1865

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Le Capital - Livre III

Le procès d'ensemble de la production capitaliste

K. Marx

§1 : La transformation de la plus-value en profit et du taux de plus-value en taux de profit


 

Chapître VI :   Effets des variations de prix

I : Oscillations des prix de la matière première. Leurs effets directs sur le taux du profit.

Nous supposons, ainsi que nous l'avons fait jusqu'à présent, qu'aucune variation ne se produise dans le taux de la plus-value, hypothèse nécessaire pour examiner le phénomène dans toute sa pureté. Il se pourrait cependant, le taux de la plus-value é tant invariable, que pour un même capital le nombre des ouvriers augmente ou diminue par suite d'une variation du prix de la matière première; dans ce cas, qui est tout à fait spécial et que nous n'avons pas à considérer, la plus-value totale peut varier, alors que le taux en reste constant. Lorsqu'un perfectionnement de l'outillage et une variation du prix de la matière première agissent simultanément, soit pour faire varier le nombre d'ouvriers occupés par un même capital, soit pour modifier le taux du salaire, il faut simplement combiner l'action des variations du capital constant et celle des variations du salaire sur le taux du profit ; le résultat s'en déduira tout seul.

Il convient de répéter ici les remarques générales faites précédemment : des variations résultant, soit d'une économie de capital constant, soit d'une variation de prix de la matière première, affectent toujours le taux du profit, même quand elles n'agissent pas sur le salaire et par conséquent sur le taux et la somme de plus-value. Elles font varier C dans pl' v /C et par conséqu ent la valeur de toute l'expres sion. Contrairement à ce qui se passe pour la plus-value, la nature des industries dans lesquelles se produisent les variations n’a au cune importance, que ces industr ies produisent ou non des subsistances pour les ouvriers ou du capital constant pour l'obtention de ces subsistances. Ce qui vient d'être dit s'applique également aux variations dans les industries de luxe, et nous considérons comme telles toutes les branches de production qui ne sont pas indispensables pour la reproduction de la force de travail.

Nous étendons ici la dénomination de matières premières aux matières auxiliaires, comme l'indigo, le charbon, le gaz et, pour autant que l'outillage soit à considérer sous la même rubrique, au fer, au bois, au cuir, etc., qui entrent dans sa fabrication. Le prix de l'outillage est en effet affecté par les variations de prix de ces matières, et nécessairement le taux du profit diminue lorsque les matières premières ou les matières auxiliaires viennent augmenter le coùt d'emploi de l'outillage.

Les recherches suivantes n'envisageront que les varia­ tions de prix des m atières premières entrant directement dans le procès de production de la marchandise et ne tiendront pas compte des matières premières et des matières auxiliaires consommées pour et par l'outillage. Nous remarquerons cependant que les richesses naturelles, telles que le fer, le bois, le charbon, qui sont les éléments essentiels de la construction et de la mise en action des machines, sont considérées comme dues à la fécondité naturelle du capital et concourent à la détermination du taux du profit indépendamment du niveau des salaires.

Le taux du profit étant exprime par pl / C ou pl / ( c + v ), il est évident qu'il se modifie à la moindre variation de c et de C, alors même que pl , v et leur rapport restent invariables. Or, la matière première est une partie essentielle du capital constant et si, dans certaines industries, elle ne joue aucun rôle, les matières auxiliaires et les matières constitutives des machines interviennent toujours pour influencer le taux du profit par les variations de leurs prix. Si une diminution vient affecter le prix de la matière première, l'expression pl / C = pl / ( c + v ) se transforme en pl / (C - d) = pl / ( cd + v ) et le taux du profit augmente ; inversement, si le prix de la matière première augmente, pl / C = pl / ( c + v ) devient pl / (C + d ) = pl / ( c + d + v ) et le taux du profit baisse. Toutes circonstances égales, le taux du profit varie par conséquent en sens inverse du prix de la matière première. Il s'ensuit que le bas prix de la matière première est d'une importance extrême pour les pays industriels, même si les variations n'en sont pas accompagnées de modifications des débouchés, c'est-à-dire même si l'on fait abstraction du rapport entre l'offre et la demande. Il en résulte également que le commerce étranger exerce une influence sur le taux du profit, même lorsqu'il n'agit pas sur le salaire, en réduisant le prix des subsistances indispensables et qu'il se borne à affecter les prix des matières premières et auxiliaires destinées à l'industrie et à l'agriculture. L'ignorance plus ou moins complète de la nature du taux du profit et de la différence qui le sépare du taux de la plus-value, a été cause que certains économistes, comme Torrens, qui ne considèrent que les faits et mettent au premier plan l'influence considérable des prix de la matière première sur le faux du profit, ont donné une fausse explication théorique du phénomène, tandis que d'autres, comme Ricardo, s'en tenant aux principes généraux, ont visé, par exemple, l'influence du commerce mondial sur le taux du profit.

