1844

Marx et Engels rompent avec l'hégélianisme....
Publication réalisée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La sainte famille

K. Marx - F. Engels


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« La critique critique sous les traits d'un minotier » [1] ou la critique critique personnifiée par M. Jules Faucher

par Friedrich ENGELS.


Après avoir, en s'abaissant jusqu'à l'ineptie en langues étrangères, rendu les services les plus essentiels à la Conscience de soi et par là même libéré en même temps le monde du paupérisme, la Critique s'abaisse également jusqu'à l'ineptie dans la pratique et dans l'histoire. Elle s'empare des « questions à l'ordre du jour en Angleterre » et fournit une esquisse vraiment critique de l'histoire de l'industrie anglaise.

La Critique, qui se suffit à elle-même, qui forme un tout achevé, ne peut naturellement admettre l'histoire telle qu'elle s'est effectivement déroulée; ce serait en effet admettre la méchante Masse dans l'intégralité de son caractère massif de Masse, alors qu'il s'agit précisément de délivrer la Masse de son caractère de Masse. L'histoire est donc affranchie de son caractère de Masse, et la Critique qui prend des libertés avec son objet crie à l'histoire. C'est de telle et telle manière que tu dois t'être déroulée ! Les lois de la Critique ont un pouvoir rétroactif total : antérieurement à ses décrets, l'histoire s'est donc passée tout autrement que depuis ses décrets. C'est pourquoi l'histoire massive, que l'on appelle réelle, diffère considérablement de l'histoire critique, telle qu'elle se déroule, à partir de la page 4, dans le fascicule VII de la Literatur-Zeitung.

Dans l'histoire de la masse, il n'y avait pas de villes industrielles avant qu'il n'existât de fabriques; mais dans l'histoire critique, où le fils engendre son père, comme on le voit déjà chez Hegel, Manchester, Bolton et Preston étaient de florissantes villes industrielles avant même qu'on imaginât des fabriques. Dans l'histoire réelle, l'industrie du coton a été fondée surtout par la jenny de Hargreaves et la throstle (machine à filer hydraulique), d'Arkwright, la mule de Crompton n'était qu'un perfectionnement de la jenny dû au principe nouveau d'Arkwright [2]; mais l'histoire critique sait faire les distinctions, elle dédaigne la jenny et la throstle, ces inventions de peu de portée, pour décerner la palme à la mule, dont elle fait une identité spéculative des extrêmes. Dans la réalité, avec l'invention de la throstle et de la mule se trouvait immédiatement donnée l'application de la force hydraulique à ces machines; mais la Critique critique trie les principes que l'histoire grossière a jetés pêle-mêle, et ne fait intervenir cette application que plus tard, en en faisant une découverte tout à fait spéciale. Dans la réalité, l'invention de la machine à vapeur a précédé toutes les inventions dont nous venons de parler; dans la Critique, elle constitue le couronnement de l'ensemble, donc son terme.

Dans la réalité, les relations d'affaires entre Liverpool et Manchester, avec l'importance qu'elles ont prise de nos jours, ont été la conséquence de l'exportation des marchandises anglaises; dans la Critique, ces relations d'affaires sont la cause de cette exportation, et relations d'affaires et exportations sont dues à la proximité de ces deux villes. Dans la réalité, c'est par Hull que passent presque toutes les marchandises de Manchester à destination du continent; dans la Critique, c'est par Liverpool.

Dans la réalité, on trouve, dans les fabriques anglaises, toute l'échelle des salaires à partir de 1 shilling et demi jusqu'à 40 shillings et plus; dans la Critique, on ne paie qu'un seul taux : 11 shillings. Dans la réalité, la machine remplace le travail manuel; dans la Critique, c'est la pensée. Dans la réalité, il est permis aux ouvriers d'Angleterre de se coaliser en vue d'obtenir le relèvement de leurs salaires; mais dans la Critique, la chose leur est interdite, car la Masse doit consulter la Critique avant de se permettre quoi que ce soit. Dans la réalité, le travail de fabrique est exténuant et cause des maladies spécifiques - on a même écrit de gros traités de médecine sur ces maladies [3] - dans la Critique, il est impossible qu' « un effort excessif fasse obstacle au travail, car l'énergie est le fait de la machine ». Dans la réalité, la machine est une machine; dans la Critique, elle a une volonté, c'est parce qu'elle ne se repose pas que l'ouvrier ne peut pas se reposer non plus, et qu'il est soumis à une volonté étrangère.

