1848-49

Marx et Engels journalistes au coeur de la révolution...

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La Nouvelle Gazette Rhénane

K. Marx - F. Engels

Trois nouveaux projets de loi

n°244, 13 mars 1849


Cologne, le 12 mars.

La royauté prussienne estime enfin venu le temps de déployer sa gloire dans toute sa splendeur. La couronne de droit divin « inébranlée [1] » nous octroie aujourd'hui trois nouveaux projets de loi sur les clubs et les réunions, sur les affiches et sur la presse [2] ; les Chambres sont donc invitées à nous imposer tout un régiment de lois de septembre [3] , parmi les plus séduisantes.

Dans la mesure où il nous parviendra, nous donnerons demain le texte des projets accompagnés des motifs. Nous reviendrons - plus d'une fois encore - sur ces splendides productions prussiennes. En voici pour aujourd'hui un bref résumé :

- Loi sur les clubs. « Toutes les réunions doivent être annoncées vingt-quatre heures à l'avance. » Des réunions convoquées à la hâte par suite d'événements importants survenus brusquement sont, de ce fait interdites - et ces réunions sont justement les plus importantes de toutes. L'entrée doit en être libre, il est donc défendu de percevoir un droit d'entrée pour les frais de la réunion. Lors de réunions d'associations, le quart de la salle doit être réservé aux non-membres, pour obliger ainsi les associations à se procurer des salles plus grandes et plus coûteuses, et pour que des agents stipendiés de la police puissent troubler toute discussion et rendre impossible toute réunion, en faisant du tapage, du vacarme et du charivari. Et si tout cela ne devait pas encore porter ses fruits, il est loisible au « délégué des autorités de police » de « dissoudre immédiatement » toute réunion sous le premier prétexte venu, tout comme la tête suprême des « autorités policières », Sa Majesté, notre très gracieux souverain, a « dissous » immédiatement l'Assemblée ententise. Et dès que la police déclare la réunion dissoute, tous doivent se disperser s'ils ne veulent pas subir le sort des chevaliers ententistes de Berlin, c'est-à-dire s'ils ne veulent pas être expulsés de la salle par la force des baïonnettes.

Les clubs n'ont certes pas besoin d'«autorisation préalable », mais il ont en revanche une telle quantité d'imprimés et de formalités préalables à remplir auprès des autorités locales que leur existence en est devenue quasi impossible.

En revanche, les réunions publiques en plein air, les défilés, etc. ont besoin de l'autorisation préalable de la police. Et pour mettre fin aux rubans, aux cocardes et aux calots rouges, on nous octroie encore pour finir, un renouveau des vieilles ordonnances traquant les insignes noir rouge et or.

Voilà le « droit de réunion et d'association » que le Sire de Hohenzollern, épris de vérité et fidèle à sa parole, garantissait, il y a un au, les lèvres tremblantes !

2°- Lois sur l'affichage [4]. Sont interdites toutes les affiches ayant un contenu politique à l'exception des invitations à des réunions légales autorisées (donc, toutes les réunions ne sont de nouveau que très gracieusement « autorisées » ). Les comités des clubs ne peuvent donc même pas, en des temps agités, inviter le peuple au calme afin qu'ainsi aucune victime n'échappe à l'héroïque soldatesque ! De plus : sont également interdites la vente ou la distribution de tracts sur la voie publique, à moins qu'on ne possède une concession résiliable à chaque instant ! En d'autres termes : le roi de Prusse cherche à nous régaler d'une édition corrigée de la loi sur les crieurs publics [5] qui, en France, fut arrachée aux Chambres par la peur, à la pire époque du despotisme bourgeois Louis-Philippard.

Et les motifs de cette loi ? Les affiches et les colporteurs boucheraient le passage dans les rues et les affiches dépareraient certains édifices publics !

- Loi sur la presse. Mais tout ceci n'est rien auprès des gracieux projets à l'aide desquels on espère mettre un bâillon à la presse. On sait que depuis 1830 les Hohenzollern ont fait le bonheur du peuple en ennoblissant le patriarcalisme ancestral prussien, et en l'accouplant à la servitude Louis-Philipparde d'un raffinement moderne. On conserva les triques, et on ajouta le bagne; on laissa subsister la censure et on nous gratifia en même temps de la fine fleur de la législation de septembre, en un mot, on nous fait profiter simultanément des avantages de la servitude féodale, du système policier bureaucratique et de la brutalité légale de la société bourgeoise moderne. C'est ce qu'on appela « l'esprit libéral universellement connu de Frédéric-Guillaume IV ».

Après une longue série de dispositions formelles aggravantes, ce nouveau projet sur la presse des Hohenzollern nous comble d'une inégalable fusion : 1°) du Code Napoléon, 2°) des lois françaises de septembre et surtout de l'honorable Code civil prussien.

