1913 |
R. Luxemburg répond aux critiques de "l'Accumulation du Capital"... |
Critique des critiques
Confrontons le « mécanisme » de Bauer avec la doctrine de Marx. Au cœur de la théorie de Bauer il y a la tendance du capital à s'adapter à la population ouvrière existante et à son accroissement. Pour Bauer la suraccumulation signifie que le capital augmente trop vite par rapport au prolétariat et la sous-accumulation, qu'il augmente trop lentement par rapport au prolétariat. Excédent de capital et pénurie de main-d'œuvre, insuffisance de capital et excédent de main-d'œuvre - ce sont là les deux pôles de l'accumulation dans le « mécanisme » de Bauer. Or que constatons-nous chez Marx ?
Bauer cite dans son exposé un passage du troisième livre du Capital traitant de la « sur-accumulation » ; d'après ce passage on a l'impression que la théorie de Bauer ne ferait que donner une explication parfaitement solide à la conception de Marx. Bauer écrit ainsi, à propos de la phase de la « suraccumulation » : « Marx fait la description suivante de la suraccumulation :
« ... Dès que le capital aurait augmenté par rapport à la population ouvrière dans des proportions telles que ni le temps de travail absolu que fournit cette population ne pourrait être prolongé, ni le temps de surtravail relatif étendu (ce qui, de toute manière, serait impossible dans une situation où la demande de travail serait si forte; car les salaires auraient tendance à monter), donc, si le capital accru ne produisait qu'une masse de plus-value tout au plus égale et même moindre qu'avant son augmentation, alors il y aurait surproduction absolue de capital; c'est-à-dire que le capital augmenté C + C ne produirait pas plus de profit ou même en produirait moins que le capital C avant qu'il ne s'accroisse de C. Dans les deux cas se produirait une forte et brusque baisse du taux général de profit, mais cette fois en vertu d'un changement dans la composition du capital qui ne serait pas dû au développement de la force productive, mais à une hausse de la valeur argent du capital variable (en raison de la hausse des salaires) et à la diminution correspondante dans le rapport du surtravail au travail nécessaire » (Capital, livre III, I, p. 233, trad. Éditions Sociales, p. 264, t. 6). Bauer accompagne cette citation du commentaire suivant : « Ce point désigne la limite absolue de l'accumulation. S'il est atteint, l'adaptation de l'accumulation à l'accroissement de la population [précisons qu'il s'agit comme toujours chez Bauer de l'accroissement de la population ouvrière] déclenche une crise dévastatrice », etc. D'après ce commentaire le lecteur profane supposera qu'il s'agit chez Marx comme chez Bauer d'une adaptation constante du capital à la population ouvrière ; Bauer ne ferait que résumer la pensée de Marx en employant ses propres termes.
Or le passage de Marx cité par Bauer est précédé dans le même chapitre du Capital, par les lignes suivantes :
« Cette plethora (pléthore) de capital naît des mêmes conditions qui provoquent une surpopulation relative, et c'est donc un phénomène qui vient compléter celle-ci, bien que les deux faits se situent à des pâles opposés, capital inemployé d'un côté et population ouvrière non occupée de l'autre » (ibid., III p. 233, trad. Éditions Sociales, p. 264, t. 6).
Que devons-nous comprendre ? Pour Bauer la « suraccumulation » ne signifie pas autre chose qu'une surabondance de capital par rapport à l'accroissement de la population ouvrière. Une surabondance de capital est donc toujours identique avec une pénurie de main-d’œuvre, de même que la sous-accumulation est toujours identique avec une surabondance de main-d’œuvre. Chez Marx c'est précisément le contraire : il y a surabondance de capital en même temps que surabondance de population ouvrière, toutes deux provenant de causes externes.