Mais tout cela n'est encore rien. La Critique ne saurait se contenter des partis de masse anglais : elle en crée de nouveaux, elle crée un parti des fabriques, dont l'histoire lui sera redevable. Par contre, elle met ensemble patrons et ouvriers de fabrique, n'en fait qu'un tas massif - pourquoi se soucier de pareilles vétilles ? - et décrète que si les ouvriers n'ont pas cotisé au fonds de l'Anti-Corn Law League [4], ce n'est pas, comme le croient ces imbéciles d'industriels, par mauvaise volonté et à cause du chartisme, mais uniquement par pauvreté. Elle décrète en outre que, si l'on abroge en Angleterre les lois sur les blés, les journaliers agricoles seront forcés d'accepter une baisse de salaire; à quoi nous voudrions objecter très humblement que cette classe misérable ne peut plus rien perdre, ne fût-ce qu'un liard, sans mourir totalement de faim. La Critique décrète que, dans les fabriques anglaises, on travaille seize heures, bien que la loi anglaise, naïve et non critique, ait veillé à ce que l'on ne puisse dépasser 12 heures. Elle décrète que l'Angleterre doit devenir le grand atelier de l'univers, bien que, massifs et non critiques, les Américains, les Allemands et les Belges ruinent petit à petit, par leur concurrence, tous les marchés des Anglais. Elle décrète enfin que la concentration de la propriété et ses conséquences pour les classes travailleuses sont, en Angleterre, ignorées de tout le monde, de la classe non-possédante comme de la classe possédante, bien que ces imbéciles de chartistes se figurent les connaître fort bien, que les socialistes estiment avoir, depuis longtemps, exposé ces conséquences par le menu, et que même des tories et des whigs, tels que Carlyle, Alison et Gaskell [5], aient, dans des ouvrages originaux, prouvé qu'ils les connaissaient.

La Critique décrète que la loi sur les dix heures de lord Ashley [6] n'est qu'une mesure de juste milieu, sans importance et que lord Ashley lui-même est « un fidèle reflet de l'action constitutionnelle », tandis que les industriels, les chartistes, les propriétaires fonciers, en un mot tout ce qui fait la Masse de l'Angleterre, ont vu jusqu'ici dans cette mesure l'expression - à vrai dire aussi atténuée que possible - d'un principe absolument radical, puisqu'elle porterait le fer à la racine du commerce extérieur et, par suite, à la racine du système manufacturier, ou plutôt, loin de se borner à l'y mettre, l'y enfoncerait profondément. La Critique critique est mieux renseignée. Elle sait que la question des dix heures a été débattue devant une « Commission » de la Chambre basse, alors que les journaux non critiques voudraient nous faire accroire que cette « Commission » était la Chambre elle-même, à savoir la Chambre entière constituée en commission; mais la Critique doit nécessairement abroger cette bizarrerie de la Constitution anglaise.

La Critique critique, qui engendre elle-même son contraire, la stupidité de la Masse, engendre aussi la stupidité de Sir James Graham [7] et, grâce à une intelligence critique de la langue anglaise, lui fait dire des choses que le ministre non critique de l'Intérieur n'a jamais dites, à. seule fin que la stupidité de Graham fasse mieux éclater la sapience de la Critique. Graham, si nous en croyons la Critique, aurait affirmé que les machines, dans les fabriques, s'usent de toute façon en douze ans environ [8], qu'elles fonctionnent douze ou dix heures par jour, et qu'ainsi la loi de dix heures mettrait le capitaliste dans l'impossibilité de faire reproduire, en douze ans, par le travail des machines, le capital qu'il y a investi ! La Critique fait la preuve qu'elle a prêté à Sir James Graham un sophisme, puisqu'une machine dont le temps de travail quotidien serait réduit d'un sixième durerait naturellement plus longtemps.

