1843-50 |
"On remarquera que, dans tous ces écrits, et notamment dans ce dernier, je ne me qualifie jamais de social-démocrate, mais de communiste... Pour Marx, comme pour moi, il est donc absolument impossible d'employer une expression aussi élastique pour désigner notre conception propre.." F. Engels, 1894. Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec. |
Le parti de classe
Le parti dans la révolution (1848-1850)
Quand éclata la révolution de février, le « parti communiste » allemand — comme nous l'appelions — ne formait qu'un tout petit noyau : la Ligue des communistes organisée en association secrète de propagande. Si la Ligue était secrète, c'était uniquement parce qu'il n'existait pas de droit d'association et de réunion en Allemagne. En dehors des sociétés ouvrières à l'étranger — son terrain de recrutement essentiel —, elle avait dans le pays même quelque trente communes, ou sections, et quelques membres dispersés dans de nombreuses localités. Mais ces forces insignifiantes avaient en Marx un chef de tout premier ordre et, grâce à lui, un programme de principe et de tactique qui garde aujourd’hui encore toute sa valeur : le Manifeste communiste.
Considérons en premier lieu la partie tactique de ce programme. Elle affirme en général :
« Les communistes ne forment pas un parti distinct en face des autres partis ouvriers. Ils n'ont pas d'intérêts distincts de ceux du prolétariat dans son ensemble. Ils ne présentent pas de principes particuliers d'après lesquels ils prétendent modeler le mouvement prolétarien. Voici ce qui distingue les communistes des autres partis prolétariens : d'une part, dans les diverses luttes nationales des prolétaires, ils mettent en avant et font valoir les intérêts indépendants de la nationalité et communs au prolétariat tout entier ; d'autre part, dans les diverses phases que traverse la lutte entre prolétariat et bourgeoisie, ils représentent toujours l'intérêt du mouvement dans son ensemble.
« Pratiquement, les communistes sont donc la fraction la plus résolue des partis ouvriers de tous les pays, celle qui pousse toujours plus en avant toutes les autres. Théoriquement, ils ont sur le reste de la masse prolétarienne l'avantage de comprendre clairement les conditions, le cours et les fins générales du mouvement prolétarien. »
Et pour le parti allemand en particulier :
« En Allemagne, le parti communiste lutte ensemble [kämpft zusammen mit [2]] avec la bourgeoisie, sitôt que celle-ci agit révolutionnairement contre la monarchie absolue, la propriété féodale et la petite bourgeoisie. Mais il ne néglige à aucun moment de dégager chez les travailleurs une conscience aussi claire que possible de l'antagonisme de la bourgeoisie et du prolétariat, afin que, l'heure venue, les ouvriers allemands sachent tourner aussitôt, en autant d'armes contre la bourgeoisie, les conditions sociales et politiques que la bourgeoisie doit introduire en même temps que sa domination : ainsi, dès la chute des classes réactionnaires en Allemagne, la lutte pourra s'engager contre la bourgeoisie elle-même. C'est vers l'Allemagne que les communistes concentrent surtout leur attention. Ce pays se trouve à la veille d'une révolution bourgeoise… » (Manifeste, II et IV.)
Jamais programme tactique n'a fait autant ses preuves. Établi la veille de la révolution, il résista au feu de la révolution : à chaque fois qu'un parti ouvrier a dévié de sa ligne, il a été puni de sa déviation, et aujourd'hui encore il constitue la ligne directrice de tous les partis ouvriers décidés et conscients d'Europe, de Madrid à Pétersbourg.
