1868-94 |
«Dans tous ces écrits, je ne me qualifie jamais de
social-démocrate, mais de communiste. Pour Marx, comme pour
moi, il est absolument impossible d'employer une expression aussi
élastique pour désigner notre conception propre. » Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec. |
La social-démocratie allemande
Pénétration petite-bourgeoise de la social-démocratie
« L'une des caractéristiques les plus négatives de la majorité de la fraction parlementaire sociale-démocrate c'est précisément l'esprit prudhommesque du philistin qui veut convaincre son adversaire au lieu de le combattre : « notre cause n'est-elle pas si noble et si juste » que tout autre petit bourgeois doit inévitablement se joindre à nous à condition seulement qu'il ait bien compris ? Pour en appeler ainsi à l'esprit prudhommesque, il faut méconnaître entièrement les intérêts qui guident cet esprit, voire les ignorer délibérément. C'est ce qui est l'une des caractéristiques essentielles du philistinisme spécifiquement allemand [1]. » (Engels à A. Bebel, 18-03-1886.)
Au surplus, les choses prennent de nouveau le même tour en Allemagne qu'en l'an 1850 [2]. L'Association ouvrière se scinde en toute sorte de partis - ici Most, là Rackow - , et nous avons assez de peine pour ne pas nous laisser entraîner dans cet engrenage. Rien que des tempêtes dans un verre d'eau, qui peuvent avoir sur ceux qui y participent une excellente influence, en contribuant à leur formation politique de militant, mais pour l'évolution du monde il est assez indifférent que 100 ouvriers allemands se prononcent pour l'un ou l'autre. Si cela pouvait encore exercer une certaine influence sur les Anglais - mais il n'en est rien. Most, avec son besoin irrépressible et confus d'action, ne peut se tenir tranquille, mais de toute façon il ne peut aboutir à rien : les gens en Allemagne ne sont pas du tout disposés à admettre que le moment de la révolution est maintenant venu, simplement parce que Most a été chassé d'Allemagne par ordonnance judiciaire. La Freiheit veut à toute force devenir la feuille la plus révolutionnaire d'Allemagne, mais elle n'y parviendra pas simplement en répétant à chaque ligne le mot de révolution. Par bonheur, il est assez indifférent que cette feuille écrive ceci ou cela. La même chose vaut pour l'organe de Zürich - le Sozialdemokrat - qui aujourd'hui prêche la révolution et demain déclare que la révolution violente serait le plus grand des malheurs. Il craint d'un côté, d'être dépassé par les grandes phrases de Most et, de l'autre, d'être pris au sérieux par les ouvriers lorsqu'il lance ses mots d'ordre grandiloquents. Comment choisir entre les criailleries creuses de la Freiheit et le philistinisme borné du Sozialdemokrat ?
Je crains que nos amis d'Allemagne ne se trompent sur le mode d'organisation qu'il faut maintenir en place dans les circonstances actuelles. Je n'ai rien à redire au fait que les membres élus du parlement se placent en tête, s'il n'y a pas d'autre direction. Mais on ne peut exiger, et encore moins appliquer la stricte discipline comme le faisait l'ancienne direction du parti élue à cet effet. C'est d'autant moins possible que dans les circonstances actuelles il n'y a plus de presse ni de rassemblements de masse. Plus l'organisation sera lâche en apparence, plus elle sera ferme en réalité.
Mais au lieu de cela, on veut maintenir le vieux système : la direction du parti décide de manière définitive (bien qu'il n'y ait pas de congrès pour la corriger ou, si besoin est, pour la démettre), et quiconque attaque un membre quel qu'il soit de la direction est aussitôt traité en hérétique. Ainsi les meilleurs éléments savent eux-mêmes qu'il existe au sein du parti pas mal d'incapables, voire de gens douteux. En outre, il faut être tout à fait borné pour ne pas s'apercevoir que, dans leur organe, ce ne sont pas ceux de la direction de Leipzig qui exercent le commandement, mais - grâce à sa bourse - Höchberg, ainsi que ses compères, les philistins Schramm et Bernstein.