On comprend de quelle importance doit être pour l'industrie, la question de la suppression ou de la réduction des droits d'entrée sur les matières premières et comment cette question devint un des points principaux de la doctrine du système prohibitif dès qu'il eut pris un développement rationnel. A côté de la suppression des droits sur le blé, elle fut l'objet de la revendication principale des free traders anglais qui étaient préoccupés avant tout de l'abolition des droits d'entrée sur le coton.

L'utilisation de la farine dans l'industrie du coton peut être invoquée comme un exemple remarquable de l'importance de la diminution de prix, non d'une matière première proprement dite, mais d'une matière auxiliaire, jouant en même temps, il est vrai, un rôle important dans l'alimentation. En 1837, R. H. Greg [1] estimait que les 100.000 métiers à vapeur et les 250.000 métiers à main que l'industrie du coton exploitait alors en Grande-Bretagne, consommaient annuellement 41 millions de livres de farine pour le collage des chaînes, plus environ le tiers de cette quantité pour le blanchiment et d'autres préparations, et il évaluait à 342.000 £ par an, la valeur de la farine qui avait été ainsi mise en œuvre pendant les dix dernières années. La comparaison avec les prix du continent démontrait que les droits d'entrée sur les céréales imposaient aux fabricants une dépense supplémentaire, rien que pour la farine, de 170.000 £ par an. Greg évalue cette dépense à 200.000 £ au moins pour l'année 1837, et il cite une maison qui, par l'augmentation du prix de la farine, fut entraînée à dépenser 1000 £ de plus par an. Ces faits amenèrent «  de grands fabricants, des hommes d'affaires sérieux et prudents à. dire qu'une journée de dix heures de travail suffirait largement, si les droits d'entrée sur le blé étaient abolis » ( Rep. Fact., oct. 1898, p. 98). Ces droits ainsi que ceux sur le coton et d'autres matières premières furent en effet supprimés ; mais à peine cette mesure fut-elle prise, que l'opposition. des fabricants à la loi des dix heures devint plus violente que jamais, et lorsque la loi abaissant à dix heures la journée de travail dans les fabriques fut votée, les industriels n'eurent rien de plus pressé que de tenter de réduire d'une manière générale les salaires.

La valeur des matières premières et auxiliaires passe tout entière et en une fois dans la valeur du produit, tandis que la valeur du capital fixe n'y passe que petit à petit, au fur et à mesure qu'il s'use. Il en résulte que la matière première affecte beaucoup plus le prix du produit que le capital fixe, bien que le taux du profit soit déterminé par la valeur totale du capital mis en œuvre, quelle que soit la fraction qui en soit consommée. Il est cependant clair - nous n'en parlons qu'en passant, car nous supposons toujours que les marchandises soient vendues à leur valeur, abstraction faite des variations de prix déterminées par la concurrence - que l'étendue du marché dépend du prix de chaque marchandise prise isolément et varie en raison inverse de ce prix. C'est pour cette raison qu'il arrive parfois que la hausse ou la baisse de la matière première n’est pas suivie d'une hausse ou d'une baisse exactement proportionnelle du produit, ce qui a pour conséquence une chute ou une ascension plus grande du taux du profit que si les marchandises s'étaient vendues à leur valeur.

Si l'importance et la valeur de l'outillage croissent en même temps que la productivité du travail, ils n'augmentent pas proportionnellement à celle-ci, c'est-à-dire proportionnellement aux quantités de marchandises produites en plus. Par conséquent, dans les industries qui consomment de la matière première, c'est-à-dire des produits avant déjà nécessité un travail antérieur, l'accroissement de la productivité est caractérisé en ce qu'une même quantité de travail est absorbée par une quantité plus grande de matière première, en ce que la quantité de matière première qui, en une heure par exemple, peut être transformée en marchandise, est plus considérable. A mesure que la productivité du travail augmente, la valeur de la matière première devient un élément de plus en plus important de la valeur du produit, non seulement parce qu'elle y entre tout entière, mais parce que la valeur correspondant à l'usure de l'outillage et celle créée par le nouveau travail y interviennent pour une part de plus en plus petite.

L'importance relative de la matière première dans la valeur du produit augmente donc sans cesse, à moins que la valeur de la matière première elle-même ne vienne à diminuer par suite de la productivité croissante du travail qui l'engendre.

Les matières premières, les matières auxiliaires et le salaire, faisant partie du capital circulant, doivent être entièrement reconstituées par la vente du produit, tandis que pour l'outillage l'usure seule doit être compensée et encore provisoirement, sous forme d'un fonds de réserve (il est sans importance que chaque transaction apporte ou non sa part au fonds de réserve; il suffit que la réserve de l'année soit constituée par la vente de l'année). Une hausse du prix de la matière première peut donc entraver ou arrêter tout le procès de reproduction; il suffit pour cela que la vente ne rapporte pas un prix suffisant pour reconstituer tous les éléments de la, marchandise, ou que ce prix ne soit pas assez élevé pour permettre au capitaliste de continuer le procès de production à une échelle en rapport avec son organisation technique, soit qu'il se voie obligé d'arrêter une partie de son outillage, soit qu'il soit forcé de réduire les heures de travail de toute son installation.