Les événements de février à Paris précipitèrent le cours de la révolution allemande et, en conséquence, modifièrent son caractère. Au lieu de vaincre par ses propres forces, la bourgeoisie allemande vainquit à la remorque de la révolution ouvrière française. Avant même qu'elle n'ait définitivement triomphé de ses vieux adversaires — la monarchie absolue, la propriété foncière féodale, la bureaucratie et la couarde petite bourgeoisie —, elle dut déjà affronter son nouvel ennemi, le prolétariat. Mais c'est alors que se manifestèrent les effets directs des conditions économiques, très attardées vis-à-vis de celles de la France et de l'Angleterre, ainsi que des rapports de classe, en conséquence tout aussi rétrogrades de l'Allemagne.
La bourgeoisie allemande, qui venait tout juste de commencer à édifier sa grande industrie, n'avait ni la force, ni le courage, ni le besoin impérieux de conquérir pour elle un pouvoir hégémonique dans l'État ; le prolétariat, pareillement sous-développé, élevé dans l'asservissement intellectuel le plus complet, inorganisé et encore incapable de se constituer en organisation autonome, n'avait qu'un sentiment obscur de son profond antagonisme d'intérêts face à la bourgeoisie. Dans ces conditions, bien qu'il fût, par sa nature même, l'adversaire menaçant de la bourgeoisie, il demeura en fait son appendice politique. Effrayée non par ce qu'était le prolétariat allemand, mais par ce qu'il menaçait de devenir et par ce que le prolétariat français était déjà, la bourgeoisie ne vit de salut que dans un compromis — même le plus lâche — avec la monarchie et la noblesse ; ignorant encore sa propre mission historique, le prolétariat, dans sa grande masse, devait d'abord prendre en charge la mission de pousser la bourgeoisie en avant, en formant son aile extrême-gauche. Avant toute chose, les ouvriers allemands avaient à conquérir les droits qui leur sont indispensables pour s'organiser de manière autonome en parti de classe — liberté de la presse, d'association et de réunion —, droits que la bourgeoisie eût dû conquérir dans l'intérêt de sa propre domination, mais que, dans sa frayeur, elle contestait maintenant aux ouvriers. La petite centaine de membres éparpillés de la Ligue fut engloutie dans les énormes masses subitement projetées dans le mouvement. C'est ainsi que le prolétariat allemand surgit d'abord sur la scène politique en tant que parti démocrate le plus extrême.
C'est ce qui nous donna tout naturellement un drapeau, à nous qui venions de créer un grand journal en Allemagne. Ce ne pouvait être que celui de la démocratie, mais d'une démocratie qui mettait, partout et jusque dans le détail, en évidence un caractère spécifiquement prolétarien qu'elle ne pouvait encore inscrire, une fois pour toutes, sur son drapeau [3]. Si nous nous y étions refusés, si nous n'avions pas saisi le mouvement là où il se trouvait exactement, à son extrémité la plus avancée, authentiquement prolétarienne, il ne nous serait plus resté qu'à prêcher le communisme dans une petite feuille de chou locale et à fonder une petite secte au lieu d'un grand parti ouvrier. Or, nous ne pouvions nous résoudre à prêcher dans le désert : nous avions trop bien étudié les utopistes pour cela. Au reste, nous n'avions pas conçu notre programme dans ce but.
Lorsque nous arrivâmes à Cologne, les éléments démocratiques et, en partie, communistes avaient pris toutes les dispositions pour lancer un grand journal. On le voulait strictement local, authentiquement de Cologne, et on chercha à nous exiler à Berlin. Mais, en vingt-quatre heures, grâce à Marx surtout, nous avions conquis la place, la feuille était à nous. La seule contrepartie en était que nous devions accepter Heinrich Bürgers dans la rédaction. Celui-ci écrivit un article (dans le second numéro), mais il n'en écrivit jamais plus d'autre.
