1861-65 |
«John Bull n'est-il pas un être exceptionnel ? A en croire le Times, ce qui chez d'autres serait infâme est en lui vertu.» Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec. |
La guerre civile aux États-Unis
PHASE POLITIQUE
Londres, le 12 octobre 1861.
A l'occasion de la visite du roi de Prusse à Compiègne [1], le Times de Londres publia quelques articles caustiques, qui firent scandale de l'autre côté de la Manche. A son tour, le Pays, journal de l'Empire dit des rédacteurs du Times qu'ils étaient des gens dont l'esprit était troublé par le gin et dont le porte-plume était trempé dans la fange.
Cet échange tout occasionnel d'invectives avait pour seul but de tromper l'opinion publique sur les relations intimes, nouées entre Printing House Square et les Tuileries. En effet, il n'existe pas, hors des frontières françaises, de plus grand sycophante de l'homme du Deux-Décembre que le Times de Londres, et les services de ce journal sont d'autant plus précieux qu'il prend de temps à autre le ton et l'air de Caton le censeur, vis-à-vis de César.
Cela faisait des mois que le Times couvrait la Prusse d'insultes. Utilisant la misérable affaire MacDonald [2], il fit comprendre à la Prusse que l'Angleterre verrait avec joie les provinces rhénanes soustraites à la domination barbare des Hohenzollern et placées sous. le despotisme éclairé d'un Bonaparte. Le Times exaspéra non seulement la dynastie prussienne, mais encore le peuple de Prusse. Il ruinait du même coup l'idée d'une alliance anglo-prussienne, en cas de conflit entre la Prusse et la France. Il avait tendu toutes ses forces pour convaincre la Prusse qu'elle n'avait rien à espérer de l'Angleterre et qu'il valait mieux pour elle de s'entendre avec la France. Lorsque le faible et vacillant monarque de Prusse se décida enfin à une visite à Compiègne, le Times pouvait fièrement s'exclamer : Quorum magna pars lui [3]; mais le temps était maintenant venu d'effacer de la mémoire des Anglais que le Times avait montré cette voie au roi de Prusse. D'où son théâtral grondement de tonnerre, et l'écho non moins théâtral du Pays, journal de l'Empire.
Le Times a maintenant recouvré sa position d'inimitié mortelle au bonapartisme et, ainsi, le pouvoir d'aider efficacement l'homme du Deux-Décembre. Une occasion s'offrit bientôt. Louis Napoléon prend facilement ombrage de la gloire de ses rivaux et prétendants au trône de France. Il s'était couvert lui-même de ridicule dans l'affaire du pamphlet du duc d'Aumale contre Plon-Plon [4], et, par ses procédés, il avait plus contribué à la cause orléaniste que tous les orléanistes réunis.
Il y a quelques jours, le peuple français a été de nouveau convié à tirer un parallèle entre Plon-Plon et les princes d'Orléans. Lorsque Plon-Plon se rendit en Amérique, on vit circuler au faubourg Saint-Antoine des caricatures représentant un gros homme qui était à la recherche d'une couronne, mais professait en même temps n'être qu'un touriste tout à fait inoffensif, ayant une profonde aversion pour l'odeur de la poudre. Alors que Plon-Plon est revenu en France sans autres lauriers que ceux qu'il avait déjà récoltés en Crimée et en Italie, les princes d'Orléans traversèrent l'Atlantique pour s'engager dans l'armée nationale [5]. D'où une grande excitation dans le camp bonapartiste. Or, les bonapartistes ne peuvent donner libre cours à leur colère dans, la presse vénale de Paris, sans divulguer leurs appréhensions, remettre dans les mémoires le scandale du pamphlet et susciter de détestables comparaisons entre les princes d'Orléans en exil qui combattent sous la bannière républicaine contre ceux qui tiennent dans l'esclavage des millions d'hommes laborieux, et un autre prince exilé qui, en tant que policier des forces spéciales, avait pris une part glorieuse à l'écrasement du mouvement ouvrier anglais [6].
Qui pouvait aider l'homme du Deux-Décembre à se tirer de ce dilemme ? Qui, si ce n'est le Times de Londres ? Si après avoir suscité les 6, 7, 8 et 9 octobre 1861 la colère du Pays, journal de l'Empire par ses cyniques remarques sur la visite de Compiègne, ce même Times publiait le 12 octobre un article attaquant férocement les princes d'Orléans parce qu'ils s'étaient engagés dans l'armée nationale des États-Unis, ne prouverait-il pas alors que Louis Bonaparte avait raison contre les princes d'Orléans ? Et ne traduirait-on pas ensuite l'article du Times en français avec les commentaires des journaux parisiens, et M. le préfet de police, ne l'enverrait-il pas à toute la presse des départements afin qu'il circule dans toute la France à titre de jugement impartial, rendu par le Times de Londres, cet ennemi personnel de Louis Bonaparte, sur le comportement des princes d'Orléans ? Ainsi donc, le Times a publié aujourd'hui une attaque bassement injurieuse sur les princes d'Orléans.