Voyons plus loin, dans le même chapitre d'où Bauer a tiré sa citation, ce que Marx écrit (à la page 238, trad. Éditions Sociales, p. 268) : « Il n'y a pas de contradiction dans le fait que cette surproduction de capital s'accompagne d'une surpopulation relative plus ou moins grande. Les mêmes circonstances qui ont augmenté la force productive du travail, multiplié la masse des produits-marchandises, élargi les marchés, accéléré l'accumulation du capital en masse et en valeur, et abaissé le taux de profit, ont donné naissance à une surpopulation relative et l'engendrent en permanence, les ouvriers en surnombre ne sont pas employés par le capital en excédent en raison du faible degré d'exploitation du travail auquel on pourrait seulement les employer, ou du moins en raison du faible taux de profit qu'ils fourniraient pour un degré d'exploitation donné. »
A la même page, un peu plus bas, Marx poursuit :
« Si on exporte des capitaux, ce n'est pas qu'on ne puisse absolument les faire travailler dans le pays. C'est qu'on peut les faire travailler à l'étranger à un taux de profit plus élevé. Mais ces capitaux constituent un excédent absolu de capital pour la population ouvrière occupée et plus généralement pour le pays en question. Ils existent sous cette forme à côté de la population en excédent relatif, et cet exemple montre comment les deux phénomènes peuvent coexister et se conditionner réciproquement. »
Voilà qui est suffisamment clair. En outre le chapitre entier d'où Bauer a extrait un court passage est intitulé : « Excédent de capital accompagné d'une population excédentaire » (Capital, livre III, p. 232, trad. Éditions Sociales, t. 6, p. 263). Et Bauer a l'idée étrange d'orner son « mécanisme » d'une citation de ce chapitre, il veut donner l'impression, en insérant artificiellement cette petite phrase, d'expliquer simplement la pensée de Marx. Or le titre lapidaire du chapitre, qui donne la clé de la théorie marxienne, pour cette partie de l'ouvrage, suffit à lui seul à renverser la construction de Bauer et à faire s'effondrer son mécanisme.
Il est bien évident que la « suraccumulation » de Bauer et la suraccumulation de Marx sont deux concepts économiques très différents et même opposés.
Pour Bauer la suraccumulation est identique avec une période de prospérité, une demande très élevée de main-d'œuvre, la résorption de l'armée industrielle de réserve. Chez Marx l'excédent de capital va de pair avec un excédent de population ouvrière, avec un chômage accru ; la suraccumulation est donc identique pour lui avec la crise et la dépression la plus profonde. Bauer déclare : il y a périodiquement trop de capital parce qu'il y a trop d'ouvriers. Marx déclare : il y a périodiquement trop de capital, et par conséquent trop d'ouvriers. Il pose en outre la question : par rapport à quoi y a-t-il trop de capital et trop d'ouvriers ? et il répond par rapport aux possibilités d'écoulement dans des conditions normales » assurant le profit nécessaire. C'est parce que le marché se trouve périodiquement trop étroit pour les marchandises capitalistes qu'une partie du capital doit être mise en sommeil, et, du même fait, une partie de la main-d'œuvre mise à pied. Voici quels sont pour Marx les rapports des causes et des effets économiques : le point de départ est toujours le marché pour l'écoulement des marchandises capitalistes (écoulement à des prix « normaux » donc renfermant au moins le profit moyen). C'est la possibilité d'écoulement et les variations de prix qui déterminent chaque fois l'ampleur du capital fonctionnant. L'ampleur du capital détermine à son tour la quantité de main-d’œuvre occupée. Cette idée se retrouve à chaque instant dans le livre Ill du Capital, au tome I. Ainsi à la page 226 (trad. Éditions Sociales, tome 6, p. 258), où il traite de la « contradiction interne » de la production capitaliste, qui « cherche une solution dans l'extension du champ extérieur de la production ». Bauer évoque également à un endroit « l'extension du champ de la production » nécessaire à l'accumulation ; ce passage est manifestement une citation tronquée de la phrase de Marx; et il ajoute ce commentaire, orienté dans le sens de son idée fixe : « Le champ de la production s'étend par l'accroissement de la population [c'est-à-dire de la population ouvrière]. » (Loc. cit., p. 870.) Or Marx explique clairement ce qu'il entend par l' « extension du champ extérieur de la production ». La phrase précédant immédiatement la formule de manière lapidaire : « Il faut donc que le marché s'agrandisse sans cesse » (Capital, ibid., p. 226, trad. Éditions Sociales, tome 6, p. 258). De même à la page 237 (trad. Éditions Sociales, tome 6, p. 267) : « Et ainsi la boucle serait de nouveau bouclée. Une partie du capital dévalué pour avoir cessé de fonctionner retrouverait son ancienne valeur. Pour le reste, les choses décriraient de nouveau le même cercle vicieux sur la base de conditions de production élargies, d'un marché plus vaste, d'une force productive augmentée. »
De même également, comme nous l'avons déjà vu, à la page 238 (trad. Éditions Sociales, tome 6, p. 268) :
« Les mêmes circonstances qui ont augmenté la force productive du travail, multiplié la masse des produits-marchandises, élargi les marchés, accéléré l'accumulation du capital en masse et en valeur, et abaissé le taux de profit, ont donné naissance à une surpopulation relative et l'engendrent en permanence; les ouvriers en surnombre ne sont pas employés par le capital en excédent... », etc.
