1870-71

Marx et Engels face au premier gouvernement ouvrier de l'histoire...


La Commune de 1871

K. Marx - F. Engels

Combats d'arrière-garde


Notice du traducteur

Marx et Engels n'ont pas arrêté le combat pour la Commune le jour où elle fut vaincue. Sur le simple plan militaire de la lutte des classes, il importe que le parti organise les forces révolutionnaires, non seulement quand elles passent à l'attaque, mais encore lorsqu'elles battent en retraite: la défaite est plus ou moins lourde selon la manière dont le vaincu y réagit, physiquement et moralement; en outre, les conditions de la reprise de la lutte et la chance de vaincre dans la prochaine guerre de classes sont fortement déterminées par la capacité de sauver et d'organiser les forces révolutionnaires après la défaite. La Seconde Internationale n'aurait pu surgir plus forte que la Première, si elle n'avait pas été reliée par un fil ininterrompu, quoique ténu, sur le plan théorique aussi bien que politique et militant. On ne construit pas une Internationale dans l'enthousiasme et la volonté révolutionnaires, retrouvés un beau jour. Même lorsqu'elle eut cessé d'exister « formellement », le petit « parti Marx » continua de défendre ses principes avec une continuité totale et sur des positions invariables. De même Lénine, en fondant la Troisième Internationale, mena sans interruption une dure lutte, toujours contre le révisionnisme, et parfois à contre-courant des masses, par exemple après la débâcle de la Seconde Internationale, le 14 août 1914.

Du plan militaire de l'agencement de la retraite, on arrive tout de suite au plan politique, en passant par le problème organisationnel. Mais ce qui est toujours fondamental, c'est la lutte théorique qui oriente et le caractère et le but de la lutte politique.

Marx et Engels avaient déconseillé aux ouvriers parisiens d'engager la bataille décisive, parce qu'un rapport de forces défavorable et la faiblesse de leur organisation les empêchaient de vaincre. On devait retrouver, après la dure défaite, un rapport de force général au moins aussi défavorable et une organisation amoindrie. Cependant, Marx avait saisi que les ouvriers, acculés à la bataille par la bourgeoisie, avaient eu le juste instinct de se battre plutôt que de succomber sans lutter devant la bourgeoisie, car « dans le dernier cas, la démoralisation de la classe ouvrière eût été un malheur infiniment plus grand » (cf. supra p. 130).

Si l'Internationale remporta encore des victoires lors de la bataille d'arrière-garde, ce fut l'immense mérite de Marx et d'Engels, ainsi que des ouvriers courageux et combatifs. Il existe toujours un rapport, non pas direct, mais dialectique, entre la force et la valeur du prolétariat et celles de son parti, entre les conditions objectives et les conditions « subjectives ».

Les textes de la dernière partie de ce volume sur la Commune sont, grosso modo, subdivisés logiquement et chronologiquement, selon les rubriques suivantes:

1º Défense immédiate de la Commune. Marx et Engels intensifient encore la lutte après la défaite de Mai, en dénonçant avec énergie les ennemis déclarés et cachés de tout l'univers officiel: gouvernements, presse, partis réactionnaires, oppositionnels, petits-bourgeois, républicains, etc. Parallèlement, la presse libérale anglaise, par exemple, découvre son véritable visage: son hostilité croît à chaque Adresse de l'Internationale et, elle se fait la complice de Thiers dans la chasse aux Communards.

La grande peur de toutes les classes privilégiées atteint son paroxysme après la Commune et gagne tout le monde civilisé. Elle va de pair avec le terrorisme de la bourgeoisie à l'encontre des ouvriers, des Communards, et des membres de l'Internationale. La répression va des fusillades et déportations à la délation, la fabrication de faux, la provocation, la diffamation et la falsification des principes et des buts de la Commune et du socialisme. Le spectre du communisme hante toute l'Europe voire l'Amérique, et l'attitude courageuse de l'Internationale sous la direction de Marx et d'Engels atteint un résultat que l'on pouvait difficilement espérer après l'écrasement de la Commune et le déchaînement de la réaction: faire de l'Internationale une véritable puissance en Europe.

En rendant coup pour coup avec les moyens dont elle disposait, l'Internationale fit connaître et respecter partout la Commune et elle-même. Marx définit sa méthode, en accord avec les blanquistes: « Nous devons mener une action non seulement contre les gouvernements, mais encore contre l'opposition bourgeoise qui n'est pas encore arrivée au gouvernement. Comme le propose Vaillant, il faut que nous jetions un défi à tous les gouvernements, partout, même en Suisse, en réponse à leurs persécutions contre l'Internationale. La réaction existe sur tout le continent: elle est générale et permanente, même aux États-Unis et en Angleterre, quoique sous une autre forme » (p. 213).

