1844 |
Marx et Engels rompent avec l'hégélianisme.... |
La sainte famille
La correspondance de la Critique critique
La dureté de cur, l'entêtement et l'aveugle scepticisme « de la Masse » ont un représentant assez résolu. Ce représentant parle de « la coterie berlinoise [1] » et de « sa formation exclusivement hégélienne ».
« Le seul vrai progrès, dit-il, que nous puissions faire, consiste en la connaissance de la réalité. Or vous nous apprenez seulement que notre connaissance ne s'appliquait pas à la réalité, mais à quelque chose d'irréel.»
Il caractérise la « science de la nature » comme la base de la philosophie.
« Un bon physicien est au philosophe ce que celui-ci est au théologien. »
Il note encore, à propos de la « coterie berlinoise» :
« Je ne crois pas exagérer en expliquant l'état de ces gens par le fait qu'ils ont bien fait leur mue spirituelle, mais ne se sont pas encore débarrassés de leur vieille peau de façon à pouvoir absorber les éléments propres àprovoquer une formation nouvelle et un rajeunissement. » — « Il nous reste à nous assimiler ces connaissances » (naturelles et industrielles). — « La connaissance du monde et des hommes dont nous avons besoin avant tout ne peut s'acquérir par la seule acuité de la pensée; il faut que tous les sens coopèrent et que toutes les facultés de l'homme y soient employées comme instrument nécessaire et indispensable; autrement, l'intuition et la connaissance resteront toujours lacunaires... et entraîneront la mort spirituelle. »
Cependant, ce correspondant dore la pilule qu'il présente à la Critique critique. Il « trouve aux paroles de Bauer leur application exacte », il « a suivi les Pensées de Bauer », il prétend que « Bauer a eu raison de dire », il semble polémiquer en fin de compte non contre la Critique elle-même, mais contre une « coterie berlinoise » distincte de la Critique.
La Critique critique, qui se sent touchée et qui, d'ailleurs, dans toutes les affaires de foi, est susceptible comme une vieille fille, ne se laisse pas tromper par ces distinctions et ces semi-hommages.
« Vous vous êtes trompé, répond-elle, si, dans le parti que vous dépeignez au début de votre lettre, vous avez cru voir votre adversaire; avouez-le plutôt, [et voici la foudroyante formule d'anathème !] vous êtes un adversaire de la Critique elle-même. »
Le malheureux ! L'homme de la Masse ! Un adversaire de la Critique elle-même ! Quant au fond de cette polémique « massive », la Critique critique proclame que son attitude critique devant l'étude de la nature et devant l'industrie, c'est le respect.
« Tout notre respect à l'étude de la nature ! Tout notre respect à James Watt, mais [goûtez cette tournure vraiment sublime !] pas le moindre respect envers les millions qu'il a procurés à ses cousins et cousines. »
Tout notre respect va à ce respect de la Critique critique ! Dans la même lettre où la Critique critique fait grief à ladite coterie berlinoise de passer d'un cur léger, sans les étudier, sur des travaux solides et excellents, d'expédier un ouvrage en notant qu'il fait époque, etc., dans cette même lettre, elle expédie elle-même toute l'étude de la nature et de l'industrie en déclarant qu'elle s'incline avec respect devant elles. La formule que la Critique critique ajoute à sa déclaration de respect envers l'étude de la nature rappelle les premières foudres que lance feu le chevalier Krug [2] contre la philosophie de la nature.
« La nature n'est pas la seule réalité, puisque nous la mangeons et la buvons dans ses divers produits. »
Tout ce que la Critique critique sait des divers produits de la nature, c'est « que nous les mangeons et buvons » ? Chapeau bas devant la science naturelle de la Critique critique !
Conséquente avec elle-même, elle oppose à cette suggestion, importune et gênante d'étudier « la nature » et « l'industrie », l'exclamation rhétorique que voici, évidemment spirituelle :
« Ou bien ( !) vous figurez-vous que la connaissance de la réalité historique soit déjà achevée ? Ou bien ( !) savez-vous une seule période de l'histoire qui en fait soit déjà connue ? »
Ou bien la Critique critique croit-elle avoir fait ne serait-ce qu'un premier pas dans la connaissance de la réalité historique, aussi longtemps qu'elle exclut du mouvement historique le comportement théorique et pratique de l'homme envers la nature : la science de la nature et l'industrie ? Ou bien se figure-t-elle connaître en fait une période quelconque avant d'avoir par exemple étudié l'industrie de cette période, le mode de production immédiat de la vie même ? La Critique critique, la Critique spiritualiste et théologique, ne connaît, il est vrai - tout au moins s'imagine-t-elle les connaître - que les maîtres faits politiques, littéraires et théologiques de l'histoire. De même qu'elle sépare la pensée des sens, l'âme du corps, elle-même du monde, elle sépare l'histoire de la science de la nature et de l'industrie, et pour elle, le lieu où naît l'histoire, ce n'est pas la production grossièrement matérielle qui se fait sur terre, ce sont les brumeuses nuées qui flottent dans le ciel [3].