Louis Bonaparte tient naturellement trop de l'homme d'affaires pour partager l'aveuglement des officiels fabricants de l'opinion publique en ce qui concerne la guerre américaine. Il sait que le véritable peuple d'Angleterre, de France, d'Allemagne et d'Europe considère la cause des États-Unis comme la sienne propre, celle de la liberté, et qu'en dépit de tous les sophismes de la presse vénale, les masses considèrent le sol des États-Unis comme le sol libre des millions de sans-terre d'Europe, comme la terre promise qu'il s'agit pour l'heure de défendre l'arme au poing contre la sordide mainmise des esclavagistes. Qui plus est, Louis-Napoléon sait fort bien que les masses françaises établissent un lien entre la lutte pour le maintien de l'Union et celle de leurs ancêtres pour l'indépendance américaine; c'est pourquoi, tout Français qui tire l'épée pour le gouvernement national, apparaît comme l'exécuteur testamentaire de La Fayette.
En conséquence, Bonaparte sait que s'il y a quelque chose qui impressionne favorablement le peuple français, c'est l'engagement des princes d'Orléans dans les rangs de l'armée nationale des États-Unis. Il tremble à cette seule pensée, et en conséquence le Times de Londres, son sycophante pointilleux, informe aujourd'hui les princes d'Orléans que, « s'ils s'abaissent à s'engager dans ce combat ignoble, leur popularité ne s'en trouvera pas renforcée dans le peuple français ».
Louis-Napoléon sait que toutes les guerres qui ont été menées entre des nations adverses en Europe depuis son coup d'État, n'ont pas été de véritables guerres, mais ont été conduites sans base réelle, délibérément, sous de faux prétextes. La guerre de Crimée et la guerre italienne, sans parler des expéditions de brigandage contre la Chine, la Cochinchine [7], etc., n'ont jamais suscité de sympathie chez le peuple français, qui instinctivement se rend compte que ces guerres n'ont été entreprises qu'avec l'intention de renforcer ses chaînes forgées par le coup d'État [8]. De fait, la première guerre importante de l'histoire contemporaine se déroule en Amérique.
Les peuples d'Europe savent que les esclavagistes du Sud ont déclenché cette guerre, lorsqu'ils ont déclaré que le régime esclavagiste n'était pas compatible plus longtemps avec le maintien de l'Union. En conséquence, les peuples d'Europe savent que la lutte pour le maintien de l'Union est menée contre la domination esclavagiste, et que la forme la plus haute d'autogouvernement du peuple réalisée à ce jour livre bataille à la forme la plus basse et la plus éhontée d'esclavage humain, connue dans les annales.
Louis Bonaparte est évidemment très embarrassé de ce que les princes d'Orléans participent précisément à cette guerre, qui se distingue par sa gigantesque ampleur et la grandeur de son but, de toutes les guerres immotivées, futiles et basses que l'Europe a subies depuis 1849. C'est pourquoi, le Times devait déclarer : « Ne pas faire la différence entre une guerre que se font des nations ennemies et cette guerre civile la plus inutile et dépourvue de fondement que l'histoire ait jamais connue, c'est en quelque sorte offenser la morale publique. »
Naturellement, le Times doit aller jusqu'au bout de son attaque contre les princes d'Orléans, qui se sont abaissés à « prendre du service dans ce combat ignoble ». En s'inclinant profondément devant les vainqueurs de Sébastopol et de Solferino, le Times de Londres ajoute : « Il n'est pas sage de vouloir comparer des actions comme celles de Springfield et de Manassas [9] à l'épopée de Sébastopol et de Solferino. » [10]
Le prochain courrier nous apprendra comment les organes impériaux ont exploité l'article du Times. Comme dit le proverbe, un ami dans le besoin est plus précieux que mille amis prospères, et l'allié secret du Times de Londres est précisément en bien fâcheuse posture en ce moment.
Une pénurie de coton doublée d'une pénurie de blé, une crise commerciale doublée d'une disette agricole, et tout cela aggravé par une baisse des recettes douanières et des difficultés monétaires, ont contraint la Banque de France à élever son taux d'escompte à six pour cent, à faire une transaction avec les Rothschild et Baring en vue d'obtenir un prêt de deux millions de livres anglaises sur le marché de Londres, à nantir les valeurs du Gouvernement français à l'étranger, en plus, la Banque ne dispose que d'une réserve de douze millions par rapport à une dette de plus de quarante millions.
Une telle situation économique fournit évidemment aux divers prétendants l'occasion de jouer le tout pour le tout. Il y a déjà eu au faubourg Saint-Antoine des bagarres à la suite de pénuries de vivres : c'est donc le moment le moins approprié pour permettre aux princes d'Orléans de se rendre populaires. D'où l'attaque rageuse du Times de Londres.