La condition sine qua non du succès, c'était que l'Internationale reste unie. C'est pourquoi Marx s'efforça, autant qu'il le put, de concilier les multiples tendances et de dissimuler les dissensions qui déchiraient l'Internationale.

Dès 1844, Engels dit que les persécutions ne contribuèrent pas à détruire le communisme, mais tout au contraire le servirent (ce qui n'empêche que l'on combatte et dénonce la répression par tous les moyens): la même chose se produisit après la Commune, et Marx-Engels le répéteront souvent.

Ce fut surtout un fait économique - le développement pacifique du capitalisme en Europe occidentale de 1871 à 1914 - qui diminua la capacité et l'initiative révolutionnaires du prolétariat, cependant que le centre de gravité du mouvement révolutionnaire se déplaçait vers la Russie, comme Marx l'entrevit dans la Préface russe du Manifeste Communiste, et Kautsky et Lénine le remarqueront souvent.

Le reflux de la vague révolutionnaire dans les pays capitalistes occidentaux atteignit d'abord l'Angleterre, les États-Unis, puis la France et à un degré moindre I'Allemagne (qui eut une grave défaillance en 1914, mais se ressaisit magnifiquement en 1919-1921). Le « parti Marx », puis les marxistes de la Seconde Internationale tentèrent de contrecarrer cette évolution: en l'absence de grands mouvements révolutionnaires, la lutte se déplaça vers la défense du programme marxiste à l'intérieur de l'Internationale, puis de la social-démocratie et se limita à des revendications syndicales et politiques, ne dépassant pas le cadre du régime existant.

La lutte politique et organisationnelle au sein de l'Internationale éclata entre marxistes et anarchistes, à propos des méthodes et des principes révolutionnaires, proposés et utilisés par chacune de ces tendances durant et après la Commune. Elle porte sur les enseignements de l'un de ces grands événements qui ont permis de théoriser et de confirmer l'un des trois points fondamentaux du marxisme: la dictature du prolétariat. En même temps, la divergence portait sur les tâches immédiates des ouvriers au cours de la période qui s'ouvrait.

2º La phase politique et théorique tourne essentiellement autour de la nature et la fonction du parti et de l'État. Après l'échec de la tentative du prolétariat de se constituer en classe dominante pour réaliser ses buts socialistes, c'est-à-dire de se forger un État susceptible de réduire par la violence les survivances capitalistes, puis de s'éteindre progressivement, le prolétariat battu rétrogradait au niveau de la classe existant pour soi, c'est-à-dire dotée d'un parti. En prétendant que le prolétariat ne devait pas s'organiser en parti, les anarchistes faisaient tomber le prolétariat plus bas encore: au lieu d'exister comme classe consciente d'elle-même et luttant ensemblement pour ses propres intérêts, les prolétaires n'eussent plus été qu'une classe pour les capitalistes qui les exploitent. C'était retomber au niveau historique du prolétariat à l'aube du capitalisme. Tels furent le contexte et l'enjeu de la polémique sur l'abstention en matière politique et sur l'autoritarisme.

Les textes, comme les événements, ont un caractère à la fois théorique et pratique: d'une part, les anarchistes, consciemment ou inconsciemment au service de la bourgeoisie en pleine fureur répressive, s'acharnèrent à minimiser d'abord l'importance et le rôle de l'Internationale, puis à nier toute organisation militante unitaire; d'autre part, Marx et Engels affirmèrent avec une netteté et une vigueur accrues la nécessité et la fonction du parti. Parallèlement, se déroula la lutte politique concrète au sein de l'Internationale, dont le procès de dissolution s'amorça irrésistiblement deux ans après la chute de la Commune et s'acheva - pour sauver l'honneur et les principes - par son transfert à New York et sa mise en veilleuse. En apparence, Marx et Engels sont vaincus, comme le fut la Commune, par suite du «manque de centralisation et d'autorité » (p. 218).

Pourtant, ce n'est pas par un aveugle optimisme de commande qu'Engels affirme, lors des différentes commémorations de la Commune, que le prolétariat était plus fort et mieux organisé qu'au moment de la Ire Internationale: les traditions révolutionnaires restaient vivaces et conservaient leur prestige, en outre, le développement même de l'économie capitaliste concentre et discipline les ouvriers, de manière élémentaire, tandis que le gonflement de l'appareil politique de l'État, les menaces en politique extérieure et l'intensification des luttes de partis au sein du Parlement, par exemple, développèrent le sens politique des ouvriers en général. La formation de la Seconde Internationale en 1885 confirme l'optimisme de Marx et d'Engels: de grands et puissants partis ouvriers formèrent la nouvelle Internationale.

