1917

Extraits des lettres de prison, Rosa Luxemburg, traduction de Michel Aubreuil, Editions Bélibaste, 1969

luxemburg

Rosa Luxemburg

Lettre à Sonia Liebknecht

19 avril 1917

 

Wroncke, le 19 avril 1917

Hier c’est avec joie que j’ai reçu votre carte, bien que le ton en soit triste. Comme je souhaiterais être auprès de vous maintenant, pour vous faire rire, comme naguère, après l’arrestation de Karl. Vous vous souvenez ? Au café Fürstenhof, nous avons attiré l’attention par nos éclats de rire intempestifs. Que de bon moments nous avons passés, malgré tout ! Tous les jours, nous partions de bonne heure à la recherche d’une automobile, Potsdamer Platz, puis nous nous faisions conduire à la prison, à travers le Tiergarten en fleurs, par la rue Lehrter, bien tranquille, avec ses grands ormes, puis, au retour, nous faisions régulièrement halte au Fürstenhof, et régulièrement vous veniez chez moi, à Südende, où le mois de mai éclatait dans toute sa splendeur ; nous passions des heures agréables dans la cuisine où Mimi et vous-même attendiez patiemment, devant la petite table à la nappe blanche, les résultats de mon art culinaire (vous rappelez-vous les bons haricots verts à la parisienne ?) Et j’ai gardé le souvenir très vif d’un beau temps immuable, ensoleillé et chaud ; c’est seulement par des journées semblables que l’on éprouve toute la joie du printemps. Puis je ne manquais jamais de vous rendre visite, le soir, dans votre petite chambre. J’aime tant vous voir dans ce rôle de ménagère qui vous va si bien, lorsque, avec votre silhouette de jeune fille, vous vous tenez près de la table et servez le thé. Enfin, à minuit, nous nous reconduisions, à tour de rôle, par les rues obscures qui embaumaient. Souvenez-vous de cette nuit merveilleuse, à Südende, quand je vous ai raccompagnée chez vous ; les pignons qui détachaient leurs contours nets et noirs sur le ciel bleu et délicat donnaient aux maisons des allures de châteaux-forts.

Sonjuscha, je voudrais être toujours auprès de vous, pour vous distraire, bavarder ou me taire avec vous, pour vous éviter de retomber dans vos tristes pensées, votre désespoir. Dan votre carte vous posez cette question : « Pourquoi faut-il qu’il en soit ainsi ? » Enfant que vous êtes, la vie est « ainsi » depuis toujours, elle est tout à la fois souffrance, séparation, nostalgie. Il faut la prendre telle quelle et se dire que tout est bien ainsi. C’est du moins ce que je fais, non par une sagesse qui serait le fruit de la méditation, mais simplement par nature. Je sens, comme par instinct, que c’est la seule façon de prendre la vie, et je suis réellement heureuse, quelles que soient les circonstances. De ma vie présente et passée je ne retrancherais rien, je ne changerais rien. Si seulement je pouvais vous amener à voir la vie de la même manière.

Je ne vous ai pas encore remerciée pour le portrait de Karl. Vous m’avez donné une grande joie. C’était vraiment le plus beau cadeau d’anniversaire que vous puissiez m’envoyer. Il est devant moi, sur la table, bien encadré, et ne me quitte pas du regard. (Vous l’avez remarqué, il y a des portraits qui vous suivent des yeux où que vous soyez). Le portrait est très ressemblant. Comme Karl doit se réjouir des nouvelles qui nous viennent de Russie ! Et vous avez une raison personnelle d’être heureuse. Maintenant, rien ne devrait plus s’opposer à ce que votre mère vienne vous voir. Avez-vous pensé à cela ? Je vous souhaite beaucoup de soleil et de chaleur. Ici, il n’y a encore que des bourgeons, et hier il est tombé du grésil. Je me demande où en est mon « Midi » de Südende. L’année dernière, nous sommes restées un moment devant la grille, vous admiriez l’exubérance de la végétation.

Ne vous donnez pas le souci d’écrire des lettres. Moi, je vous écrirai longuement, mais il me suffit que vous m’envoyiez un petit mot sur une carte postale. Sortez le plus possible, faites beaucoup de botanique. Avez-vous emporté ma petite flore ? Gardez confiance, chère amie, tout ira bien, vous verrez.

Je vous embrasse affectueusement

Votre amie fidèle

Rosa