Notes
[1] Du 6 au 8 octobre 1861, le roi Guillaume de Prusse rendit visite à Napoléon III, à Compiègne. Les deux souverains envisagèrent la possibilité d'une alliance franco-prussienne pour isoler l'Angleterre, Ils reprirent aussi la vieille question de la rectification de la frontière française, fixée en 1815.
[2] En septembre 1860, un capitaine de l'armée anglaise - MacDonald - fut arrêté à Bonn et poursuivi pénalement par les autorités locales. Le gouvernement anglais exploita l'incident, réglé en mai 1861, pour renforcer sa propagande anti-prussienne.
[3] Où je tiens une grande part. (N. d. T.)
[4] La brochure anti-bonapartiste : Lettre sur l'Histoire de France, dans laquelle le duc d'Aumale (Henri d'Orléans) répondait au discours tenu au printemps 1861 au Sénat. par le prince Napoléon (surnommé Plon-Plon ou Prince Rouge et considéré comme chef de file des bonapartistes de gauche) fut saisie sur ordre de l'Empereur; l'éditeur et l'imprimeur de la brochure furent condamnés à des peines de prison et à une amende de cinq mille francs. Plon-Plon publia lui aussi, divers pamphlets où il attaquait le régime, pour gagner les sympathies des ouvriers parisiens qu'il voulait organiser en syndicats d'inspiration bonapartiste.
[5] En septembre 1861, les deux princes de la maison dOrléans, le comte de Paris et le duc de Chartres auxquels s'était joint le prince de Joinville, arrivèrent à Washington et obtinrent l'autorisation d'entrer dans l'armée de l'Union, en tant qu'aides de camp, Les deux princes furent promus capitaines et désignés pour l'armée du Potomac. Ils effectuèrent leur service dans la campagne de la péninsule, en 1862. Leur compagnon, le prince de Joinville écrivit un récit de cette campagne; de même, le comte de Paris publia un ouvrage sur la guerre de Sécession.
[6] Marx fait allusion à un événement peu glorieux de la vie de Napoléon III. En 1848, lors de son séjour en Angleterre, Louis-Napoléon s'engagea dans un groupe de constables spéciaux (police de réserve formée par des civils volontaires), qui intervint aux côtés de l'armée et de la police contre la manifestation de masse organisée par les chartistes le 10 avril 1848. La défaite chartiste fit que les ouvriers anglais ne participèrent pratiquement plus à la révolution européenne de 1848-1849.
[7] En 1856, Napoléon III, agissant de concert avec la Grande-Bretagne, exigea de la put de la Chine des « réparations et des concessions » pour l'assassinat d'un missionnaire français. Il s'empara de Canton, prit les forts de Taku, et obligea la Chine à accepter le traité de Tientsin (1858). La France et l'Angleterre obtinrent d'autres concessions commerciales dans les provinces lointaines de l'Est, ainsi que des indemnités. Entre-temps, Napoléon, aidé par l'Espagne, s'empara du port, longtemps convoité, de Saigon en Cochinchine, et s'empara, en 1862, de trois autres provinces.
[8]
Marx fait allusion ici à sa théorie selon laquelle
les guerres impérialistes, même si elles m'impliquent
que des États, sont en réalité dirigées
contre les classes ouvrières, et doivent donc être
combattues comme telles. Machiavel écrivait déjà
: « Un prince qui craint plus ses sujets que les étrangers,
doit fortifier ses villes; dans le cas contraire, il doit se
passer de forteresses. » En effet, « il n'y a pas de
meilleure forteresse que l'affection du peuple ». En
revanche, « les princes font construire des forteresses pour
se maintenir plus facilement dans leurs États souvent menacés
par les ennemis du dedans, et pour pouvoir résister aux
tentatives de révolte ». (Machiavel, Le Prince; Ed.
Garnier, Paris 1949, pp. 74, 75).
Tout au long du règne de Napoléon
III, Marx dénonce la politique des guerres qui servent à
distraire la classe ouvrière de ses propres préoccupations
et à l'empêcher de se battre pour ses intérêts.
[9] Allusion aux revers désastreux que les forces de l'Union avaient éprouvés au cours de l'été, 1861. L'armée nordiste fut mise en déroute à Bull Run (Manassas) et contrainte à évacuer Springtield.
[10] Dans la Neue Oder Zeitung, Marx écrivait, le 20.3,1955 : « Napoléon 1er, attaquait au cur les États qu'il voulait vaincre, la France actuelle a porté son attaque contre le cul-de-sac de la Russie (en Crimée au lieu de foncer sur Moscou)... Napoléon avait l'habitude d'entrer en vainqueur dans les capitales de l'Europe moderne. Son successeur a, sous divers prétextes, installé des garnisons françaises dans les capitales de l'Europe antique... »