Marx dit que la Commune avait démontré la faillite du proudhonisme et de l'anarchisme en général, et confirmé le marxisme. Lénine ajoute que la victoire du marxisme fut si éclatante que désormais les ennemis du prolétariat, les pseudo-socialistes, revendiqueraient eux-mêmes le marxisme, en paroles, pour le trahir en fait.

3º La dernière phase expose les positions du marxisme sur le rapport entre parti prolétarien et État existant . Marx et Engels théorisent ici encore l'expérience de la Commune: le prolétariat et son parti doivent détruire par la violence l'État bourgeois avant d'instaurer la dictature du prolétariat. Cependant, pour se préparer à cette lutte, les prolétaires doivent revendiquer au sein du système capitaliste pour des conditions de vie meilleures au moyen des syndicats, de même qu'ils doivent faire de la politique sans s'insérer dans le système bourgeois.

Les textes théoriques s'imbriquent étroitement aux écrits traitant de problèmes immédiats et d'actualité brûlante: détermination de la politique et de l'action des organisations ouvrières. Marx et, après lui, Engels jouent le rôle de conseiller et d'arbitre dans les conflits opposant les multiples courants de la social-démocratie des divers pays. La phase idyllique de développement du capitalisme suggère avec force la possibilité et l'efficacité d'une politique de réformes et, par voie de conséquence, de révision du marxisme révolutionnaire.

Les novateurs prônent l'abandon de la violence et l'utilisation de la démocratie en politique et des revendications graduelles en économie, et scindent le mouvement unitaire du prolétariat en deux secteurs poursuivant en fait des buts différents avec des moyens et des organisations particuliers, contrairement au modèle de la Ire Internationale de Marx. Les améliorations progressives des conditions de vie du prolétariat (surtout en Amérique, en Angleterre et en Allemagne) et le gonflement des appareils syndicaux et politiques de la classe ouvrière font illusion et sont exploités par le révisionnisme qui déclare qu'une nouvelle phase sociale s'ouvrait, exigeant un changement de doctrine et de politique. La partie militaire du marxisme et ses méthodes de lutte violente, tirées de l'expérience des luttes de classes en France et confirmées par l'histoire des autres pays, sont évidemment les plus contestées par les novateurs. Or, la théorie marxiste et la stratégie à appliquer dans la guerre de classes ne sont pas le patrimoine de chefs, mais l'expérience théorisée des luttes des classes ouvrières: nul Comité directeur, ni Congrès n'ont le droit, ni le pouvoir de changer les lois historiques inexorables.

Certains dirigeants de la social-démocratie allemande mirent sous le boisseau une grande partie de l'œuvre de Marx-Engels, choisirent les écrits qui leur convenaient et en tronquaient d'autres, les accompagnant de commentaires tendancieux. Ils allèrent jusqu'à demander au vieil Engels de modifier lui-même certains passages en fonction de situations contingentes et, si cela ne suffisait pas, en supprimaient certains, dans l'espoir de démontrer qu'il s'était converti au réformisme et au révisionnisme, en devenant un démocrate. La dernière tentative porta sur le dernier texte important écrit par Engels et présenté en quelque sorte comme la conclusion de toute son oeuvre et de son expérience militante: la Préface de 1895 aux Luttes de classes en France. Or, ces luttes représentent le modèle classique de l'action politique pour les ouvriers du monde entier.

Dans cette Préface, Engels - expert militaire - dit, par exemple, que les luttes de barricades sont aujourd'hui dépassées. Mais il ne commande pas pour autant de ne jamais plus utiliser cette méthode de combat, mais constate simplement que, face aux armées modernes, ce moyen est dérisoire pour s'emparer du pouvoir. De même, affirmer qu'on ne peut renverser le régime capitaliste au moyen d'une grève générale, n'est pas renoncer aux grèves.

À ce point, Engels ne peut concéder davantage, même si les ouvriers allemands doivent être prudents à un moment très court où le gouvernement cherche un prétexte pour les surprendre et les attaquer à l'heure et dans les conditions choisies par lui:

« J'estime que vous n'avez rien à gagner si vous prêchez le renoncement absolu à l'intervention violente. Personne ne vous croira, et aucun parti d'aucun pays ne va aussi loin dans le renoncement au droit de recourir à la résistance armée.
« Qui plus est, je dois tenir compte des étrangers - Français, Anglais, Suisses, Autrichiens, Italiens, etc. - qui lisent ce que j'écris: je ne peux me compromettre aussi complètement à leurs yeux. » (p. 260).

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