À mon avis, le vieux parti avec tout son mode d'organisation antérieure est au bout du rouleau. Si le mouvement européen, comme il faut l'espérer, reprenait bientôt sa marche, alors la grande masse du prolétariat allemand y entrerait. Ce seront alors les 500 000 hommes de l'an 1878 [3] qui formeraient la masse autour du noyau formé et, conscient - et alors l' « organisation ferme et docile » héritée de la tradition lassalléenne deviendrait une entrave qui pourrait, certes, arrêter une voiture, mais serait impuissante contre une avalanche.
Et en plus de cela, les dirigeants font toutes sortes de choses qui sont tout à fait propres à faire éclater le parti.
Premièrement, le parti doit continuer à entretenir les vieux agitateurs et journalistes, en se chargeant d'une grande quantité de journaux dans lesquels il n'y a rien d'autre que ce que l'on trouve dans n'importe quelle feuille de chou bourgeoise. Et ils voudraient que les ouvriers tolèrent cela à la longue !
Deuxièmement, ils interviennent au Reichstag et à la Diète de Saxe avec tant de mollesse qu'ils se ridiculisent eux-mêmes et déshonorent le parti devant le monde entier : ils font des propositions « positives » aux gouvernements existants qui connaissent mieux qu'eux la manière de régler les questions de détail, etc. Et c'est ce que les ouvriers, qui ont été déclarés hors la loi et sont livrés pieds et poings liés à l'arbitraire policier devraient considérer comme leur représentation véritable !
Troisièmement, ils approuvent le philistinisme petit-bourgeois du Sozialdemokrat. Dans chacune de leurs lettres, ils nous écrivent que nous ne devons surtout pas croire tous ces rapports qui parlent de scissions ou de divergences au sein du parti. Or tous ceux qui arrivent d'Allemagne nous assurent que les camarades sont précipités dans la plus grande confusion par ce comportement des chefs et ne sont pas du tout d'accord avec eux. Nos ouvriers nous donnent une magnifique preuve de leur valeur, et sans leurs qualités rien ne serait possible. Le mouvement allemand a cette particularité que toutes les erreurs de la direction sont sans cesse corrigées par les masses, et cette fois - ci il en sera de même.
Si un événement extérieur a contribué à remettre Marx quelque peu à neuf, c'est les élections [4]. Aucun prolétariat ne s'est encore comporté aussi magnifiquement. En Angleterre, après le grand échec de 1848, c'est l'apathie et, à la fin, la reddition à l'exploitation capitaliste, à part quelques luttes syndicales isolées pour des salaires plus élevés. En France, le prolétariat a disparu de la scène après le 2 décembre.
En Allemagne, après trois années de persécutions inouïes, d'une pression qui ne se relâche pas, d'impossibilité absolue de s'organiser publiquement et même tout simplement de se faire entendre, nos hommes non seulement ont gardé toute la vigueur d'antan, mais sont encore plus forts. Et ils se renforcent essentiellement parce que le centre de gravité du mouvement se déplace des districts semi-ruraux de la Saxe vers les grandes villes industrielles.
La masse de nos partisans en Saxe se compose d'artisans tisseurs voués au déclin par le métier à vapeur. Ils ne continuent à végéter quen adjoignant à leur salaire de famine des occupations. domestiques (jardinage, ciselage de jouets, etc.). Cette population se trouve dans une situation économique réactionnaire, à un stade de production en voie de disparition. Le moins, qu'on puisse dire c'est que ces gens ne sont pas des représentants nés du socialisme révolutionnaire, comme les ouvriers de la grande industrie. Ils n'en sont pas pour autant par nature réactionnaires (comme, par exemple, les derniers tisserands à main le sont finalement devenus en Angleterre, lorsqu'ils ont formés le noyau des ouvriers conservateurs). Cependant, ils deviennent à la longue incertains - et ce, en raison de leur atroce situation de misère qui les rend moins aptes à résister que les citadins, et de leur dispersion qui permet plus aisément de les faire passer sous le joug politique que les gens des grandes villes. Après avoir lu les faits rapportés dans le Sozialdemokrat [5], on ne peut qu'admirer l'héroïsme avec lequel ces pauvres diables résistent encore en si grand nombre.