Si juste que soit cette remarque de la Critique critique contre son propre sophisme, il faut concéder cependant à Sir James Graham qu'il n'a pas dit ça : il a déclaré que la machine devrait, sous le régime de la loi de dix heures, fonctionner d'autant plus vite que son temps de travail serait limité davantage, ce que la critique cite elle-même [fascicule VIII, p. 32], et que, dans cette hypothèse, le temps d'usure resterait le même, soit douze ans. Il y a lieu de reconnaître ce point, d'autant plus qu'en le reconnaissant nous glorifions et magnifions « la Critique », puisque c'est la Critique, et elle seule, qui a énoncé et dénoncé le sophisme en question. Elle est tout aussi généreuse à l'égard de lord John Russell [9], à qui elle prête l'intention de vouloir modifier le régime politique et les dispositions électorales; d'où il nous faut conclure, ou bien que la tendance de la Critique à produire des stupidités est extrêmement forte ou que, depuis huit jours, lord John Russell est devenu lui-même un Critique Critique.

Mais, où la Critique atteint vraiment au grandiose dans la production des stupidités, c'est quand elle découvre que les ouvriers anglais - ces ouvriers qui, en avril et mai, ont organisé meeting sur meeting, rédigé pétition sur pétition, tout cela en faveur de la loi de dix heures, avec plus de fièvre qu'ils n'en ont montrée depuis deux ans, et d'un bout à l'autre des régions industrielles - que ces ouvriers ne prennent à cette question qu'un « intérêt partiel », bien qu'il apparaisse cependant que « la limitation légale de la durée du travail ait aussi occupé leur attention »; c'est quand elle fait encore cette grande découverte, cette découverte mirifique, inouïe, que « les vœux des ouvriers se concentrent sur l'abrogation des lois sur les grains, dont ils attendent une aide apparemment plus immédiate, et s'y concentreront jusqu'au jour où la réalisation quasi certaine de ces vœux viendra leur en démontrer, dans la pratique, l'inutilité ». Or il s'agit là des ouvriers qui, dans tous les meetings publics, ont pris l'habitude de jeter à bas de la tribune les partisans de l'abrogation des lois sur les grains, des ouvriers qui ont abouti à ce que, dans aucune ville industrielle anglaise, la Ligue contre les lois sur les grains ne s'est risquée à tenir un meeting public, des ouvriers qui considèrent la Ligue comme leur unique ennemi et qui, pendant la discussion sur les dix heures, comme presque toujours antérieurement dans des questions analogues, ont été soutenus par les tories. La Critique fait encore cette belle découverte que « les ouvriers continuent à se laisser séduire par les vastes promesses du chartisme », alors que ce dernier n'est que l'expression politique de ce que pensent publiquement les ouvriers. Ou encore, dans la profondeur de son esprit absolu, elle découvre que « les doubles appartenances, l'appartenance politique et l'appartenance à la catégorie des propriétaires fonciers ou des minotiers déjà n'arrivent plus à se confondre ni à coïncider » - alors que jusqu'ici tout le monde ignorait que l'appartenance à la catégorie des propriétaires fonciers et des minotiers [10] - ils sont en petit nombre et (à l'exception des quelques pairs) ils ont les mêmes droits politiques - constituait une classification si vaste qu'au lieu de fournir la direction des partis politiques, ce qui serait l'expression la plus logique, cette appartenance fût totalement identique à l'appartenance politique. Il est beau de voir comment la Critique dit des partisans de l'abrogation des lois sur les grains qu'ils ignorent ceteris paribus [toutes choses égales d'ailleurs], qu'une chute du prix du pain entraînerait une chute des salaires, et qu'il n'y aurait donc rien de changé; alors que ces gens attendent de cette baisse des salaires qu'ils n'ont pas niée et, par suite, de la diminution des frais de production, une extension du marché, d'où une diminution de la concurrence entre ouvriers, grâce à quoi le salaire serait néanmoins, par rapport au prix du pain, maintenu légèrement au-dessus de son taux actuel.

La Critique, qui se meut avec la félicité de l'artiste dans la libre création de son contraire l'ineptie, cette même Critique qui, voilà deux ans, proclamait : « La Critique parle allemand, la théologie latin [11] », cette même Critique a, depuis lors, appris l'anglais : elle nomme les propriétaires fonciers « propriétaires de terres » (landowners), les propriétaires de fabrique « propriétaires de moulins » (millowners) - le mot « mill » désigne en anglais toute fabrique dont les machines sont mues par la vapeur ou la force hydraulique - les ouvriers deviennent des « mains » (hands) ; au lieu d' « ingérence », elle parle d'interférence (interference). Et dans son infinie miséricorde pour la langue anglaise qui déborde d'une richesse massive et coupable, elle daigne la corriger et abolit l'affectation qui pousse les Anglais à faire toujours suivre le titre sir, donné aux chevaliers et aux baronets, de leur prénom. La Masse dit : « Sir James Graham »; la Critique : « Sir Graham ».