Le Code est représenté par le paragraphe 9 : Dans les provinces où existe le Code civil la tentative criminelle, l'incitation au crime, même suivie d'effet, était jusqu'à présent punie moins sévèrement que le crime lui-même. Pour ces régions on introduit la disposition du Code, suivant laquelle l'incitation au crime suivie de succès est considérée à l'égal du crime.

La législation française de septembre est représentée par le paragraphe 10. Quiconque attaque les fondements de la société bourgeoise reposant sur la propriété et la famille , ou excite les citoyens à se haïr ou à se mépriser les uns les autres, est passible d'une peine d'emprisonnement pouvant aller jusqu'à deux ans.

Cf. loi du 9 septembre 1835 [6] . Article 8 : « Toute attaque contre la propriété ... toute provocation à la haine entre les diverses classes de la société, sera punie, etc . » À ceci près que la traduction prussienne : exciter les citoyens en général à se haïr, etc., est encore dix fois plus impayable.

Tous les autres paragraphes du projet sont rédigés pour faire à nouveau le bonheur de la province rhénane grâce aux splendeurs du Code civil prussien dont nous avons été privés peu après le 18 mars, alors que nous en avions joui pleinement trente-trois ans durant [7] . On veut entre autres nous octroyer les nouveaux crimes suivants, complètement inconnus de notre propre législation rhénane.

  1. Motiver la haine et le mépris à l'égard des institutions de l'État ou du gouvernement de l 'État au moyen de contre-vérités effectives ou de faits juridiquement indémontrables.
  2. « S'exprimer » au sujet d'une communauté religieuse ayant une existence légale (selon la Constitution octroyée en effet, même les Turcs et les païens sont des communautés religieuses ayant une existence légale) d'une façon propre (!) à répandre la haine et le mépris à l'égard de celle-ci.
    Ces deux nouveaux crimes introduisent chez nous (a) l'excitation au mécontentement comme dans la vieille Prusse, et (b) la conception vieille Prusse d'offense à la religion , punie d'une peine de prison pouvant aller jusqu'à deux ans.
  3. Le crime de « lèse-majesté » et ce, sous la forme de manquement de respect (!!),
    1. au roi (!)
    2. à la reine (!!)
    3. à l'héritier du trône (!!!)
    4. à un autre membre de la maison royale (!!!!)
    5. au chef d'un État allemand (!!!!!) est puni d'une peine d'un mois à cinq ans de prison.
  4. La disposition édifiante suivant laquelle l'affirmation de faits vrais, dont on peut même faire la preuve, est punie comme une offense s'il en ressort une intention d'offense !
  5. Offense
    1. à l'une des deux Chambres.
    2. à l'un de leurs membres.
    3. à une autorité (le Code ne connaît pas l'offense à des corps constitués en tant que tels).
    4. à un fonctionnaire ou à un membre des forces armées toujours « en rapport avec leur profession » : jusqu'à neuf mois de prison.
  6. Offense ou diffamation par une voie détournée. Le Code Napoléon connaît seulement des offenses ou diffamations formulées ou répandues publiquement . Le nouveau projet de loi veut, en revanche, soumettre au contrôle de la police et du ministère public et déclarer répréhensibles toutes les déclarations faites dans des conversations privées, dans sa propre maison, au sein de la famille, dans des lettres privées, c'est-à-dire qu'il veut organiser l'espionnage le plus généralisé et le plus vil . Le despotisme militaire du régime impérial français tout-puissant respectait ait moins la liberté de la conversation privée; il ne franchissait pas le seuil du domicile - au moins dans la législation. La surveillance et le châtiment prussiens paternellement constitutionnels s'étendent jus­qu'au cœur du domicile privé, même jusqu'à l'asile le plus secret de la vie familiale que les barbares eux-mêmes tenaient pour inviolables. Et, trois articles auparavant, la même loi punit de deux ans de prison toutes les attaques contre la famille.

Voilà les nouvelles « conquêtes » que l'on veut nous garantir. Compléter l'une par l'autre les trois législations les plus brutales pour atteindre le sommet d'une brutalité et d'une perfidie, inouïes jusque-là - voilà de quel prix la couronne inébranlée veut faire payer aux Chambres la levée de l'état de siège à Berlin.

On voit clairement où l'on veut en venir. Le projet de loi sur la presse au moins n'octroie rien de bien neuf aux anciennes provinces. Le Code civil prussien était déjà bien assez néfaste. C'est nous, Rhénans, que vise la principale colère du droit divin incarné. On veut nous imposer l'infâme Code civil prussien dont nous nous sommes à peine débarrassés et dont la suppression nous permet enfin, tant que nous sommes enchaînés à la Prusse, de respirer à nouveau un peu plus librement.

