1861-65 |
« À mon avis, la morale de tout cela c'est qu'une guerre de ce genre doit être
faite révolutionnairement et que les Yankees ont essayé jusqu'ici de la faire constitutionnellement. » Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec. |
La guerre civile aux États-Unis
PHASE MILITAIRE
Londres, le 19 novembre 1861.
La destitution de Frémont du poste de commandant en chef du Missouri marque un tournant historique dans le cours de la guerre civile américaine. Frémont a expié deux péchés graves. Il fut le premier candidat du Parti républicain à la dignité présidentielle (1856), et c'est le premier général du Nord, qui (le 30 août 1861) menaça les esclavagistes de l'émancipation des esclaves [1]. Il reste donc un rival pour les futurs candidats à la présidence et un obstacle pour les actuels faiseurs de compromis.
Durant les deux dernières décennies, une singulière pratique s'est développée aux États-Unis : éviter de faire élire à la présidence un homme ayant occupé une place décisive dans son propre parti. Certes, on utilise le nom de ces personnalités au cours de la campagne électorale, mais sitôt qu'on aborde l'affaire elle-même, on les laisse choir pour les remplacer par des médiocrités inconnues et d'influence purement locale. C'est de cette façon que Polk, Pierce, Buchanan, etc., devinrent présidents. Il en fut de même de A. Lincoln. En fait, le général Andrew Jackson fut le dernier président des États-Unis à devoir sa dignité à son importance personnelle, alors que tous ses successeurs la doivent au contraire à l'insignifiance de leur personne.
Au cours de l'année électorale de 1860, les noms les plus distingués du Parti républicain étaient Frémont et Seward. Connu pour ses aventures durant la guerre du Mexique [2], son audacieuse expédition de Californie et sa candidature de 1856, Frémont était un personnage trop représentatif pour entrer en considération, sitôt qu'il s'agissait non plus d'effectuer une démonstration républicaine, mais de viser un succès républicain. C'est pourquoi, il ne fut pas candidat.
Il en va autrement de Seward, sénateur républicain au Congrès de Washington, gouverneur de l'État de New York et, depuis la naissance du Parti républicain, indiscutablement son meilleur orateur. Il fallut toute une série de défaites mortifiantes pour amener M. Seward à renoncer à sa propre candidature et à patronner de sa voix celui qui, à l'époque, était encore plus ou moins un inconnu, A. Lincoln. Cependant, dès qu'il s'aperçut de l'échec de sa propre candidature, il s'imposa lui-même, en tant que Richelieu républicain, à un homme qu'il tenait lui-même pour un Louis XIII républicain. Il contribua donc à faire de Lincoln le président, à condition qu'il fît de lui le secrétaire d'État, dignité que l'on peut comparer dans une certaine mesure à celle d'un premier ministre anglais. De fait, à peine Lincoln était-il élu président, que Seward fut assuré du secrétariat d'État. On assista aussitôt à un curieux changement d'attitude du Démosthène du Parti républicain, devenu célèbre, parce qu'il prophétisa un « conflit irrépressible » entre le système du travail libre et celui de l'esclavage. Bien sûr qu'il fût élu le 6 novembre 1860, Lincoln ne devait accéder à la fonction présidentielle que le 4 mars 1861. Dans l'intervalle, au cours de la session d'hiver du Congrès, Seward se fit le centre de toutes les tentatives de compromis. Les organes sudistes dans le Nord - par exemple le New York Herald, dont la bête noire avait été jusqu'ici Seward - se mirent soudain à vanter ses mérites d'homme d'État de la réconciliation et, effectivement, ce ne fut pas sa faute si la paix a tout prix ne fut pas conclue. Manifestement, Seward utilisait le secrétariat d'État comme tremplin et se préoccupait moins du présent « conflit irrépressible » [3] que de la future présidence. Il a prouvé une fois de plus que les virtuoses de la langue étaient des hommes d'État dangereux auxquels on ne peut faire confiance. Qu'on lise ses dépêches d'État ! C'est un mélange ignoble de grands mots et de petit esprit, de force apparente et de faiblesse réelle.
Pour Seward, Frémont était un rival dangereux qu'il fallait perdre. Cette entreprise apparut d'autant plus facile que, conformément à ses habitudes d'avocat, Lincoln a une aversion pour tout ce qui est génial, s'accroche anxieusement à la lettre de la Constitution et redoute tout pas qui pourrait décevoir les « loyaux » esclavagistes des États frontières. Le caractère de Frémont offrit un autre prétexte. C'est manifestement un homme de pathos, quelque peu excessif et hyperbolique, porté aux envolées mélodramatiques. Le gouvernement l'incita tout d'abord à démissionner volontairement en l'accablant de toutes sortes de chicanes. Lorsque cette méthode échoua, il lui enleva son commandement, au moment précis où l'armée qu'il avait organisée lui-même se trouvait face à face avec l'ennemi dans le sud-ouest du Missouri et qu'il fallait livrer la bataille décisive.
Frémont est l'idole des États du nord-ouest qui le célèbrent comme pathfinder (éclaireur). Ils considèrent sa destitution comme une injure personnelle. Si le gouvernement de l'Union subit encore quelques revers comme ceux de Bull Run et de Balls Bluff [4], il aura donné lui-même John Frémont pour chef à l'opposition, qui se dressera alors contre lui et brisera l'actuel système diplomatique de conduite de la guerre. Nous reviendrons plus tard sur les accusations publiées par le ministère de la Guerre de Washington contre le général destitué.
Notes
[1] En août 1861, le général, Frémont proclama la confiscation des biens de toute personne, qui, au Missouri, prendrait les armes contre le gouvernement de Washington ou aiderait l'ennemi de quelque façon que ce soit. Le manifeste déclarait en outre que les esclaves de ces traîtres seraient émancipés. Pour appliquer ces décisions, le général Frémont créa des bureaux pour l'abolition de l'esclavage et les déclarations de liberté. Lincoln ordonna officiellement à Frémont de mettre sa proclamation en accord avec la loi sur la confiscation et d'annuler les décisions relatives à l'affranchissement des esclaves (la loi adoptée le 6 août 1861 par le Congrès ne prévoyait que la libération des esclaves qui avaient été directement utilisés par les rebelles à des fins militaires). Comme Frémont refusa d'exécuter les ordres présidentiels, il fut démis de son poste de commandant en chef de l'armée du Missouri en octobre 1861.
[2] Les États-Unis firent la guerre au Mexique, de 1846 à 1848; les États-Unis conquirent près de la moitié du pays, notamment tout le Texas, la Nouvelle-Californie et le Nouveau-Mexique. Les planteurs du Sud et la bourgeoisie financière furent à l'origine de cette campagne de brigandage impérialiste.
[3] L'expression est de Seward, cf. son discours du 25 octobre 1858 à Rochester, in : W.H. Seward, Works, ed. G.E. Baker, Boston 1884, vol. IV, pp. 289-302.
[4]
Sur la rivière Bull Run, près de la ville de
Mannassas, au sud-ouest de Washington, eut lieu le 21 juillet 1861
la première bataille importante de la guerre civile
américaine. L'armée du Sud triompha des troupes
nordistes plus nombreuses, mais mal préparées.
Au cours de la bataille de Balls Bluff, au
nord-ouest de Washington, les armées sudistes anéantirent
le 21 octobre 1861 plusieurs régiments de l'armée du
général Stone qui avaient traversé le Potomac
sans renforts. Ces deux batailles mirent en évidence les
lacunes sérieuses au sein de l'organisation et de la
direction des armées nordistes.