Cependant ils ne forment pas le véritable noyau d'un grand mouvement ouvrier à l'échelle nationale. Dans certaines circonstances - comme de 1865 à 1870 -, leur misère les rend plus réceptifs aux idées socialistes que les gens des grandes villes. Mais elle les rend également peu sûrs. Quiconque est en train de se noyer s'accroche à n'importe quel fétu de paille et ne peut attendre Jusqu'à ce que le navire ait quitté la rive pour apporter du secours. Or le navire, c'est la révolution socialiste, et le fétu de paille le protectionnisme et le socialisme d'État. Il est caractéristique que, dans ces régions, il n'y a pratiquement que des conservateurs qui aient une chance de nous battre. Et si, à l'époque, Kayser a pu faire une telle idiotie lors du débat sur le protectionnisme, cela provenait des électeurs, notamment ceux de Kayser - comme Bebel lui-même me l'a écrit.
Maintenant tout est différent. Berlin, Hambourg, Breslau, Leipzig, Dresde, Mayence, Offenbach, Barmen, Elberfeld, Solingen, Nuremberg, Francfort-sur-le-Main, Hanau, outre Chemnitz et les districts des Monts des Géants; tout cela nous donne une tout autre base. La classe révolutionnaire de par sa situation économique est devenue le noyau du mouvement. En outre, le mouvement gagne désormais uniformément toute la partie industrielle de l'Allemagne, alors qu'il se limitait jusqu'ici à quelques centres strictement localisés : il s'étend à présent seulement à l'échelle nationale, - d'où la frayeur terrible des bourgeois.
En ce qui concerne les élus [6], espérons que tout aille pour le mieux, bien que je sois pessimiste pour un certain nombre d'entre eux. Mais ce serait un malheur si, en définitive, Bebel n'en faisait pas partie. C'est le seul qui soit capable, avec la justesse de son instinct, de tenir en bride les éléments nouveaux qui ont certainement en réserve toutes sortes de petits plans, et d'éviter que l'on commette des impairs qui nous ridiculiseraient.
Notes
[1]
Cet esprit philistin, qui survit dans l'idéologie,
cest-à-dire dans les superstructures de la société,
même longtemps après que la base matérielle,
économique et sociale, ait disparu, est spécifiquement
allemand au sens d'Engels :
« En Allemagne,
la petite bourgeoisie est le fruit d'une révolution manquée,
d'une évolution interrompue et refoulée, d'où
ses défauts spécifiques et anormalement développés,
à savoir la lâcheté, la mesquinerie,
l'impuissance et l'incapacité de prendre toute initiative,
caractéristiques, qui seront maintenus depuis la Guerre de
Trente et les événements qui suivirent - précisément
à une époque où tous les autres grands peuples
connurent un essor rapide. Ces travers leur sont restés, même
lorsque l'Allemagne fut de nouveau entraînée dans le
mouvement historique; ils étaient si fort qu'il marquent de
leur sceau les autres classes sociales de l'Allemagne, faisant en
quelque sorte ressortir le caractère général de
l'Allemand, jusqu'à ce qu'enfin notre classe ouvrière
fasse éclater ces barrières étroites. Les
ouvriers allemands se montrent précisément les pires «
sans patrie » en ce qu'ils se sont entièrement
débarrassés dé la mesquinerie des petits
bourgeois allemands.
Les traditions petites bourgeoises ne
correspondent donc pas à une phase historique normale en
Allemagne, mais sont une caricature outrée, une sorte de
dégénérescence - tout comme le Juif polonais
est la caricature du Juif. Le petit bourgeois anglais, français,
etc. ne se tient nullement au même niveau que l'Allemand.
En Norvège, par exemple la petite
paysannerie et la petite bourgeoisie avec une faible adjonction de
moyenne bourgeoisie - comme cela s'est produit, à peu de
choses près, en Angleterre et en France au XVII° siècle
- sont depuis plusieurs siècles l'état normal de la
société. » (Engels à P. Ernst, Berliner
Volksstaat, 5-10-1890).