Il est évident que Marx n'a pu entendre ici par l'extension du « champ extérieur de la production », c'est-à-dire des marchés, l'accroissement de la population ouvrière. Car l'extension des marchés va de pair chez Marx avec le licenciement de la main-d'œuvre, l'augmentation de l'armée industrielle de réserve, donc avec la diminution du pouvoir d'achat de la classe ouvrière.
De même à la page 239 (trad. Éditions Sociales, tome 6, p. 269) : « Si l'on vient dire qu'il n'y a pas surproduction générale (au cours des crises], mais disproportion à l'intérieur des différentes branches de production... on exige que des pays où le système de production capitaliste n'est pas développé maintiennent leur consommation et leur production au niveau qui convient aux pays du mode de production capitaliste. » Marx explique nettement la crise non pas par une disproportionnalité entre le capital disponible et la population ouvrière disponible, mais par une perturbation dans les échanges entre les pays capitalistes et les pays non capitalistes ; en outre, en mentionnant au passage ces échanges, il semble les considérer comme la base naturelle de l'accumulation.
Quelques lignes plus loin, il écrit encore :
« Comment, sinon, serait-il possible que la demande de ces mêmes marchandises, dont la masse du peuple ressent la carence, soit insuffisante et qu'il faille rechercher cette demande à l'étranger, sur de lointains marchés, pour pouvoir payer aux ouvriers du pays la quantité moyenne de subsistances indispensables ? » (Ibid., p. 239, trad. Éditions Sociales, tome 6, pp. 269-70).
Marx affirme ici nettement que le degré d'emploi des ouvriers dans les pays capitalistes dépend de la possibilité d'écoulement des marchandises « sur de lointains marchés ».
Ces citations suffisent à montrer que Bauer se réclame à tort du livre Ill du Capital. Mais qu'en est-il de la courte phrase extraite par Bauer de l'Histoire des Doctrines Économiques (vol. Il, 2º partie, p. 244 de l'édition allemande).
« L'augmentation de la population apparaît comme la base de l'accumulation en tant que processus constant ». Est-ce que tout le « mécanisme » de Bauer n'est pas contenu en germe dans ces mots ? Eh bien, Bauer n'a fait que tirer le passage de son contexte : l'ensemble du texte rend un son différent. Marx y examine les conditions de la « transformation du revenu en capital », c'est-à-dire de l'investissement productif de la plus-value. Il explique que la seule manière de procéder à cet investissement est de transformer la nouvelle portion de capital additionnel en capital constant, pour la part la plus importante, et en capital variable pour une part moindre. « Tout d'abord une partie de la plus-value et du surproduit correspondant en moyens de subsistance doit être transformée en capital variable, c'est-à-dire qu'il faut acheter avec cela du travail nouveau. Ce n'est possible que si le nombre des ouvriers s'accroît ou si le temps de travail pendant lequel ils travaillent est prolongé. » Ce dernier facteur intervient dans le cas où des prolétaires qui n'étaient occupés auparavant qu'à temps partiel le sont désormais à plein temps, ou si la journée de travail est prolongée au-delà de la mesure normale. En outre on recrute dans des couches du prolétariat qui jusqu'à présent ne participaient pas à la production : parmi les femmes, les enfants, les pauvres. « Enfin, écrit Marx, par l'accroissement absolu de la population ouvrière avec l'accroissement de la population générale. Si l'accumulation doit être un processus constant et continu, cette croissance absolue de la population, bien qu'elle diminue relativement en regard du capital utilisé, est une condition nécessaire. » Suitalors la petite phrase que Bauer a arrachée de son contexte : « L'accroissement de la population apparaît comme la base de l'accumulation en tant que processus constant. »
Tel est donc le sens du texte de l'Histoire des Doctrines Économiques que cite Bauer comme un témoignage classique à l'appui de son « mécanisme ». Ce que le lecteur doit retenir du passage cité, au premier regard, c'est le raisonnement suivant de Marx :
Pour que l'accumulation, c'est-à-dire l'extension de la production ait lieu, des forces de travail supplémentaires sont nécessaires. Sans une population ouvrière croissante, il ne peut donc y avoir d'extension constante de la production. L'ouvrier le moins cultivé comprend ce raisonnement. C'est dans ce sens qu'il faut entendre la formule « l'accroissement de la population en tant que base de l'accumulation ».
