1919 |
La dernière lettre de Rosa Luxemburg |
Très chère Clara,
J’ai reçu aujourd’hui ta longue lettre, j’ai pu la lire enfin à loisir et, ce qui est encore plus incroyable, je peux y répondre. C’est qu’on ne saurait décrire la vie que je - que nous menons ici depuis des semaines, le tourbillon, le changement perpétuel de domicile, les nouvelles alarmantes continuelles, et, au milieu de tout ça, un travail épuisant, des réunions... À la lettre, je n’ai pas eu le temps de t’écrire ! Je ne vois mon appartement que de temps à autre pour deux ou trois heures, la nuit. Peut-être vais-je aujourd’hui réussir à t’écrire une lettre. Seulement, je ne sais par où commencer, tant j’ai de choses à te dire.
Avant tout, donc, la question de la non-participation aux élections : tu surestimes énormément la portée de cette résolution. Il n’y a pas de partisans de Rühle. À la conférence, Rühle n’a pas été du tout un « leader ». Notre « défaite » n’a été que la victoire d’un extrémisme un peu puéril, en pleine fermentation, sans nuances. Mais ce n’a été que le début de la conférence. Au cours de celle-ci, le contact s’est établi entre nous (la Direction centrale) et les délégués, et lorsque dans mon rapport je suis revenue brièvement sur la question de la participation aux élections, j’ai senti une tout autre résonance qu’au début. N’oublie pas que les spartakistes sont, pour une bonne part, une génération neuve, sur qui ne pèsent pas les traditions abrutissantes du « vieux » parti, du parti « qui a fait ses preuves », et il faut accepter le fait avec ses lumières et ses ombres. Nous avons décidé à l’unanimité de ne pas faire de ce point une question essentielle et de ne pas le prendre au tragique.
En réalité, les événements actuels, qui se précipitent, rejettent tout à fait au second plan la question de l’Assemblée nationale, et, si les choses continuent comme à présent, il semble fort douteux qu’on ait des élections et une Assemblée nationale. Tu portes sur la question (je veux dire sur le caractère tragique de cette résolution) un tout autre jugement que nous parce que tu n’as malheureusement pour l’instant pas de contacts avec nous, que tu ne sais pas les détails, ou plutôt que tu ne sens pas la situation comme on la connaît, par impressions directes.
Mon premier mouvement, quand j’ai lu ta lettre et ton télégramme sur la question des élections, a été de te télégraphier : viens ici le plus vite possible. Je suis sûre qu’il suffirait que tu passes une semaine ici et que tu participes directement à nos travaux et discussions pour qu’un accord total soit établi entre nous sur les grandes et les petites questions. Mais je me vois contrainte de te dire au contraire : attends encore un peu, pour venir, que nous ayons des jours un peu plus tranquilles. Vivre dans ce tourbillon et ce danger de chaque heure, avec ces changements de domicile, cette presse et ces poursuites, cela ne te vaudrait rien et surtout il n’y a absolument pas moyen de travailler correctement ni même seulement de discuter.
J’espère que, d’ici une semaine, la situation sera plus claire, dans un sens ou dans l’autre et qu’il sera de nouveau possible de travailler régulièrement. Alors ta venue ici serait le début d’une collaboration systématique d’où résulteront tout naturellement échanges de vues et accord.
Nota bene : nous n’avons accepté dans nos rangs aucun « borchardien ». Au contraire, Borchardt a été éjecté par les « communistes internationalistes », et cela à notre demande.
Les « communistes » étaient pour l’essentiel des Hambourgeois et des Brêmois : cette acquisition a sans doute des inconvénients, mais ce sont là en tout cas des points secondaires, sur lesquels il faut passer et qui se régleront avec le progrès du mouvement.
Au total, notre mouvement se développe magnifiquement et, dans tout le Reich. La séparation d’avec l’USPD était devenue absolument nécessaire, pour des raisons politiques, car, si les hommes sont toujours ceux qu’ils étaient à Gotha [1], la situation, elle, est aujourd’hui tout à fait différente.
Les crises politiques violentes que nous vivons ici, à Berlin, toutes les deux semaines ou même plus souvent, gênent considérablement la mise sur pied d’un travail systématique de formation et d’organisation, mais elles constituent en même temps un admirable enseignement pour les masses. Et en fin de compte il faut bien prendre l’histoire comme elle se déroule...
Que tu reçoives si rarement la Rote Fahne, c’est quelque chose d’épouvantable ! Je vais faire en sorte de te l’envoyer chaque jour. Pour l’heure, les combats continuent à Berlin, beaucoup de nos braves gars sont tombés. Meyer, Ledebour [2] et (nous le craignons) Leo [3] sont arrêtés.
Il me faut en rester là pour aujourd’hui. Je t’embrasse mille fois.
Ta R.