Nous devions précisément aller à Cologne, et non à Berlin. D'abord Cologne était au centre de la province rhénane qui avait vécu la Révolution française, s'était ménagé avec le Code Napoléon des conceptions juridiques modernes, avait développé une grande industrie de loin la plus importante, et à tous égards était alors la partie la plus avancée de l'Allemagne. Nous ne connaissons que trop bien, par expérience personnelle, le Berlin de cette époque, avec sa bourgeoisie à peine naissante, sa petite bourgeoisie forte en gueule, mais lâche dans l'action et rampante, avec ses ouvriers tout à fait sous-développés, ses innombrables bureaucrates et sa racaille de nobles et de courtisans, bref tout ce qui faisait d'elle une simple « résidence ».
Quoi qu'il en soit, ce qui emporta la décision, ce fut qu'à Berlin régnait le misérable droit de la Diète prussienne, et les procès politiques étaient du ressort de juges professionnels ; tandis que, sur le Rhin, il y avait le Code Napoléon qui ignore les procès de presse, parce qu'il implique une censure, et dès lors qu'il n'y avait pas de délits politiques, mais seulement des crimes, on passait devant les jurés d'assises. À Berlin, le jeune Schlöffel fut condamné à un an de prison après la révolution ; sur le Rhin, nous avions la liberté inconditionnelle de la presse — et nous l'avons utilisée jusqu'à la dernière goutte.
Ainsi, le I° juin 1848, nous commencions avec un capital par actions très limité, et dont nous n'avions payé que fort peu, les actionnaires eux-mêmes étant plus qu'incertains. Aussitôt après le premier numéro, la moitié nous abandonna, et à la fin du mois nous n'en avions plus du tout.
La rédaction était organisée sous la dictature pure et simple de Marx. Un grand journal quotidien, qui doit être terminé à une heure fixe, ne peut avoir de positions suivies et conséquentes sans une telle organisation. Mais en plus, dans notre cas, la dictature de Marx s'imposait d'elle-même, incontestablement, et elle était volontiers reconnue de tous. Il y avait, en premier lieu, sa vision claire et son assurance politique qui firent de notre journal la feuille allemande la plus réputée de ces années révolutionnaires.
Le programme politique de La Nouvelle Gazette rhénane consistait en deux points principaux : République allemande, une, indivisible et démocratique ; guerre avec la Russie et restauration de la Pologne.
La démocratie petite-bourgeoise se divisait à cette époque en deux fractions : celle d'Allemagne du Nord qui se satisfaisait d'un empereur de Prusse démocratique, celle de l'Allemagne du Sud, se bornant pratiquement au pays de Bade, qui voulait transformer l'Allemagne en une république fédérative sur le modèle suisse. L'intérêt du prolétariat interdisait tout autant la prussianisation de l'Allemagne que la perpétuation du système des petits États. Il exigeait impérieusement que l'Allemagne s'unifiât enfin en une seule nation qui, seule, pouvait nettoyer de tous les obstacles hérités du passé le champ de bataille sur lequel le prolétariat devait affronter la bourgeoisie. Ce programme s'opposait tout autant à l'hégémonie, « à une pointe », de la Prusse. L'État prussien, avec toutes ses institutions, ses traditions et sa dynastie, était précisément le seul adversaire intérieur sérieux que la révolution se devait d'abattre en Allemagne ; de plus, la Prusse ne pouvait unifier l'Allemagne qu'en démembrant la nation par l'exclusion de l'Autriche allemande. Dissolution de l'État prussien et autrichien, véritable unification de l'Allemagne en république — nous ne pouvions avoir d'autre programme révolutionnaire immédiat. Tout cela devait se réaliser au travers d'une guerre contre la Russie, et uniquement par ce moyen. Je reviendrai encore sur ce dernier point.