Il ne s'agissait pas pour Bauer de savoir si un accroissement de la population ouvrière est nécessaire à l'accumulation, ce que personne n'a jamais contesté, que nous le sachions, mais si c'est une condition suffisante. Marx : l'accumulation ne peut pas avoir lieu sans une population ouvrière croissante. Bauer poursuit le raisonnement inverse : pour que l'accumulation ait lieu, il suffit que la population ouvrière s'accroisse. Marx part de l'hypothèse de l'accumulation, de la possibilité d'écouler les produits sans difficulté ; ce qu'il examine, ce sont les formes du processus ; et il découvre, entre autres, que l'accroissement de la population ouvrière est un facteur nécessaire de l'accumulation. Chez Bauer l'accroissement de la classe ouvrière est la donnée première qui détermine l'élargissement de la production et en règle le processus ; en revanche il ne se préoccupe absolument pas du marché. Nous avons donc ici le même renversement de la pensée de Marx que dans le témoignage classique cité du livre III du Capital.
Cependant, peut-être voyons-nous trop de choses dans la citation de Marx ? Peut-être le texte de Marx permettait-il l'interprétation de Bauer, ou peut-être de le fausser dans son propre sens ? Pourtant on voit mal comment il pourrait se méprendre sur le sens de ces mots si on suppose qu'il a vraiment lu le chapitre d'où la phrase est tirée. Car quelques pages plus loin Marx lui-même précise en termes clairs l'idée et le problème qui sont à la base de son analyse :
« Il faut à présent formuler la question de la manière suivante en supposant une accumulation générale [souligné par Marx], c'est-à-dire en supposant que dans toutes les branches de la production le capital soit accumulé plus ou moins, ce qui est en réalité une condition de la production capitaliste - quelles sont les conditions de cette accumulation générale, en quoi consiste-t-elle ? »
Et il répond que ces conditions sont qu'avec une partie du capital-argent on achète de la force de travail, avec l'autre des moyens de production. (Ibid., p. 250. 1).
Il ajoute encore, pour dissiper les doutes, comme s'il prévoyait les interprétations des multiples « experts » : « Nous n'examinerons pas le cas où plus de capital est accumulé qu'on ne peut en mettre dans la production, par exemple sous la forme d'argent qui reste inemployé chez les banquiers. D'où le fait de prêter à l'étranger, etc., bref la spéculation d'investissement. Nous n'examinerons pas davantage le cas où il est impossible de vendre la niasse des marchandises produites, les crises, etc. Ceci fera partie du chapitre de la concurrence. Nous n'avons ici à examiner que les formes du capital dans les phases diverses de son processus, examen où nous supposons toujours que les marchandises sont vendues à leur valeur. » (Ibid, p. 252.)
Ce texte indique que Marx suppose acquis d'avance l'élargissement du marché et la possibilité de l'accumulation. et qu'il se préoccupe seulement du déroulement du processus. L'une des phases en est l'embauche de nouvelles forces de travail, qui implique bien entendu l'accroissement de la population ouvrière. D'où Bauer conclut : pour que l'accumulation ait lieu, il suffit que la population ouvrière s'accroisse ; plus encore, l'accumulation a lieu parce que la population ouvrière s’accroît. Le sens et le but objectif de l'accumulation et de son « mécanisme » sont l'adaptation à l'accroissement de la population ouvrière.