Ce que la Couronne de droit divin veut, elle le dit clairement par la bouche de son valet Manteuffel, dans l'exposé des motifs à cet aimable document. Elle veut « créer dans toute la mesure du possible une situation juridique uniforme, c'està-dire obtenir le recul de la loi française détestée et l'introduction partout de l'ignominieux Code civil prussien. Elle veut en outre, « combler la lacune née » dans la plus grande partie de la province rhénane (vous entendez !) de la suppression « par suite du décret du 15 avril 1848 », « des lois réprimant le crime de lèse-majesté ».

C'est-à-dire que la nouvelle loi pénale doit nous ravir le seul bien qui nous reste encore des suites de la révolution de 1848 : faire valoir sans entrave notre propre droit.

Il nous faut donc devenir Prussiens à tout prix, Prussiens selon le cœur de notre Très gracieux souverain, avec le Code civil prussien, l'arrogance de la noblesse, la tyrannie des fonctionnaires, la domination du sabre, la bastonnade, la censure et l'obéissance à la consigne. Ces propositions de lois ne sont que le tout début. Nous avons devant nous le plan de la contre-révolution, et nos lecteurs seront étonnés des projets que l'on a en tête. Nous ne doutons pas que ces Messieurs de Berlin se trompent encore une fois curieusement sur le compte des Rhénans.

Nous reviendrons plus d'une fois sur ces honteux projets de loi qui devraient suffire à mettre les ministres en état d'accusation. Mais nous devons le dire dès aujourd'hui : s'il passe à la Chambre quoi que ce soit qui ressemble, même de loin, à ce projet, ce sera le devoir des députés rhénans de quitter immédiatement la Chambre qui, par de telles décisions, veut rejeter ses mandants dans la barbarie patriarcale de la vieille législation prussienne.


Notes

Texte surligné : en français dans le texte.

[1] Dans le discours du trône qu'il prononça lors de la séance inaugurale de la première Diète unifiée, Frédéric-Guillaume IV déclara le 11 avril 1847 : « Héritier d'une couronne inébranlée que je dois et veux conserver inébranlée pour mes successeurs, je me considère comme entièrement libre de tout engagement à l'égard de ce qui n'a pas été accompli, et surtout à l'égard de ce que la conscience véritablement paternelle pour le pays de mon illustre prédécesseur l'a préservé d'accomplir. » (Cf. La première Diète unifiée de Berlin, 1847, I° partie.)

[2] « Projet de loi visant à éviter que le mauvais usage du droit de réunion ne mette en danger la liberté et l'ordre légal. »
« Motifs du projet de loi cherchant à éviter que le mauvais usage du droit de réunion ne mette en danger la liberté et l'ordre légal. »
« Projet de loi concernant le placardage d'affiches dans des villes et localités ainsi que la vente et la diffusion de tracts imprimés et de représentations imagées sur la voie publique. »
« Motifs du projet de loi concernant le placardage d'affiches dans les villes et localités ainsi que la vente et la diffusion de tracts imprimés et de représentations imagées sur la voie publique. »
« Projet de loi concernant le droit d'exprimer ses idées par la parole, par écrit, par des œuvres imprimées et des représentations imagées. »
« Motifs du projet de loi concernant le droit d'exprimer ses idées par la parole, par écrit, par des oeuvres imprimées et par des représentations imagées. »

[3] Cf. note précédente sur les lois de septembre en France.

[4] Dans la première moitié du XIX° siècle on désignait sous le terme d'affiche (Plakat ) les appels, déclarations et avis placardés dans les rues. Ils jouaient un rôle important dans la lutte politique.

[5] La loi sur les crieurs publics, promulguée par le gouvernement de Louis-Philippe, en 1834, servit à rendre plus difficile la diffusion des journaux d'opposition. Après l'insurrection d'avril 1834, les républicains durent borner leur action à éditer des brochures, des journaux et des caricatures. Un Lyonnais établi à Paris, Philipon, qui dessinait lui-même, mais surtout inventait des sujets et des légendes, groupa dans quelques journaux, Le Charivari, La Caricature, etc. des dessinateurs de premier ordre, notamment Daumier et Grandville dont la verve cruelle n'épargnait personne, ni le roi, ni les hommes politiques, ni les bourgeois. D'autres travaillaient isolément. Gavarni, Henri Monnier qui inventa Joseph Prudhomme. Le gouvernement se défendait par des procès.

[6] Cf. Collection complète des lois, décrets ... par J. B. DUVERGIER, à Paris 1836; tome trente-cinquième; année 1835.

[7] Après le rattachement de la province rhénane à la Prusse, en 1815, le gouvernement prussien s'efforça de remplacer les lois françaises en vigueur par le Code civil prussien. Toute une série de lois, d'édits et de règlements devaient rétablir dans la province rhénane les privilèges féodaux de la noblesse (les majorats) et la législation criminelle prussienne, etc. Ces mesures qui provoquèrent une forte opposition dans la province rhénane furent annulées après la révolution de mars par les décrets du 15 avril 1848.


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