Au surplus, le ton du journal n'avait rien de cérémonieux, il était sérieux ou enthousiaste. Nous n'avions que des adversaires méprisables, et tous nous les traitions sans exception avec le dédain le plus profond. La royauté conspiratrice, la camarilla, la noblesse, la Kreuzzeitung et toute la « réaction » qui suscitait l'indignation morale si vive des philistins — nous traitions tout ce beau monde comme il convenait. Mais nous ne nous en prenions pas moins aux nouvelles idoles suscitées par la révolution : les ministres de mars, l'Assemblée de Francfort et de Berlin, la droite comme la gauche. Dès le premier numéro, un article raillait la nullité du parlement de Francfort, les discours vains et interminables, ainsi que les lâches et inutiles décisions qu'on y prenait. C'est ce qui nous coûta la moitié de nos actionnaires. Le parlement de Francfort n'était même pas un club de débats : on n'y discutait pratiquement rien, mais on y récitait le plus souvent de longues litanies, préparées à l'avance comme des dissertations académiques. On y prenait des résolutions qui devaient enthousiasmer le philistin allemand et dont personne d'autre ne se souciait.
L’Assemblée de Berlin avait certes plus d'importance, faisant face à une véritable puissance. Ses débats et décisions s'effectuaient sur la terre ferme, et non dans les nuages, comme dans la maison de coucou de Francfort. C'est pourquoi nous lui consacrions une attention toute particulière. Mais les idoles berlinoises de la gauche, les Schultze-Delitzsch, Berends, Elsner, Stein et tutti quanti, nous les traitions aussi durement que les francfortoises, en découvrant impitoyablement leurs hésitations, leurs louvoiements et leurs petits calculs, afin de leur démontrer comment, de compromis en compromis, ils s'étaient laissé aller à trahir la révolution. Cela hérissait naturellement le petit-bourgeois démocrate qui venait tout juste de se fabriquer lui-même ces idoles pour son usage propre. Mais c'était le signe indubitable que nous avions tapé dans le mille.
De même nous démasquions les mystifications répandues avec zèle par la petite bourgeoisie, pour laquelle la révolution s'était achevée avec les jours de mars, si bien qu'il n'y avait plus qu'à en engranger les fruits. Pour nous, février et mars ne pouvaient avoir le sens d'une véritable révolution que si, au lieu de représenter un terme, ils devenaient au contraire le point de départ d'un long processus révolutionnaire au cours duquel, comme dans la grande révolution française, le peuple évoluait lui-même grâce à ses propres luttes, tandis que les partis se délimitaient les uns des autres de manière de plus en plus antagonique jusqu'à ce qu'ils correspondissent tout à fait avec les grandes classes — bourgeoisie, petite bourgeoisie, prolétariat — et que le prolétariat ait conquis ses positions respectives en une série de violentes journées de lutte. C'est pourquoi nous affrontions aussi la petite bourgeoisie démocratique partout où elle cherchait à dissimuler son opposition de classe vis-à-vis du prolétariat avec sa formule préférée : ne voulons-nous pas tous finalement la même chose ? Toutes les divergences entre nous ne reposent que sur de simples malentendus. Cependant, moins nous permettions à la petite bourgeoisie de mal comprendre notre démocratie prolétarienne, plus elle devenait docile et soumise à notre égard. Plus on lui fait face de manière tranchée et énergique, plus elle plie et se courbe pour vous servir. C'est de la sorte que le parti ouvrier obtient d'elle le maximum de concessions. Tout cela, nous l'avons expérimenté et vécu.
Enfin, nous démasquions le crétinisme parlementaire — selon l'expression de Marx — des diverses soi-disant assemblées nationales [4]. Ces messieurs avaient laissé glisser de leurs mains tous les moyens de puissance, voire les avaient transférés en partie librement aux gouvernements. Face aux gouvernements réactionnaires ainsi renforcés, il y avait, à Berlin comme à Francfort, des assemblées impuissantes qui néanmoins se figuraient que leurs décrets inopérants feraient sortir le monde de ses gonds. Cette automystification de crétins régnait jusqu'à l'extrême gauche. Nous proclamions à leur adresse : votre victoire parlementaire coïncidera avec votre véritable défaite !