Le représentant de la Masse « entêtée » et « endurcie », lui et ses admonestations et ses conseils pertinents, on les expédie en le traitant de matérialiste de la Masse. Le même sort est réservé à un autre correspondant, moins malveillant, appartenant moins à la Masse, qui fonde des espérances sur la Critique critique, mais ne les voit pas satisfaites. Le représentant de cette Masse « insatisfaite » écrit :
« Pourtant je suis forcé d'avouer que le premier numéro de votre journal n'a pas encore donné du tout satisfaction. Nous nous serions en vérité attendus à autre chose. »
Le patriarche critique répond en personne :
« Qu'il ne dût pas satisfaire les espérances, je le savais d'avance, parce qu'il m'était assez facile de me représenter ces espérances. On est si épuisé qu'on voudrait avoir tout à la fois. Tout ? Non pas ! Si possible, tout et rien en même temps. Un tout qui ne donne aucune peine un tout qu'on puisse absorber sans parcourir d'évolution, un tout qui soit donné d'un mot. »
Dans sa mauvaise humeur devant les exigences déplacées de la « Masse » qui demande quelque chose, voire tout, à la Critique résolue, elle, par principe et par nature, à « ne donner rien », le patriarche critique, à l'instar des vieillards, raconte une anecdote. Dernièrement, dit-il, un de ses amis berlinois se serait plaint amèrement de la prolixité de ses écrits et de son goût pour les détails. (On sait que d'un minimum d'idée, si mince soit-il, M. Bruno tire un gros volume.) Pour consoler son correspondant, M. Bruno lui a promis de lui faire parvenir sous forme de boulette, de façon qu'il l'assimile plus facilement, l'encre nécessaire à l'impression du livre. Le patriarche explique l'ampleur de ses « ouvrages » par la mauvaise répartition de l'encre d'imprimerie, de même qu'il explique le néant de sa Literatur-Zeitung par le vide de la « Masse profane » qui, pour se remplir la panse, voudrait engloutir à la fois tout et rien.
On ne saurait certes méconnaître l'importance des communications qui précèdent; on ne saurait pas davantage voir une contradiction historique dans le fait qu'un homme de la Masse ami de la Critique critique la tienne pour creuse tandis qu'elle le traite de non critique, qu'un second ami ne trouve pas ses espérances satisfaites dans la Literatur-Zeitung et qu'un troisième ami de la famille trouve ses ouvrages trop prolixes. Cependant, l'ami n° 2, qui nourrit des espérances, et l'ami n° 3, qui désirait au moins connaître les mystères de la Critique critique, forment la transition vers des rapports plus riches et plus tendus entre la Critique et la « Masse non critique ». Autant la Critique se montre cruelle envers la Masse « au cur endurci» et douée de « sens commun », autant nous la trouverons condescendante à l'égard de la Masse qui réclame en gémissant qu'on la délivre de cette contradiction. La Masse qui apportera à la Critique un cur contrit, une âme repentante et un esprit d'humilité, obtiendra d'elle, en récompense de ses vaillants efforts, mainte parole subtile, prophétique et bourrue.
Le représentant de la Masse sentimentale, sincère, avide de rédemption, implore et flagorne la Critique critique pour obtenir d'elle une parole bienveillante, en lui prodiguant effusions, courbettes et roulements d'yeux, par exemple :
« Pourquoi je vous écris ces lignes ? Pourquoi j'essaie de me justifier devant vous ? Parce que je vous estime et que je désire votre estime; parce qu'en ce qui concerne mon évolution je vous ai les plus grandes obligations et que je vous aime pour cela. Mon cur me pousse à me justifier... envers vous qui m'avez... blâmé. Je suis bien loin, ce faisant, de vouloir jouer les importuns; mais, jugeant d'après mes propres sentiments, je me suis dit qu'un témoignage d'intérêt, de la part d'un homme que vous connaissez encore fort peu, pourrait vous faire plaisir. Je ne prétends nullement vous demander de répondre à cette lettre : je ne veux ni vous voler le temps dont vous pouvez faire meilleur usage, ni vous imposer une charge, ni risquer moi-même l'humiliation de ne pas voir se réaliser ce que j'espérais. Que vous mettiez cette lettre sur le compte de la sentimentalité, de l'indiscrétion, de la vanité ( !) ou de n'importe quoi encore, que vous y répondiez ou non, je ne puis résister à la force qui me pousse à l'expédier, et je souhaite seulement que vous y reconnaissiez le sentiment amical qui l'a inspirée ! »
De même que, de tout temps, les pusillanimes ont eu droit à la miséricorde de Dieu, ce correspondant sorti de la Masse, mais plein d'humilité et gémissant après la miséricorde critique, voit ses désirs se réaliser. La Critique critique lui répond avec bienveillance. Bien plus ! Elle lui fournit les explications les plus approfondies sur les objets de sa curiosité.