Enfin les pertes provenant des déchets varient en raison directe du prix de la matière première, mais dans une certaine limite seulement. En 1850 on pouvait encore dire :

« L'augmentation du prix de la matière première donne lieu à une perte non sans importance, que seuls les praticiens de la filature peuvent apprécier : c'est la perte due aux déchets. On me rapporte que lorsqu'il y a hausse du coton, les frais du filateur, surtout de celui qui fabrique les qualités inférieures, augmentent plus rapidement que les prix. Pour les fils grossiers, la filature donne un déchet de plus de 15 %, ce qui fait une perte de ½ d. par ₤, lorsque le prix du coton est de 3 ½ d., et une perte de 1 d. par ₤, lorsque le prix s'élève à 7 d. par ₤ ». ( Rep. Fact., Avril 1850, p. 17).

Mais lorsque la guerre civile américaine fit monter le coton à des prix inconnus depuis presque cent ans, le rapport s'exprima tout autrement :

« Le prix que l'on obtient maintenant du déchet du coton et la réintroduction de celui-ci dans la fabrication comme matière première, compensent quelque peu, entre le coton des Indes et celui d'Amérique, la différence de 12 ½ % environ qui résulte de la perte due au déchet. Le coton des Indes en donne 25 %, de sorte que ce coton coûte au fileur ¼ de plus que ce qu'il le paie. Cette perte fut peu importante, aussi longtemps que le coton américain coûta 5 ou 6 d. la ₤, car alors elle ne dépassait pas ¾ d. par ₤; elle est considérable maintenant que le coton coûte 2 sh. la livre, ce qui fait une perte de 6 d. due au déchet  [2] » (Rep. Fact., Oct. 1863, p. 106).

II : Renchérissement et dépréciation. Dégagement et engagement de capital.

Les phénomènes que nous étudierons dans ce chapitre n'atteignent leur plein développement que sous l'action du crédit et de la concurrence sur le marché mondial, qui constituent en quelque sorte l'atmosphère de la production capitaliste. Ils ne peuvent être exposés clairement sous leurs formes concrètes que pour autant que la nature du capital en général soit bien comprise; sous cet aspect ils sortent du plan de cet ouvrage et l'analyse pourra en être faite plus tard. Nous nous en occuperons cependant d'une manière générale, étant donné qu'ils se rattachent directement à l'étude du profit. Ils doivent, du reste, être exposés brièvement, parce qu'ils donnent aux choses une fausse apparence et qu'ils portent à croire que non seulement le taux, mais la valeur absolue du profit (laquelle est égale à la valeur absolue de la plus-value) peuvent augmenter et diminuer indépendamment des variations de la plus-value.

Faut-il considérer comme des phénomènes différents le dégagement et l'engagement de capital, d'un côté, le renchérissement et la dépréciation, de l'autre ?

Demandons-nous d'abord ce qu'il faut entendre par dégagement et engagement de capital (inutile de dire ce que c'est que le renchérissement et la dépréciation). Ces mois expriment simplement que la valeur du capital a été augmentée ou diminuée (il ne s'agit pas du sort d'un capital particulier) sous l'action de n'importe quelles circonstances économiques générales, par conséquent en dehors de l'augmentation due au surtravail. Nous dirons qu'il y a engagement de capital lorsqu’une partie de la valeur du produit doit être reconvertie en capital constant ou variable, pour que la production puisse continuer à la même échelle ; de même nous dirons qu'il y a dégagement lorsqu'une partie de la valeur du produit, qui jusque là avait dû être reconvertie en capital constant ou variable, devient disponible ou superflue, bien que la production se poursuive à la même échelle. Le dégagement et l'engagement de capital sont donc différents du dégagement et de l'engagement de revenu. Si, par ex., le capital C donne x de plus-value annuelle, il peut se présenter que, par suite d'une baisse du prix des marchandises que le capitaliste consomme personnellement, x - a suffise pour acheter la même somme de jouissances que précédemment. Dans ce cas, la partie a du revenu est dégagée et peut être employée soit à donner plus d'importance à la consommation, soit à être accumulée pour être retransformée en capital. Inversement, si pour continuer son genre de vie, le capitaliste a besoin de x + a , il faut qu'il se décide soit à réduire ses dépenses, soit à dépenser comme revenu une partie du produit annuel qu'il accumulait précédemment.

Le renchérissement et la dépréciation peuvent affecter ou le capital constant, ou le capital variable, ou l'un et l’autre, et quand ils affectent le capital constant la répercussion peut se faire soit sur la partie fixe, soit sur la partie circulante, soit sur les deux parties de ce capital.