Et c'est ce qui arriva, à Berlin comme à Francfort. Lorsque la « gauche » obtint la majorité, le gouvernement dispersa toute l'Assemblée : il pouvait se le permettre, car l'Assemblée avait dilapidé son propre crédit auprès du peuple.
Lorsque je lus plus tard le livre de A. Bougeart sur Marat, l'ami du peuple, je trouvai que, sans le savoir, nous avions, à plus d'un égard, imité tout simplement le grand exemple de l'ami du peuple authentique (non falsifié par les royalistes). De fait, toute la rage hystérique et toutes les falsifications historiques, grâce auxquelles durant près d'un siècle on n'avait connu qu'un Marat tout à fait déformé, n'avaient qu'une seule cause : Marat avait arraché impitoyablement le voile à toutes les idoles du moment, Lafayette, Bailly et consorts, et les avait démasquées comme étant déjà des traîtres achevés pour la révolution. Or, lui-même — comme nous — ne tenait pas la révolution pour achevée, mais l'avait proclamée en permanence.
Nous affirmions ouvertement que l'orientation que nous représentions ne pouvait entrer dans la lutte pour conquérir ses véritables buts de parti que lorsque serait au pouvoir le parti le plus extrême de ceux qui existaient officiellement en Allemagne : c'est alors que nous constituerions l’opposition par rapport à lui.
Mais les circonstances firent en sorte qu'à côté des railleries pour l'adversaire allemand il y eut aussi la flambée de la passion. L'insurrection des ouvriers parisiens en juin 1848 nous trouva à notre place. Dès le premier coup de feu, nous étions corps et âme du côté des insurgés. Après leur défaite, Marx célébra les vaincus dans l'un de ses articles les plus éclatants [5].
C'est alors que nous perdîmes les derniers de nos actionnaires. Mais nous avions la satisfaction d'être la seule feuille en Allemagne, et pratiquement dans toute l'Europe, à brandir l'étendard du prolétariat vaincu, au moment où les bourgeois et petits-bourgeois de tous les pays submergeaient les vaincus du flot de leurs calomnies.
La politique extérieure était simple : intervenir en faveur de tout peuple révolutionnaire, appel à la guerre générale de l'Europe révolutionnaire contre le grand rempart de la réaction européenne, la Russie. Dès le 24 février, il était clair pour nous que la révolution n'avait qu'un seul ennemi véritablement redoutable : la Russie, et que cet ennemi serait de plus en plus contraint à intervenir dans la lutte à mesure que le mouvement gagnerait l'Europe entière. Les événements de Vienne, de Milan, de Berlin devaient retarder l'attaque russe, mais son déclenchement final n'en devenait que plus certain à mesure que la révolution s'en prenait à la Russie elle-même. Or si l'on parvenait à entraîner l'Allemagne dans la guerre contre la Russie, c'en était fait du règne des Habsbourg et des Hohenzollern, et la révolution triomphait sur toute la ligne.
Cette politique constitue la trame de chaque numéro du journal jusqu'au moment où les Russes envahirent effectivement la Hongrie, confirmant totalement notre prévision, mais scellant la défaite de la révolution.
En février 1849, lorsqu'on approcha de la bataille décisive, le journal se fit de jour en jour plus véhément et passionné. Dans Les Milliards silésiens (huit articles), Wilhelm Wolff remémora aux paysans de Silésie qu'au moment de l'abolition des charges féodales ils avaient été frustrés de grosses quantités d'argent et de terres au bénéfice des seigneurs, grâce à la complicité de l'État, et de réclamer un milliard de talers de dommages-intérêts.
En même temps, Marx publia son étude Travail salarié et capital dans une série d'éditoriaux, afin de marquer le but social de notre politique. Chaque numéro ordinaire ou supplémentaire désignait la grande bataille en préparation et l'exaspération des antagonismes en France, Italie, Allemagne et Hongrie. Les numéros supplémentaires d'avril et de mai surtout étaient autant d'appels au peuple, afin qu'il se tienne prêt à la bataille.