L'homme a besoin pour vivre de respirer, l'air est une condition nécessaire à son existence. D'où Bauer conclurait : l'homme vit d'air, il vit afin de pouvoir respirer, tout le processus biologique n'est rien d'autre qu'une adaptation « automatique » du mécanisme du corps à l'inspiration et à l'expiration. Superbe résultat de la spéculation savante et abstraite !
Trêve de plaisanterie : la chose est rien moins que comique. Il ne s'agit plus en effet de ma personne ni de mon livre, mais des principes élémentaires de la doctrine de Marx. Nous quitterons à présent nous aussi les sommets nébuleux et arides du troisième livre du Capital et de l'Histoire des Doctrines Économiques, qui sont restés malheureusement inconnus, sauf à de rares exceptions, du public marxiste. et nous reviendrons au livre I du Capital qui a jusqu'à présent fourni à la social-démocratie ses principes économiques de base. Tout lecteur familiarisé avec le premier livre de l'ouvrage de Marx peut sans peine vérifier la construction de Bauer : il lui suffit d'ouvrir le chapitre 23, à la page 602, quatrième édition (trad. Éditions Sociales, tome 3, ch. 23, p. 80), pour lire :
« Vraiment ce serait une belle loi pour l'industrie moderne que celle qui ferait dépendre le mouvement du capital d'un mouvement dans le chiffre absolu de la population ouvrière, au lieu de régler l'offre de travail par l'expansion et la contradiction alternatives du capital fonctionnant, c'est-à-dire d'après les besoins momentanés de la classe capitaliste. Et c'est pourtant là le dogme économiste ! »
Marx fait allusion au vieux « dogme » du prétendu fonds de salaires, inventé par l'économie politique bourgeoise, selon lequel le capital disponible de la société à un moment donné constituerait une grandeur bien déterminée, tandis que la population ouvrière occupée dépendrait uniquement de son accroissement naturel. Marx se lance dans une polémique détaillée contre ce dogme, et quelques-unes de ses attaques atteignent au passage son disciple « expert » Bauer, qui apprend ainsi à la page 605 (trad. Éditions Sociales, tome 3, p. 83, revu par nous N. d. T.) :
« La demande de travail n'est pas identique avec la croissance du capital, l'apport de travail n'est pas identique avec l'accroissement de la classe ouvrière, si bien que deux puissances indépendantes l'une de l'autre agissent l'une sur l'autre. Les dés sont pipés [en français dans le texte]. Le capital agit des deux côtés à la fois. Si son accumulation augmente la demande de travail, elle en augmente aussi l'offre en fabriquant des surnuméraires... ». etc.
Dans le « mécanisme » de Bauer, l'armée industrielle de réserve se constitue, nous l'avons vu, à la suite du retard, de l'accumulation, par rapport à l'accroissement de la population. Bauer dit catégoriquement :
« Le premier effet de la sous-accumulation est la constitution d'une armée industrielle de réserve. » (Neue Zeit, loc. cit., p. 869.) Donc plus l'accumulation du capital est insuffisante, plus l'armée industrielle de réserve est nombreuse, selon les affirmations de Bauer. Voilà ce que lui enseigne Marx quatre pages plus loin, dans le passage suivant :
« La réserve industrielle est d'autant plus nombreuse que la richesse sociale. le capital en fonction, l'étendue et l'énergie de son accumulation, partant aussi le nombre absolu de la classe ouvrière et la puissance de son travail, sont pliés considérables. Les mêmes causes qui développent la force expansive du capital amenant la mise en disponibilité de la force ouvrière, la réserve industrielle doit augmenter avec les ressorts de la richesse. »
Un peu plus loin, Marx se fait sarcastique :
« On comprend donc toute la sottise de la sagesse économique qui ne cesse de prêcher aux travailleurs d'accommoder leur nombre aux besoins du capital. Comme si le mécanisme du capital ne le réalisait pas continuellement, cet accord désiré... » (loc. cit., p. 610, trad. Éditions Sociales, tome 3, p. 87).