C'est par principe et non par légèreté que la Critique refond l'histoire et la langue anglaises. La profondeur avec laquelle elle traite l'histoire de M. Nauwerck [12] va nous en fournir la preuve.


Notes

[1] Minotier : traduction de Mühleigner, qui est lui-même une traduction littérale de l'anglais mill-owner (propriétaire de moulin). Engels, par ce jeu de mots, raille le collaborateur de l'Allgemeine Literatur-Zeitung Jules Faucher qui employait dans ses articles des mots qu'il avait forgés d'après des mots anglais.

[2] Sur ces perfectionnements successifs des machines textiles anglaises, voir ENGELS, La Situation de la classe laborieuse en Angleterre, introduction. Entre 1738 et 1835 se succédèrent plusieurs inventions anglaises qui aboutirent aux machines à filer : la « jenny » de James Hargreaves en 1764, perfectionnée en 1769-1771 par Richard Arkwright; la « mule » ou « hand-mule » de Samuel Crompton en 1779; la « self-acting mule » ou « self-actor », machine automatique de Richard Robert en 1825.

[3] Engels, quelques mois plus tard, développe tous ces points dans La Situation de la classe laborieuse en Angleterre.

[4] Anti-Corn Law League [Ligue contre les lois sur les grains], ligue fondée en 1838, à Manchester, par les industriels Cobden et Bright. Les lois sur les grains qui avaient pour but de réduire, puis d'interdire l'importation des céréales en Angleterre, avaient été introduites par les lords, gros propriétaires fonciers. La Ligue réclamait la liberté totale du commerce et l'abolition des lois sur les grains. Elle avait pour but d'affaiblir les positions de la noblesse foncière, mais aussi de diminuer les salaires des ouvriers. Au même moment, les travailleurs anglais se groupaient dans le mouvement chartiste. La lutte entre la bourgeoisie industrielle et la noblesse foncière aboutit en 1846 à la suppression des lois sur les blés.

[5] CARLYLE Thomas (1795-1881) : écrivain et philosophe anglais. Défendit jusqu'en 1848 des conceptions proches d'un socialisme féodal. ALISON (Sir Archibald) : tory, historien et économiste; GASKELL : médecin de Manchester, libéral.

[6] La lutte pour une limitation légale de la journée de travail à dix heures commença en Angleterre à. la fin du XVIIIe siècle et devint l'affaire des grandes masses ouvrières à partir de 1830. Les représentants de la noblesse foncière se prononcèrent au Parlement en faveur de la loi sur les 10 heures par hostilité, à la bourgeoisie industrielle. Le principal défenseur de cette loi au Parlement fut, à partir de 1833, le philanthrope tory lord Ashley.

[7] GRAHAM James (1792-1861) : homme d'État anglais; ministre de l'Intérieur du gouvernement tory de 1841 à 1846.

[8] Ce problème de la durée des machines fera plus tard l'objet d'un échange de lettres entre Marx et Engels, le premier voulant obtenir du second des précisions chiffrées au moment où il aborde cette question dans Le Capital. Cf. Lettres sur Le Capital, Éd. soc., 1964, p. 87 et suivantes et p. 128.

[9] RUSSELL John (1792-1878) : homme politique anglais, chef du parti whig. Premier ministre de 1846 à 1852 et en 1865-1866.

[10] Voir ci-dessus, ce que sont exactement ces « minotiers » ou « propriétaires de moulins ».

[11] Phrase tirée du livre de Bruno Bauer : Die Gute Sache der Freiheit und meine eigene Angelegenheit (La bonne cause de la liberté et ma propre affaire), Zürich, 1842.

[12] Nauwerck Karl Ludwig Theodor (1810-1891) : journaliste et homme politique, ami des frères Bauer, a collaboré aux Hallische Jahrbücher, aux Deutsche Jahrbücher, aux Anekdota, à la Rheinische Zeitung; fut membre en 1848 de l'Assemblée nationale de Francfort.


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