes de tous les grands États européens se sont concentrés sur le Bosphore, mais d'autre part, à partir de ce moment-là, ceux-ci ne pouvaient plus ni avancer ni reculer. Les forces motrices de la politique mondiale étaient, pour ainsi dire, piégées dans la Haute Porte, les contradictions ne pouvaient ni éclater ni être résolues.
Cette dernière période de calme politique a coïncidé avec une période de déclin économique en Europe : le capitalisme, comme sa diplomatie, est dans une impasse depuis plusieurs années.
La guerre sino-japonaise de 1895 est tombée comme comme une grâce céleste dans cette période d'épuisement économique et politique de l'Europe capitaliste : le rideau historique de l'Asie s'est en quelque sorte levé d'un seul coup. Toute une partie du monde fut abandonnée au courant rétréci du développement capitaliste. Surtout, la politique européenne s'est enrichie d'un nouveau vaste champ d'action. Alors qu'elle devait jusque là se concentrer sur un seul point stratégique, en Turquie, c'est tout un immense empire qui s'ouvre maintenant à elle. Et alors que la conquête de Constantinople n'avait qu'une importance indirecte pour la situation économique des Etats européens, la conquête de la Chine offre au capitalisme, tout comme à la politique internationale, un terrain inépuisable. Enfin, alors que seules la Russie, l'Angleterre et l'Autriche étaient impliquées dans le Bosphore, les autres grands États ne l'étant qu'indirectement, ils sont tous maintenant directement intéressés par le grand partage de la Chine, y compris l'Union nord-américaine, et ceux qui ne sont pas encore tout à fait morts cherchent, comme l'Italie, à être à tout prix de la partie.
Ce qui est particulièrement surprenant dans le spectacle de l'histoire mondiale qui se déroule aujourd'hui sous nos yeux, c'est la rapidité sans précédent avec laquelle les États européens s'emparent - économiquement et politiquement - d'un nouvel espace. L'essor du commerce est tout à fait soudain depuis la Paix de Shimonoseki - il suffit de comparer les chiffres du commerce via Hiogo, qui sont typiques de la situation :
Commerce entre la Chine |
1895 en Yen |
1897 en Yen |
et le Japon |
19.839.469 |
32.262.459 |
et l'Angleterre |
20.686.561 |
30.309.669 |
et l'Inde |
10.645.534 |
25.310.298 |
et les USA |
14.236.202 |
22.086.780 |
et l'Allemagne |
6.538.951 |
7.727.376 |
A noter également les formidables chantiers ferroviaires - quelque 6 000 kilomètres sont actuellement en construction, les Russes envahissant par le nord via la Mandchourie, les Anglais par le sud-est via la Haute Birmanie, les Français par le sud via le Tonkin, les Belges de Pékin à Hankou, les Américains de Hankou à Canton, les Allemands et les Anglais de Tientsin à Shanghai, les Allemands de Kiautschou à Tsinjang, les Anglais de Tientsin à Niutschuang et de Shanghai à Hankou - c'est un tableau tout à fait unique dans l'histoire même du capitalisme moderne.
Mais au fur et à mesure que l'économie capitaliste et la politique capitaliste occupent ce nouveau territoire gigantesque, leurs maux intérieurs grandissent et se développent. C'est une malédiction de l'économie capitaliste qu'elle ne puisse pas se développer et prospérer sans que les contradictions sommeillant en son sein ne se déploient également et ne précipitent son effondrement final.
L'extension du champ d'action de la politique internationale a pour conséquence principale et immédiate l'exacerbation des antagonismes internationaux entre les États capitalistes. Alors que ces oppositions étaient figées dans le Bosphore, elles peuvent désormais se développer et donc s'intensifier dans une lutte sans merci en Chine. Cela s'exprime de manière tangible dans la nouvelle ère de grandes dépenses d'armements, terrestres et maritimes, auxquelles nous assistons ces dernières années en Europe.
La nouvelle sphère d'influence du capitalisme international permet directement l'intensification des contradictions économiques, de la concurrence entre les différents pays. Et cela se reflète dans le développement de protectionnisme douanier que nous observons en Europe.
Mais les oppositions internationales entre les États capitalistes ne sont qu'une autre facette des oppositions de classe internes à la société capitaliste. L'ère du militarisme, de la puissance navale et du protectionnisme tarifaire arrivant dans le sillage de la mise en valeur de la Chine se répercute sur les rapports sociaux internes des pays européens en renforçant la réaction, en exacerbant les antagonismes entre les gouvernements et les classes dirigeantes d'une part, et les travailleurs d'autre part. Le puissant essor industriel que provoquent les nouveaux débouchés en Asie accélère à son tour, dans les vieux pays européens, le déclin des petits producteurs, la prolétarisation. Un courant d'air frais et puissant est ainsi insufflé dans la lutte des classes, tant sur le plan économique que politique.
Mais le plus plaisant et le plus important dans toute la période d’essor actuelle, c’est qu’elle est, selon toute vraisemblance, la dernière.
Après avoir partagé et englouti l’Asie, il ne restera au capitalisme européen plus aucun nouveau territoire à conquérir, tout le monde sera alors vraiment partagé et tout aura son maître. Tôt ou tard, la nouvelle question orientale en arrivera à la même phase où l'ancienne s'est éteinte : pas à pas, les adversaires européens se rapprocheront au point de devoir s'arrêter poitrine contre poitrine. Et les puissances économiques et politiques entre-temps réveillées : la grande industrie hautement développée, l'énorme militarisme, commenceront alors à peser de tout leur poids sur le corps social, sans trouver un nouveau canal de drainage. La durée des années de vaches maigres du capitalisme qui suivront dépendra essentiellement de l'état, des progrès du mouvement ouvrier dans les principaux pays capitalistes. Car dès que tout le globe aura été pris dans les filets du capitalisme - ce que le partage de l’Asie mène presque à son terme -, et que, pour cette raison, les antagonismes internationaux, économiques et politiques, auront atteint leur point culminant, le capitalisme de son côté finira par y perdre son latin. Il pourra seulement continuer à végéter, tant que son héritier, le prolétariat socialiste, ne sera pas assez mûr pour prendre possession de l’héritage que l’histoire lui destine.
Face à la rapidité et à la fringale avec lesquelles le capital et ses instruments politiques se sont jetés sur l'Asie et se sont emparés en trois ans de presque la moitié de cette partie du monde, face à cette hâte sans précédent avec laquelle tous les pays capitalistes se précipitent pour s'arracher le dernier morceau de gras comme des chiens affamés autour d'un os, face à ce drame de l'histoire mondiale, parler du "ralentissement" du développement capitaliste, de l'imprévisibilité, voire de l'impossibilité de l'effondrement du capitalisme, c'est faire preuve, en politique, d'un l'aveuglement comparable à celui d'une taupe qui, à force de "travaux pratiques" pour dresser ses petits monticules, ne voit ni n'entend l'éruption imminente du Vésuve.