Dans le capital constant il faut considérer, d'une part, les matières premières, les matières auxiliaires et les demi­-fabricats que nous réunissons, dans ce chapitre, sous le nom de matières premières ; et d'autre part, l'outillage et le reste du capital fixe.

Plus haut nous avons observé l'influence des variations du prix et de la valeur de la matière première sur le taux du profit, et nous avons posé en loi générale que, les autres circonstances restant les mêmes, le taux du profit varie en raison inverse de la valeur de la matière première. Cette loi est absolument vraie pour tout capital qui est engagé pour la première fois dans une entreprise, pour tout argent qui est transformé pour la première fois en capital productif. Mais si l'on fait abstraction de ce capital qui va être engagé pour la première fois, on voit qu'une grande partie du capital déjà en fonction se trouve dans la sphère de la circulation, pendant qu'une autre partie est engagée dans la sphère de la production. Une fraction se rencontre sur le marché à l'état de marchandises destinées à être converties en argent ; une autre fraction a déjà revêtu la forme argent et attend qu'elle soit reconvertie en éléments de production; enfin une troisième fonctionne dans la sphère de production, soit comme moyens de production (matières premières, matières auxiliaires, demi-fabricats achetés, outillage et autre capital fixe), soit comme produit non encore achevé. L'influence du renchérissement ou de la dépréciation dépend de l'importance relative de ces diverses fractions. Pour simplifier la question, nous écarterons provisoirement tout le capital fixe et nous n'envisagerons que la partie du capital constant qui se compose de matières premières et auxiliaires, de demi-fabricats, de marchandises inachevées et achevées.

Si le prix de la matière première, du coton par exemple, hausse, le prix des fabricats - tant celui des demi-fabricats comme le fil, que celui des marchandises achevées comme les tissus - hausse également. Il en est de même de la valeur du coton non encore travaillé se trouvant dans les magasins et du coton engagé dans la fabrication ; et comme ce dernier représente, par répercussion, un temps de tra­vail plus considérable, il ajoute au produit une valeur plus grande que celle qu'il possédait lorsque le capitaliste l'a acheté. Si la hausse se produit à ' un moment où des quan­tités considérables de marchandises achevées, quel que soit le degré de fabrication auquel elles soient arrivées, se trou­vent sur le marché, la valeur de ces marchandises aug­mente et il en résulte un accroissement de la valeur du capital existant. Il en est de même des provisions de ma­tières premières, etc., possédées par les producteurs. Cette augmentation de valeur peut compenser ou même plus que compenser, pour un capitaliste ou toute une industrie, la baisse du taux du profit qui suit la hausse de la matière pre­mière. (Sans détailler ici les effets de la concurrence, nous ferons, pour être complet, les constatations suivantes :

  1. lorsque les provisions de matière première sont considé­rables, elles contrarient la hausse qui tend à prendre nais­sance dans les centres de production ;
  2. lorsque le marché est encombré de demi-fabricats ou de marchandises ache­vées, le prix de ces produits ne peut pas augmenter dans la même mesure que celui de la matière première.)

L'inverse se produit lorsqu'il y a baisse du prix de la matière première, ce qui, toutes les autres circonstances restant invariables, a pour conséquence une hausse du taux du profit : les marchandises non encore vendues, les articles non encore achevés, les matières premières approvisionnées sont dépréciées et l'augmentation du taux du profit qui se produit en même temps est contrariée.

Par conséquent, une variation de prix de la matière première se manifeste d'une manière d'autant plus significative que les provisions sont moins considérables dans les établissements de production et sur le marché, ce qui se présente notamment à la fin de l'année commerciale - en agriculture, par exemple, après la moisson - lorsque la matière première nouvelle est sur le point d'être livrée en abondance.

Toute notre analyse part de la supposition que le renchérissement et la dépréciation expriment de réelles variations de la valeur. Mais puisqu'il ne s'agit ici que de l'influence, sur le taux du profit, des variations de prix, les causes de celles-ci n'ont aucune importance, et ce que nous avons dit est vrai alors même qu'elles seraient dues, non a des modifications de la valeur, mais à l'action du crédit, de la concurrence, etc. Le taux du profit étant exprimé, par le rapport de l'excédent de valeur du produit à la valeur totale du capital avancé, une augmentation de ce taux résultant de la dépréciation du capital avance, serait accompagnée d'une perte de valeur du capital, et une diminution, provoquée par un accroissement de valeur du capital avancé pourrait être accompagnée d'un gain.