« Il y a deux ans, lui apprend la Critique critique, il était d'actualité de faire référence à la philosophie des Lumières des Français du XVIIIe siècle, afin de faire donner aussi ces troupes légères dans la bataille qui se livrait alors. Tout est changé aujourd'hui. De notre temps, les vérités se modifient très vite. Ce qui était à sa place il y a deux ans est maintenant une erreur. »
Il va de soi qu'alors déjà, quand la Critique absolue, de son auguste plume (Anekdota II, p. 89) [4], appelait ces troupes légères « nos saints », nos « prophètes », « patriarches », etc., il s'agissait uniquement « d'une erreur », mais d'une erreur qui était « à sa place ». Qui donc s'aviserait d'appeler une troupe de « patriarches », troupes légères ? C'était une erreur « à sa place » de parler, sur un ton exalté, de l'abnégation, de l'énergie morale, de l'enthousiasme avec lesquels ces troupes légères « ont leur vie durant pensé, travaillé.., et étudié pour la vérité ». C'était une « erreur » de déclarer (Entdecktes Christentum [Le Christianisme révélé]. Préface) que ces troupes « légères » avaient « semblé invincibles, au point que tout homme averti aurait d'avance attesté qu'elles feraient sortir le monde de ses gonds », et qu'il avait « paru indubitable qu'elles réussiraient même à changer la face du monde ». Ces troupes légères ?
La Critique critique continue à expliquer doctement au représentant de la « Masse sincère », avide de s'instruire :
« Certes, les Français se sont acquis un nouveau mérite historique en essayant de mettre sur pied une théorie sociale, mais ils sont, à l'heure qu'il est, épuisés; leur nouvelle théorie n'était pas encore pure, leurs rêveries sociales, leur démocratie pacifique ne sont absolument pas encore affranchies des postulats de l'ancien état de choses. »
La Critique parle ici — si tant est qu'elle parle ailleurs de quelque chose — du fouriérisme, et spécialement du fouriérisme de la Démocratie pacifique [5]. Mais celui-ci est bien loin d'être la « théorie sociale » des Français. Les Français n'ont pas une théorie sociale, mais des théories sociales, et le fouriérisme édulcoré que prône la Démocratie pacifique n'est que la doctrine sociale d'une partie de la bourgeoisie philanthropique; le peuple est communiste, divisé en une foule de fractions différentes; le véritable mouvement et la véritable élaboration de ces diverses nuances sociales, loin de s'être épuisés, ne font que commencer. Mais ils n'aboutiront pas, comme le voudrait la Critique critique, à la théorie pure, c'est-à-dire abstraite, mais à une pratique toute pratique, qui ne se souciera pas le moins du monde des catégories catégoriques de la Critique.
« Aucune nation, continue la Critique, n'a jusqu'à maintenant la moindre avance sur une autre... Si l'une doit arriver à affirmer sa prépondérance spirituelle, ce sera celle qui sera à même de critiquer les autres et soi-même et de reconnaître les causes du déclin universel. »
Chaque nation a, jusqu'à maintenant, une avance sur l'autre. Mais, si la prophétie critique est exacte, nulle nation n'aura d'avantage sur l'autre, car tous les peuples civilisés d'Europe — Anglais, Allemands, Français — « se critiquent » actuellement « eux et les autres » et « sont à même de reconnaître les causes du déclin universel ». Enfin, c'est une tautologie grandiloquente que de dire que « l'exercice de la critique », la « connaissance », que l'activité spirituelle donnent une prépondérance spirituelle; et la Critique qui, avec une conscience de soi infinie, se place au-dessus des nations, attendant que celles-ci la supplient à genoux de les éclairer, montre nettement, précisément par cet idéalisme caricatural, par cet idéalisme germano-chrétien, qu'elle est toujours enfoncée jusqu'aux oreilles dans la fange du nationalisme allemand.
Chez les Français et les Anglais, la critique n'est pas une personnalité comme la nôtre, abstraite, sise dans l'au-delà, en dehors de l'humanité; elle est l'activité humaine réelle d'individus qui sont des membres travailleurs de la société, qui souffrent, sentent, pensent et agissent en hommes. C'est pourquoi leur critique est en même temps pratique et leur communisme, un socialisme [6] dans lequel ils proposent des mesures pratiques, concrètes, dans lequel ils ne se contentent pas de penser, mais agissent plus encore; leur critique est la critique vivante, réelle, de la société existante, la reconnaissance des causes « du déclin »...