Quelle est la plus grande « folie » : la vieille folie de la bourgeoisie prêchant aux ouvriers d'adapter leur accroissement aux besoins du capital, ou la nouvelle folie « austro-marxiste », qui enseigne aux ouvriers que le capital s'adapte au contraire constamment à leur accroissement ? Je crois que la seconde folie est la plus grande. Car la première était simplement un reflet subjectif et peu compréhensif du rapport réel des choses, tandis que la folie actuelle renverse la réalité.
Dans tout le chapitre traitant de la population ouvrière et de son accroissement, Marx évoque sans cesse des « besoins de mise en valeur » du capital. C'est à ces besoins que, d'après Marx, la population ouvrière s'adapte dans son accroissement, c'est d'eux que dépendent la demande de main-d'œuvre et le niveau des salaires, la conjoncture plus animée ou au contraire plus terne, la prospérité ou la crise. Qu'est-ce donc que ces « besoins de mise en valeur » dont Marx nous parle constamment et dont Bauer ne souffle pas mot à propos de son « mécanisme » ? Marx parle sans cesse dans le même chapitre des « expansions soudaines » du capital auxquelles il attribue la plus grande importance dans le mouvement de l'accumulation et de la population ouvrière. Plus encore, la capacité d'expansion soudaine et illimitée du capital est, d'après Marx, le trait caractéristique et le facteur déterminant du développement de la grande industrie moderne. Que faut-il donc entendre par ces « expansions soudaines » si importantes pour Marx, que Bauer n'évoque pas davantage ?
Marx nous donne la réponse à ces deux questions dès le début de ce même chapitre :
« ... Enfin si ces circonstances exceptionnellement favorables - l'ouverture de nouveaux marchés du dehors, de nouvelles sphères de placement à l'intérieur à la suite de nouveaux besoins sociaux, etc., - viennent à l'aiguillonner, la passion du gain jettera brusquement de plus fortes portions du produit net dans le fonds de la reproduction pour en dilater encore l'échelle (Capital, I, p. 577, trad. Éditions Sociales, livre I, ch. XXV, p. 55, tome 3, complété par nous N. d. T.).
De même un peu plus loin, avec plus de détails, à la page 597 (trad. Éditions Sociales, tome 3, pp. 76-77, complété par nous N. d. T.) :
« Avec l'accumulation et le développement des forces productives qui l'accompagne, la force d'expansion soudaine du capital s'accroît non seulement parce que l'élasticité du capital fonctionnant s'accroît ainsi que la richesse absolue dont le capital ne constitue qu'une partie élastique; non seulement parce que le crédit, sous l'aiguillon de chaque circonstance favorable fait affluer brusquement à la production une masse extraordinaire de cette richesse comme capital additionnel. La masse de la richesse sociale qui s'accroît grâce au progrès de l'accumulation et qui peut se convertir en capital additionnel se jette avec frénésie dans les branches anciennes de la production dont le marché s'élargit brusquement, ou dans des nouvelles branches telles que les chemins de fer.... etc., dont le besoin résulte du développement des anciennes branches. Dans tous ces cas de grandes masses de population doivent pouvoir être jetées brusquement et sans modifier l'échelle de la production dans d'autres sphères aux points décisifs. La surpopulation y pourvoit. »
Marx explique donc non seulement comment les expansions soudaines de capital se produisent : à la suite d'un élargissement soudain des débouchés ; mais il définit également la fonction particulière de l'armée industrielle de réserve, qui est d'être « mobilisable », pour toutes ces expansions soudaines extraordinaires du capital. Marx voit là la fonction essentielle, la fonction proprement dite de l'armée industrielle de réserve, et à cause de cette fonction il fait de l'existence de l'armée industrielle de réserve une condition vitale de la grande production capitaliste moderne : la formation de la surpopulation industrielle est devenue « le levier le plus puissant de l'accumulation, une condition d'existence de la production capitaliste... La conversion, toujours renouvelée, d'une partie de la classe ouvrière en autant de bras à demi occupés ou tout à fait désœuvrés imprime donc au mouvement de l'industrie moderne sa forme typique. » (loc. cit. I, pp. 597-598. Trad. Éditions Sociales, tome 3, pp. 76-77). Marx définit cette idée avec clarté et concision à la page 573 (ce passage ne se trouve pas dans la traduction des Éditions Sociales, N. d. T.) : « Dès que... les conditions de production générale correspondant à la grande industrie sont établies, le mode de produire acquiert une élasticité, une capacité d'extension soudaine et par bonds qui ne trouve ses limites qu'aux matières premières et aux débouchés. »