Quant à la seconde partie du capital constant, l'outillage et le capital fixe, il est indispensable, pour analyser les accroissements de valeurs qui peuvent s'y produire et qui affectent notamment les bâtiments, le sol, etc., de tenir compte de la rente foncière ; pour cette raison il n'y a pas lieu de les étudier ici. Il faut citer cependant, comme ayant une importance générale au point de vue de la dépréciation, les améliorations qui sont apportées continuellement à l'outillage et aux installations, et qui viennent à chaque instant en diminuer la valeur d'usage et, par cela même, la valeur. Elles agissent surtout énergiquement au début de l'application d'un outillage nouveau, lorsque celui-ci n'a pas encore acquis un degré suffisant de perfection, et elles ont pour conséquence de rendre les machines surannées avant qu'elles aient reproduit leur valeur. Elles provoquent généralement une prolongation exagérée de la journée de travail, que les capitalistes font durer jour et nuit, afin d'amortir l'outillage le plus vite possible sans en évaluer la dépréciation à un taux trop élevé. Lorsque cet expédient ne suffit pas pour compenser le raccourcissement (à cause des améliorations éventuelles) de l'existence de l'outillage, l'usure morale intervient pour une part exagérée dans la valeur du produit et celui-ci est incapable de soutenir la concurrence de la fabrication à la main [3] .

Lorsque l'outillage, les bâtiments, en un mot le capital fixe sont arrivés à un degré de perfection tel qu'ils peuvent fonctionner pendant de longues années sans devoir subir une modification fondamentale, il intervient une autre dépréciation, due au perfectionnement des méthodes de reproduction du capital fixe. L'outillage voit alors diminuer sa valeur, non parce qu'il doit être rejeté ou qu'il est déprécié par suite de l'introduction de machines plus récentes et plus productives, mais parce qu'il peut être reproduit dorénavant à meilleur marché. Ceci explique comment il arrive fréquemment que de grands établissements ne prospèrent que lorsqu'ils sont remis en exploitation après que ceux qui les ont possédés en premier lieu ont fait faillite ; les capitalistes qui les reprennent les achètent à bas prix et commencent ainsi leurs entreprises avec des avances moindres de capital.

Il saute aux yeux, principalement dans l'agriculture, que les circonstances qui font varier les prix des produits modifient dans le même sens la valeur du capital, qui d'ailleurs se compose en grande partie de produits, par ex. de céréales, de bétail, etc. (Ricardo).


 

Il nous reste à nous occuper du capital variable.

La Valeur de la force de travail, dont les variations se font dans le même sens que celles de la valeur des subsistances - ce qui revient au renchérissement ou à la dépréciation du capital variable provoque une diminution de la plus-value lorsqu'elle augmente, et inversement une augmentation lorsqu'elle diminue, pourvu que la durée de la journée de travail reste la même. D'autres phénomènes, tels que l'engagement et le dégagement de capital, accompagnent ces variations et vont être rapidement passés en revue.

Si le salaire baisse par suite d'une diminution de valeur de-la force de travail (phénomène qui peut être accompa­gné d'une augmentation du prix réel du travail), une partie du capital engagé pour le salaire est dégagée ; il y a donc dégagement de capital variable. S'il s'agit d'un capital qui est avancé pour la première fois, il se produit simplement une élévation du taux de la plus-value : il faut moins d'argent que précédemment pour mettre en œuvre la même quantité de travail et la fraction non payée du travail aug­mente aux dépens de la fraction payée. S'il s'agit d'un capital qui a déjà fonctionné, il n’y a pas seulement éléva­tion du taux de la plus-value, mais une partie du capital engagé pour le salaire devient libre. Jusque-là, cette partie était retranchée chaque fois du produit de la vente pour être avancée comme salaire, pour fonctionner comme capital variable, afin de maintenir l'entreprise a la même échelle ; maintenant elle devient disponible et elle peut fonctionner comme capital nouveau, soit pour donner de l'extension à la même entreprise, soit pour alimenter une autre branche de production.

Supposons que pour occuper 500 ouvriers, il fallût précédemment 500 £ par semaine et qu'il n'en faille plus que 400. La valeur produite étant de 1000 £ dans les deux cas, la plus-value hebdomadaire avait, avant la baisse des salaires, une valeur absolue de 500 £ et un taux de 500/500 = 100 %; maintenant sa valeur absolue est de 1000 - 400 = 600 £, et son taux s'est élevé à 150 %.

Cette augmentation du taux de la plus-value est le seul phénomène qui se produise pour le capitaliste qui, dans cette branche d'affaires, commence une entreprise avec un capital variable de 400 £ et un capital constant suffisant. Il n'en est pas de même pour une entreprise déjà en fonction. Pour celle-ci la dépréciation du capital variable a non seulement comme conséquence la majoration de la plus-value absolue, qui passe de 500 à 600 £, et la hausse du taux de la plus-value, qui s'élève de 100 à 150 % ; mais elle provoque un dégagement de 100 £ de capital, qui pourront être employées à exploiter du travail. Non seulement la même quantité de travail sera exploitée à des conditions plus avantageuses, mais par suite du dégagement de 100 £, le même capital variable de 500 £ pourra exploiter dans des conditions plus avantageuses, plus d'ouvriers qu'auparavant.