On s'étonne hors d'Allemagne que nous ayons pu, sans plus d'entraves, faire cette agitation au milieu d'une forteresse prussienne de premier rang, face à une garnison de 8 000 hommes et l'état-major. Mais, en raison des 8 fusils et baïonnettes et des 250 cartouches dans nos salles de rédaction, ainsi que des bonnets rouges de jacobins de nos typographes, notre maison avait, elle aussi, la réputation auprès des officiers d'être une forteresse que l'on ne pouvait prendre d'assaut sans coup férir.
Enfin, le grand coup fut frappé, le 18 mai 1849.
Le soulèvement était écrasé à Dresde et Elberfeld, la troupe encerclait les insurgés d'Iserlohn, la Rhénanie et la Westphalie étaient hérissées de baïonnettes, prêtes à marcher contre le Palatinat et le Bade. C'est alors que le gouvernement osa s'attaquer à nous. La moitié des rédacteurs était sous le coup de poursuites judiciaires, et les autres, n'étant pas des Prussiens, étaient menacés d'expulsion. Nous n'avions rien à y redire, tant qu'un corps d'armée tout entier se tenait derrière le gouvernement. Nous dûmes céder notre forteresse, mais nous nous en retirâmes avec armes et bagages, avec tous les honneurs et la bannière au vent, avec le dernier numéro en rouge, dans lequel nous avions prévenu les ouvriers de Cologne contre les tentatives désespérées du putsch, en leur adressant la formule suivante :
« Les rédacteurs de La Nouvelle Gazette rhénane vous remercient, au moment de leur départ, pour votre participation éprouvée. Leur dernier mot sera toujours et partout : émancipation de la classe ouvrière ! »
C'est ainsi que finit La Nouvelle Gazette rhénane, peu de semaines avant sa première année d'existence. Pratiquement sans moyens financiers — comme nous l'avons dit, les quelques concours qui lui avaient été assurés se dérobèrent rapidement —, elle réussit à lever son tirage à près de 5 000 dès le mois de septembre. Elle fut suspendue au moment de la proclamation de l'état de siège à Cologne, et dut recommencer à partir de zéro à la mi-octobre. Mais en mai 1849, au moment où elle fut bâillonnée, elle était toute proche de ses 6 000 abonnés, alors que le Journal de Cologne, de son propre aveu, n'en avait pas plus de 9 000. Nul journal allemand, ni avant ni après, n'eut autant de puissance et d'influence et n'a su électriser autant les masses prolétariennes que La Nouvelle Gazette rhénane.
Et cela, elle le devait principalement à Marx.
Lorsque le coup fut frappé, la rédaction se dispersa. Marx alla à Paris, où la décision était proche et tomba le 13 juin 1849. Wilhelm Wolff occupa son poste au parlement de Francfort — maintenant que l'Assemblée avait à choisir entre sa dissolution par le haut, ou son ralliement à la révolution. Quant à moi, j'allais dans le Palatinat, et devins adjudant dans le corps-franc de Willich [6].
Notes
[1] Cf. Engels, Der
Sozialdemokrat, 13 mars 1884. Dans cet article Engels
analyse l'une des faces de l'activité, celle de la
presse, du « parti Marx », au cours de la crise
européenne de 1848-1849. Dans son ouvrage de 1905, où il
définit la tactique à adopter par le parti russe dans la
révolution qui se prépare, Lénine analyse longuement la
position de Marx à la tête de La Nouvelle
Gazette rhénane au cours d'une révolution
bourgeoise qui prélude à la révolution prolétarienne (tentative
qui échoua en Allemagne en 1849, mais qui réussit en Russie en
février et octobre 1917). Cf. Lénine, « Deux
tactiques de la Social-démocratie dans la révolution
démocratique », Œuvres, t. IX, p. 129-139 : III.