Que dit Bauer de tout cela ? Il n'y a aucune place dans nos « mécanismes » pour les expansions soudaines du capital, ni pour aucune élasticité. Et ceci pour deux raisons : d'abord parce que la production n'est réglée dans ce mécanisme que par la population ouvrière et son accroissement, les débouchés ne jouant chez Bauer aucun rôle. Or bien évidemment l'accroissement de la population par la reproduction naturelle ne connaît pas d'extension par bonds. Il y a sans doute périodiquement un gonflement subit de l'armée industrielle de réserve, mais cela se produit, pour Bauer, précisément à la phase de la « sous-accumulation », donc de croissance lente, d'insuffisance de capital disponible par rapport à la classe ouvrière. Mais deuxièmement la condition indispensable aux expansions soudaines n'est pas seulement un élargissement brusque du marché, mais aussi l'existence de réserves de capitaux disponibles et déjà accumulées, réserves que, comme dit Marx, « le crédit, sous l'aiguillon de chaque circonstance favorable, fait affluer brusquement à la production une masse extraordinaire de cette richesse comme capital additionnel ». Ces ressources sont exclues chez Bauer. Dans son « mécanisme » la « sous-accumulation » ne peut être suivie d'une prospérité nouvelle que dans la mesure où, sous la pression du chômage, la baisse générale des salaires permet d'accumuler à nouveau du capital.
Les expansions soudaines du capital restent ainsi inexplicables à partir du « mécanisme » de Bauer, de même que l'explosion de la crise ; et l'armée industrielle de réserve n'y a pas non plus de fonction définie. Bauer la fait périodiquement surgir comme une conséquence du progrès technique, mais il ne lui attribue pas d'autre rôle que ce qui apparaît chez Marx au second plan : celui de faire pression sur les salaires des ouvriers occupés. En revanche ce qui en fait chez Marx une « condition vitale » le « levier » de la production capitaliste n'apparaît pas chez Bauer. Ce qui prouve que Bauer est bien embarrassé de l'armée de réserve, c'est la fait comique qui la fait « résorber » trois fois au cours du cycle industriel : au point le plus bas de la « sous-accumulation », à l'apogée de la « suraccumulation », enfin à l'état moyen de l'équilibre !
Ces bizarreries proviennent d'une raison très simple qui est celle-ci : chez Bauer ce n'est pas le capital et ses « besoins de mise en valeur » qui règlent le mouvement de la population comme c'est le cas chez Marx, et dans la réalité, mais inversement le mouvement du capital dépend de la population ouvrière et de son accroissement. Le capital chez Bauer fait penser au conte du lièvre et du hérisson : il court toujours essoufflé derrière la population ouvrière, tantôt la dépassant d'un bond, tantôt restant en arrière, pour finalement entendre, une fois arrivé au but : me voilà, je suis déjà au but !
Mais il y a chez Marx une idée fondamentale qui gouverne toute la dernière partie du livre I : c'est l'idée que la population ouvrière adapte son accroissement au capital et aux perspectives momentanées du marché, que ceux-ci la déterminent et en dirigent les mouvements. Marx se donne la peine d'expliquer cette découverte fondamentale, de la page 573 à la page 616, donc sur plus de quarante pages : « C'est là la loi générale et absolue de l'accumulation capitaliste », conclut-il. Suit un paragraphe intitulé « Illustration » qui remplit soixante-cinq pages. Que nous enseigne l'exemple de l'Angleterre, pays capitaliste typique qui tient la tête de la production industrielle ? Il montre que, tandis que l'accroissement annuel de la population en Angleterre n'a cessé de baisser entre 1811 et 1861, la richesse, c'est-à-dire, l'accumulation capitaliste n'a cessé d'augmenter dans des proportions gigantesques. Marx illustre cette constatation par des preuves statistiques innombrables et l'éclaire de plusieurs côtés.