Voyons maintenant le cas inverse. 500 ouvriers étant occupés et la répartition du produit se faisant suivant 400 v + 600 pl = 1000, le taux de la plus-value est de 150 %, et le salaire hebdomadaire de chaque ouvrier est de 400/500 £ ou 16 shillings. Si, par suite de l'accroissement de valeur du capital variable, le travail des 500 ouvriers coûte désormais 500 £, le salaire hebdomadaire de chacun sera de 1 £, et 400 £ ne permettront de mettre à l'œuvre que 400 ouvriers. Si le nombre des travailleurs reste le même, nous aurons 500 v + 500 pl = 1000 et le taux de la plus-value tombera d'un tiers, de 150 % à 100 %. Le taux du profit, les circonstances restant égales, baissera également, mais dans une proportion moindre. En effet, si c = 2000 v , nous avons, avant la hausse du salaire, 2000 c + 400 v + 600 pl = 3000 ; pl’ = 150 %, p’ = 600/2400 = 25 % ; et après la hausse, 2000 c + 500 v + 500 pl = 3000 ; pl' = 100 %, p’ = 500/2500 = 20 %. Telles seront les conséquences pour un capital qui commence à fonctionner. Elles seront plus compliquées pour un capital qui est déjà engagé. Un capital variable de 400 £ ne pourra plus occuper que 400 ouvriers, et encore a la condition que le taux de la plus-value ne soit plus que de 100 %, ce qui ramènera la plus-value totale à 400 £. D'autre part, comme pour faire produire le capital constant de 2000 il faut 500 ouvriers, les 400 ouvriers qui seront maintenus au travail après la hausse du salaire, ne pourront plus mettre en œuvre qu'un capital de 1600 £. Par conséquent, pour continuer la production à la même échelle et éviter le chômage de 1/5 de l'outillage, il faudra augmenter de 100 £ le capital variable et occuper comme auparavant 500 ouvriers. Du capital disponible jusque-là devra être engagé : une partie de l'argent accumulé en vue de l'extension de l'entreprise sera détournée de sa destination ou une partie du revenu qui devait être dépensé pour la personne du capitaliste devra être ajoutée au capital. Le capital variable ainsi augmenté de 100 produira néanmoins une plus-value inférieure de 100 à la précédente. Plus de capital sera nécessaire pour occuper le même nombre d'ouvriers et la plus-value fournie par chaque ouvrier sera diminuée.

Les avantages résultant du dégagement et les désavantages inhérents à l'engagement du capital variable ne se présentent que pour le capital déjà engagé et se reproduisant dans des conditions déjà données. Un capital nouveau n'est affecté que par la hausse ou la baisse du taux de la plus-value, qui sont accompagnées d'une variation dans le même sens, mais non proportionnelle, du taux du profit.


 

Le dégagement et l'engagement du capital variable que nous venons d'examiner sont la conséquence d'une dépréciation ou d'un renchérissement des éléments du capital variable, c'est-à-dire des frais de reproduction de la force de travail. Un dégagement de capital variable peut cependant se produire, le taux du salaire restant invariable, lorsqu'un développement de la production a pour conséquence de réduire le nombre des ouvriers nécessaires pour mettre en œuvre un même capital constant, de même qu'inversement un engagement de capital variable peut être provoqué par un recul de la productivité. Si, par contre, une partie du capital variable est transformée en capital constant, c'est-à-dire si une modification survient dans les conditions d'emploi des parties d'un même capital, il en résulte évidemment une altération des taux de la plus-value et du profit, mais ces changements ne rentrent pas dans la catégorie des phénomènes que nous étudions ici comme engagement et dégagement du capital.

Ainsi que nous l'avons vu, du capital constant peut être engagé ou dégagé lorsqu'il se produit un renchérissement ou une dépréciation de ses éléments constitutifs. En dehors de ce cas et de celui où une partie du capital variable est transformée en capital constant, il ne se produit un engagement de capital constant qu'à la suite d'un accroissement de la productivité du travail, c'est-à-dire lorsque la même quantité de travail engendre plus de produits et met par conséquent plus de capital constant en mouvement. Il en est de même, dans certaines circonstances, lorsqu'il y a diminution de la force productive ; par exemple, dans l'agriculture, lorsque, pour produire la même quantité de produits, une même somme de travail exige une plus grande masse de moyens de production, plus de semences, plus de fumier, plus d'installations de drainage.

Du capital constant peut être dégagé, sans qu'il y ait dépréciation, lorsque, par suite d'améliorations, de mise en œuvre de forces naturelles, etc., il devient possible à un capital constant d'importance moindre de rendre les mêmes services techniques qu'un capital de valeur supérieure.