« La
représentation bourgeoise vulgaire de la dictature et la
conception de Marx ».
Comme Engels le souligne, ce programme garde aujourd'hui
encore toute sa valeur : après la Russie, il pouvait
s'appliquer à tous les pays qui, au XXe siècle,
n'avaient pas encore fait leur révolution nationale
bourgeoise dans les continents de couleur, chez les peuples
opprimés par l'impérialisme blanc.
[2] La plupart des traductions rendent
cette formule par « lutte d'accord avec la
bourgeoisie » ou, pire encore, « fait front commun
avec la bourgeoisie », suggérant l'idée d'un pacte
formel et stable, voire d'un front unique politique avec la
bourgeoisie progressive. Or, Marx-Engels ont été formels sur ce
point : tant que la bourgeoisie est révolutionnaire, le
prolétariat luttera à ses côtés sans s'allier ni se fondre
avec elle sur le plan organisationnel ou programmatique, bref
il nouera une alliance qui ne se conclut pas sur le papier,
mais sur les champs de bataille » (Engels, La
Nouvelle Gazette rhénane,
15-2-1848).
En ce qui concerne la stratégie
dans la période des
luttes nationales progressives, cf.
Marx-Engels, Écrits militaires, p. 433-
446.
Au Congrès de Bakou qui définit la stratégie à adopter dans
les pays coloniaux où l'instauration du capitalisme était
encore progressive, l'Internationale communiste reprit
scrupuleusement — sans s'y tenir dans la pratique
ultérieure, hélas ! — la position classique de
Marx-Engels : « L'Internationale communiste doit
entrer en relations temporaires et former aussi des unions
(soviets) avec les mouvements révolutionnaires dans les
colonies et les pays arriérés, sans toutefois
jamais fusionner avec eux
et en conservant toujours
le caractère indépendant de
mouvement prolétarien même
dans sa forme
embryonnaire. » (Cf. Quatre
premiers congrès mondiaux
de l'Internationale communiste,
1919-1923, réimpression en fac-similé, Maspero, 1969, p. 56.)
En ce qui concerne la discussion de ce point et l'évolution
ultérieure de la question, cf. H. Carrère d’Encausse et
S. Schram, Le Marxisme et l’Asie, 1853-1964, A.
Colin, p. 202-203, 314-360.
[3] Comme on le sait La Nouvelle Gazette rhénane portait en sous-titre « Organe de la démocratie », mais elle n'avait pas pour autant un programme purement démocratique. Son rôle fut plutôt de critiquer les agissements des démocrates : « Nous n'avons jamais ambitionné l'honneur d'être l'organe de quelque gauche parlementaire. Étant donné les éléments disparates dont est né le parti démocratique en Allemagne, nous avons au contraire toujours estimé qu'il était de toute nécessité de surveiller personne plus étroitement que les démocrates eux-mêmes. » (Marx-Engels. La Nouvelle Gazette rhénane, I, Paris, Éd. sociales, p. 422, article d'Engels, « Le Débat sur la Pologne à Francfort », 25-8-1848.)
[4] Allusion aux articles de La Nouvelle Gazette rhénane (trad. Éd. sociales, I, p. 65-70, 114-116, 137-140, 239-245, 246-255, etc.) sur les assemblées de Francfort et de Berlin, écrits en grande partie par Marx, et qu'Engels reprit dans son ouvrage Révolution et contre révolution en Allemagne, Éd. sociales, p. 282.
[5] Engels fait allusion à l’article de Marx intitulé « La Révolution de juin », cf. Marx-Engels, La Nouvelle Gazette rhénane, I, p. 180-185.
[6] Sur la participation. d'Engels au soulèvement en Bade et dans le Palatinat dans les corps-francs de Willich, cf. « La Campagne pour la constitution du Reich », « La Révolution démocratique-bourgeoise en Allemagne, Éd. sociales, 1951, p. 115-202.