Peut-être Bauer s'écriera-t-il alors : mais ce développement énorme de l'industrie anglaise au XIX° siècle n'était pas prévu pour les besoins de la seule population anglaise, on ne peut pas prendre la population anglaise pour mesure de ce développement, celui-ci n'en est pas la base économique. Que l'on songe par exemple aux débouchés anglais aux Etats-Unis, en Amérique du Sud et en Amérique centrale, que l'on songe aux crises périodiques de l'industrie anglaise qui ont éclaté entre 1825 et 1867, après chaque extension brusque du marché dans ces pays. Sans doute, c'est exact. Mais si Bauer sait cela, il sait tout ; alors il sait aussi que sa théorie de la tendance de l'accumulation à s'adapter à l'accroissement de la population ouvrière est un non-sens ; il sait ce que Marx voulait démontrer et illustrer dans le livre premier du « Capital » : c'est, à l'inverse de la théorie de Bauer, la population ouvrière qui s'adapte chaque fois dans sa grandeur à l'accumulation capitaliste et à ses « besoins de mise en valeur », c'est-à-dire aux possibilités d'écoulement.
C'est ici le point culminant de la théorie exposée dans le livre I du Capital. Marx résume dans cette découverte fondamentale tout l'esprit de sa théorie de l'exploitation capitaliste, le rapport cardinal qui existe entre le capital et le travail et la loi particulière « de la population » en période capitaliste.
Bauer, arrive, et avec la plus grande placidité, il renverse tout l'édifice de Marx, déclarant à la face du monde que tout le mouvement du capital provient de sa tendance à s'adapter à l’accroissement de la population ouvrière ! Quant au contenu, la théorie de Bauer, est, nous l'avons vu, une bulle de savon. Si on la corrige en supposant avec Marx une réserve sociale élastique de capitaux et une capacité illimitée d'extension du capital, on supprime la « sous-accumulation ». Si on suppose avec Marx, comme autre correctif, la constitution permanente de l'armée industrielle de réserve, qui a pour fonction d'assurer, même à l'apogée de la prospérité, la satisfaction des exigences du capital, on supprime sa théorie spécifique de la « suraccumulation ». Si on suppose avec Marx - troisième correctif - une diminution relative constante du capital variable par rapport au nombre des ouvriers résultant du progrès technique, l' « équilibre » de Bauer s'effondre. Le « mécanisme » s'écroule. Mais ce qui est plus important que ces constructions nébuleuses, c'est l'idée qui en constitue la base : la prétendue tendance du capital à adapter son mouvement à la population ouvrière. Cette idée contredit l'esprit même de la théorie de Marx. Et ce non-sens systématisé, élaboré avec une suffisance pédante, a pu paraître dans l'organe théorique officiel du marxisme ! Dans un excès de zèle pour la bonne cause, dans le désir de livrer aux flammes une hérétique insolente, on ne s'est pas aperçu que les attaques s'adressaient en même temps à quelqu'un de plus grand. Le domaine des sciences naturelles est soumis aujourd'hui à une critique et à un contrôle publics toujours vigilants. Il est inconcevable dans ce domaine que par exemple quelqu'un, voulant expliquer le système astronomique moderne, invente tout à coup des calculs précis sur les mouvements de tous les astres autour de la terre ; personne ne le prendrait au sérieux dans le public cultivé. Plus exactement une telle idée ne parviendrait même pas à la connaissance du public car il ne se trouverait aucun rédacteur de revue scientifique pour laisser passer un non-sens pareil. Il me semble que le gouvernement des experts austro-marxistes laisse fort bien passer de telles incongruités ! La théorie de l'accumulation de Bauer, proclamée du haut d'une telle tribune, n'est pas une simple erreur telle que l'ardeur de la connaissance scientifique peut en faire commettre à toute époque ; je déclare, sans tenir compte des attaques dirigées contre mon ouvrage, qu'elle fait honte au marxisme officiel actuel et constitue un scandale pour la social-démocratie.