Nous avons vu dans le volume II qu'une partie de l'argent provenant de la vente des marchandises doit être reconvertie en éléments matériels du capital constant, dont l'importance dépend du caractère technique de la branche de production que l'on considère. Parmi ces éléments, le plus important, abstraction faite du salaire, c'est-à-dire du capital variable, est la matière première, rubrique sous laquelle nous comprenons également les matières auxiliaires, qui sont avant tout importantes dans les industries extractives, notamment les mines, qui fonctionnent sans matière première proprement dite. En effet, la partie du prix qui correspond à l'usure de l'outillage constitue plutôt un facteur idéal du calcul, aussi longtemps que l'outillage est en état de fonctionner, et il importe peu qu'elle soit payée et convertie en argent aujourd'hui, demain ou à tout autre moment de la rotation. Il en est autrement de la matière première, dont une augmentation de prix peut avoir pour conséquence de rendre la valeur de la marchandise insuffisante pour payer le renouvellement du salaire et de la matière première renchérie. C'est ainsi que des variations violentes des prix peuvent déterminer, dans le procès de production, des interruptions, des crises intenses et même des catastrophes. C'est le cas notamment des produits de l'agriculture et des matières premières fournies par la nature organique, dont la valeur passe par des hauts et des bas considérables, par suite - nous continuons à faire abstraction du crédit - des imprévus des récoltes, etc. Dans ces productions, une même quantité de travail peut être représentée par des quantités très différentes de valeurs d'usage, suivant la clémence ou l'inclémence des saisons et l'influence favorable ou défavorable de certaines forces naturelles, qui échappent au contrôle de l'homme et qui ont pour conséquence d'assigner des prix très inégaux à nue même valeur d'usage. Si une valeur x est représentée par 100 livres d'une marchandise a , le prix d'une livre de a sera de x /100 tandis qu elle s'abaissera à x/ 1000 si la valeur x est représentée par 1000 livres de a .

Un second facteur de la variation du prix des matières premières, que nous ne citons que pour être complet (car nous continuons à faire abstraction de la concurrence et du crédit) résulte des circonstances suivantes : les matières premières végétales et animales, qui par leur nature sont soumises, dans leur naissance et leur croissance, à l'action de lois naturelles, ne peuvent pas être augmentées subitement et dans la même mesure que les machines, par exemple, ni que ces autres capitaux fixes, les charbons, les minerais, etc., qui, leurs conditions naturelles d'existence étant connues, peuvent être produits en quantités plus ou moins grandes et en délais plus ou moins courts dans les pays développés industriellement. Il est donc possible et là où la production capitaliste est développée, il est même inévitable que la partie (lu capital constant constituée par le capital fixe, l'outillage, etc., augmente beaucoup plus rapidement que la seconde partie du capital constant, qui comprend les matières premières organiques ; il en résulte que la demande de ces matières premières peut augmenter plus rapidement que l'offre et donner lieu a une hausse de leur prix. Cette hausse aura pour conséquences :

  1. que des matières premières pourront être amenées de centres plus éloignés, la majoration du prix étant suffisante pour couvrir l'augmentation des frais de transport ;
  2. que plus d'extension sera donnée à la production de ces matières premières, mesure dont l'effet, étant donnée la nature des choses, ne se fera sentir qu'un an plus tard ;
  3. qu'il sera fait usage de succédanés sans emploi précédemment et dont l'utilisation aura pour conséquence une économie de déchets.

Au moment où la hausse des prix commence à agir très sensiblement sur la production et l'offre, le point culminant est le plus souvent atteint ; la persistance de l'accroissement des prix de la matière première et des marchandises auxquelles elle sert, a fini par déterminer une régression de la demande et par suite un recul des prix. La dépréciation du capital sous toutes ses formes donne lieu alors à des convulsions et à d'autres conséquences dont nous nous occuperons bientôt.

De ce que nous venons de dire nous pouvons conclure que plus la production capitaliste est développée 1°) plus il est possible d'augmenter subitement et d'une manière continue la partie du capital constant constituée par l'outillage, etc. ; 2°) plus rapide est l'accumulation (dans les périodes de prospérité, par exemple) et plus grande la surproduction relative d'outillage et de capital fixe de toute nature ; 3°) plus fréquente est la production relativement insuffisante de matières premières végétales et animales, accompagnée de la hausse de prix et de la réaction que nous venons de décrire, et plus fréquentes sont par conséquent les révulsions déterminées par la variation violente de prix de l'un des éléments principaux de la reproduction.

L'effondrement de ces prix élevés survenant, soit parce que la demande diminue, soit parce que la production prend de l'extension, soit encore parce que l’on fait appel à des produits de centres plus éloignés et qui n'étaient pas utilisés jusque-là (toutes circonstances qui déterminent une offre dépassent la demande) entraîne une série de conséquences intéressantes à observer.