[2]
Après avoir fait le bilan de l'évolution capitaliste
en Allemagne en 1880, Engels constate que la loi anti-socialiste de
Bismarck a eu pour effet de maintenir l'Allemagne dans une
stagnation politique semblable à celle de l'Empire
bonapartiste français, cette stagnation étant fatale
au mouvement révolutionnaire et n'étant brisée
que par une guerre extérieure. Tout l'art des classes
dominantes au pouvoir en Allemagne est désormais de préserver
leur pouvoir, grâce à un état correspondant au
développement économique (mais de plus en plus dépassé
en Allemagne) qui permet à la bourgeoisie de ne pas occuper
encore directement elle - même le pouvoir, le bonapartisme
ayant alors pour fonction principale de faire en sorte que l'armée
et la bureaucratie détiennent les fonctions étatiques
et empêchent le prolétariat et la bourgeoisie d'en
venir aux mains.
Après avoir constaté que le
bonapartisme bismarckien a réussi à bloquer la société
allemande en gonflant les superstructures politiques, et que la
bourgeoisie met à profit le calme social pour industrialiser
le pays à outrance, Engels espère que le mouvement
politique se remettra en route. Il fait d'abord confiance aux forces
ouvrières mises en mouvement d'abord par l'essor économique
spontané; puis, en un second temps organisées d'après
les principes sociaux-démocrates, après la liquidation
des séquelles du lassalléanisme.
Engels constate cependant que le régime
de la loi anti-socialiste a développé comme en serre
chaude le philistinisme petit bourgeois, ce qui explique les
défaillances de plus en plus graves de la direction politique
du mouvement allemand. Engels espérait encore qu'au premier
stade de développement la base qui se trouvait alors dans une
situation d'antagonisme de classe aiguë, pût redresser
les erreurs des dirigeants !
[3]
Comme à tous les tournants du mouvement, Engels fait ici le
bilan des forces sur lesquelles le socialisme peut s'appuyer. Pour
cela, il se réfère aux résultats des élections,
qui sont un étalon du rapport des forces, fourni par
le mécanisme démocratique de la classe adverse au
pouvoir qui règne par ce moyen, tant qu'elle est ta plus
forte. Le parlementarisme, comme tactique révolutionnaire,
est éminemment un moyen d'effectuer sa propagande et de
compter ses forces (dans les conditions et le moment choisis par
l'adversaire) pour l'assaut révolutionnaire, et non de
conquérir pacifiquement le pouvoir par l'intérieur du
système capitaliste, surtout après que la Commune ait
démontré qu'il fallait briser de l'extérieur la
machine d'État bourgeoise avant d'instaurer la dictature du
prolétariat.
Dans ses bilans successifs, Engels constatera
que l'Allemagne n'est pas encore mûre pour que triomphe la
révolution socialiste, les rapports de classe aussi bien que
le niveau de conscience idéologique étant encore trop
peu développés pour permettre de balayer les classes
au pouvoir.
Après ce texte sur le contexte
économique et social de l'action du parti allemand, nous
passons aux différents écrits de Marx-Engels relatifs
à la formation du mouvement social-démocrate en
Allemagne.
[4] Indice de l'industrialisation rapide qui révolutionnait les rapports entre les classes et prolétarisait une partie toujours plus grande de la population, renforçant objectivement le mouvement social-démocrate, les élections de 1881 donnèrent 300 000 voix aux sociaux-démocrates en dépit de la loi anti-socialiste.
[5] Cf. l'article du 17 novembre 1881 intitulé « Pourquoi nous avons été battus à Glauchau ? », sur la misère et l'oppression atroce des tisserands de la région de Glauchau-Meerane.
[6] Lors des élections du 27 octobre 1881, les sociaux-démocrates suivants furent élus : Wihelm Blos, J.H.W. Dietz, Karl Frohme, Bruno Geiser, Karl Grillenberger, W. Hasenclever, Max Kayser, Julius Kräcker, W. Liebknecht. M. Rittinghausen, K.W. Stolle et G.H. von Vollmar. A. Bebel ne put obtenir la majorité absolue, et fut battu à la suite de diverses manoeuvres électorales à Dresde.. Il fut élu finalement à Hambourg en juin 1883.