Après avoir satisfait la curiosité de ce membre de la Masse, la Critique critique est en droit de dire de sa Literatur-Zeitung :
« Ici l'on pratique la Critique pure, qui expose et appréhende la chose sans y rien ajouter... »
Ici l'on ne donne rien de personnel; ici l'on ne donne rien du tout, si ce n'est la Critique incapable de rien donner, c'est-à-dire la critique qui s'achève en non critique extrême. La Critique fait imprimer des passages qu'elle a soulignés et ces citations sont le comble de son art. Wolfgang Menzel [7] et Bruno Bauer se tendent une main fraternelle, et la Critique critique en est au point où était, dans les premières années de ce siècle, la philosophie de l'identité, lorsque Schelling s'élevait contre l'idée que la Masse lui attribuait de vouloir présenter quelque chose, quoi que ce fût, comme étant la pure et tout à fait philosophique philosophie.
Le correspondant sensible, à l'endoctrinement duquel nous venons d'assister, entretenait avec la Critique de tendres relations. Il ne fait allusion à la tension entre la Masse et la Critique que de façon idyllique. Les deux termes de cette contradiction historique conservaient entre eux des rapports bienveillants et polis, et par conséquent exotériques.
L'action antihygiénique et déprimante de la Critique critique sur la Masse apparaît pour la première fois dans la lettre d'un correspondant qui a déjà un pied dans la Critique et l'autre encore dans le monde profane. Il représente la « Masse » dans les luttes intérieures qui opposent celle-ci à la Critique.
À certains moments, il lui semble « que M. Bruno et ses amis ne comprennent pas l'humanité » et « que ce sont eux les aveuglés ». Il rectifie aussitôt :
« Oui, je vois clairement que vous avez raison, et que vos idées sont vraies; mais, excusez-moi, le peuple n'a pas tort non plus... Eh oui ! le peuple a raison... Vous avez raison, je ne puis le nier... Je ne sais réellement pas comment tout cela va finir : Vous me direz : ... Eh bien ! tiens-toi tranquille... Hélas ! je ne le puis plus... Hélas !... On finirait, sans cela, par perdre la tête... Vous accueillerez avec bienveillance... Croyez-moi, à force d'acquérir des connaissances, on se sent parfois devenir si bête qu'on a l'impression qu'une roue de moulin vous tourne dans la tête. »
Et un autre correspondant écrit qu'il « perd quelquefois l'esprit ». On voit bien que, chez ce correspondant venu de la Masse, la grâce critique essaie de percer. Pauvre bougre ! Il est tiraillé d'un côté par la Masse pécheresse, de l'autre par la Critique critique. Ce n'est pas la connaissance qu'il a acquise qui plonge ce catéchumène de la Critique critique dans cet état d'hébétude; c'est une question de foi et de conscience : Christ critique ou peuple, Dieu ou monde, Bruno Bauer et ses amis ou Masse profane ! Mais, de même que l'extrême désarroi du pécheur précède l'irruption de la grâce divine, cet abrutissement accablant est le signe avant-coureur de la grâce critique. Et lorsque la grâce fait enfin irruption, l'élu ne perd pas, il est vrai, sa bêtise, mais la conscience de sa bêtise.
Notes
[1] « Coterie berlinoise » (« Berliner Couleur ») est le nom donné par le correspondant de l'Allgemeine Literatur-Zeitung aux Jeunes-Hégéliens berlinois qui ne faisaient pas partie du cercle de Bruno Bauer et attaquaient l'Allgemeine Literatur-Zeitung sur des problèmes personnels et mesquins : l'un de ces Jeunes-Hégéliens était Max Stirner.
[2] KRUG Wilhelm Traugott (1770-1842) : auteur d'ouvrages à prétentions philosophiques.
[3] Passage cité par Lénine : Cahiers philosophiques, uvres complètes, p. 34 et qui sera repris dans la première partie de L'Idéologie allemande.
[4] Engels fait ici allusion à l'article de Bruno Bauer : « Souffrances et joies de la conscience théologique », paru dans le second tome de l'ouvrage Anekdota zur neuesten deutschen Philosophie und Publicistik (Anecdotes en marge de la philosophie et du journalisme allemands modernes).
[5] La Démocratie pacifique, quotidien des fouriéristes, qui parut à Paris de 1843 à 1851 sous la direction de Victor Considérant.
[6] Ici encore, les deux termes sont à peu près synonymes.
[7] MENZEL Wolfgang (1798-1873) : écrivain et critique littéraire.