La baisse subite du prix de la matière première en ralentit la production et rétablit, parfois avec certaines restrictions, le monopole des pays qui la livraient dans les conditions les plus favorables. Mais si la production se ralentit, elle se poursuit néanmoins, à cause de l'impulsion qui lui a été communiquée, à une échelle plus grande, surtout dans les pays qui jouissent plus ou moins d'un monopole ; de sorte que grâce au dernier cycle de rotation elle se fait sur une base nouvelle, considérablement élargie, en rapport avec les extensions de l'outillage et qui désormais, lorsqu'elle aura encore subi quelques oscillations, sera, considérée comme la nouvelle base normale, le nouveau point de départ. Cependant il n'en sera pas ainsi dans les centres d'importance secondaire, où la production avait pris un certain essor et où elle subira un ralentissement considérable. C'est ainsi que sur les tableaux d'exportation on peut montrer du doigt, pendant ces trente dernières années (jusqu'en 1865), comment la production du coton a augmenté aux Indes chaque fois qu'il y a eu un déficit dans la production américaine et comment ensuite elle a diminué subitement dans une proportion plus ou moins grande.

Lorsque les prix de la matière première augmentent, les industriels s'associent pour régler la production ; il en fut ainsi, par exemple, à Manchester, en 1848, après la hausse du coton, et il en fut de même en Irlande pour la production du lin. Mais dès que la première secousse est passée, le principe universel de la concurrence - « acheter au prix le plus avantageux » redevient souverain et l'on abandonne de nouveau an « prix » le soin de régler l'afflux des marchandises. Toute idée d'un contrôle général et prévoyant de la production des matières premières (contrôle qui est du reste incompatible avec les lois de la production capitaliste et., qui restant à l'état de désir irréalisable, ne pourra jamais se traduire que par quelques mesures exceptionnelles dans les moments de danger imminent) fait place à la croyance que l'offre et la demande doivent se balancer [4] . La superstition des capitalistes sous ce rapport est tellement grossière que même les inspecteurs de fabriques en sont frappés d'étonnement.

Les alternatives de bonnes et de mauvaises années ramènent naturellement la mise en œuvre de matières premières d’un prix moindre, qui viennent influencer le taux du profit et agir directement et indirectement sur la demande. Les phénomènes que nous avons décrits plus haut, le développement de l'outillage plus rapide que celui de la production de matières premières, se reproduisent alors, mais dans un cadre élargi. Une véritable amélioration de la production de la matière première, portant non seulement sur la quantité mais sur la qualité (les Indes, par exemple, étant amenées à fournir du coton valant le coton américain), exigerait une demande continue, ininterrompue et régulièrement croissante de l'Europe (abstraction faite des conditions économiques dans lesquelles est placé le producteur indien'). Malheureusement il est loin d'en être ainsi; continuellement la production de matières premières est soumise à des changements brusques ; tantôt elle est largement épanouie, tantôt elle est violemment contractée. Tous ces faits, de même qu'en général la tendance de la production capitaliste, peuvent être étudiés de très près dans la disette de coton de 1861 à 1865, dont le caractère fut d'autant plus accentué qu'il s'agissait d'une matière première constituant un des éléments les plus essentiels de la reproduction et qui fit totalement défaut pendant un certain temps. Les prix peuvent hausser, ou bien parce que l'offre quoique suffisante se produit dans des conditions difficiles, ou bien parce que la matière première fait réellement défaut; ce fut cette dernière éventualité qui se trouva réalisée au début de la crise du coton.

Plus nous nous rapprochons, dans l'histoire de la production, de l'époque actuelle, et plus régulièrement nous constatons, dans les industries importantes et pour les matières premières fournies par la nature organique, la succession de périodes de renchérissement et de périodes de dépréciation. Les exemples qui vont suivre, empruntés aux rapports des inspecteurs de fabriques, constituent une illustration frappante de cette règle. L'observation des phénomènes agricoles montre également que le système capitaliste est en opposition avec une agriculture rationnelle ou que l'agriculture rationnelle est incompatible avec le système capitaliste (bien que celui-ci en provoque le développement technique) et qu'elle réclame ou l'activité du petit cultivateur travaillant lui-même ou le contrôle des producteurs associés.


 

Nous passons la plume aux inspecteurs de fabriques :

« Les affaires marchent mieux ; mais la durée des bonnes et des mauvaises périodes devient moindre à mesure que l'outillage joue un rôle plus important. Comme il en résulte une demande plus importante de matières premières, les soubresauts se multiplient dans la marche des affaires …
« Pour le moment, non seulement la confiance qui avait été ébranlée par la panique de 1857 est rétablie, mais la panique semble être presque totalement oubliée. Cela durera-t-il ? Le prix des matières premières décidera en grande partie de ce qui arrivera. Dès maintenant il est possible de prévoir que, pour certains produits, on est à la veille d'atteindre des prix au-dessus desquels la fabrication deviendra de moins en moins lucrative jusqu'à atteindre le maximum au-dessus duquel tout profit sera impossible. Examinons, par ex., les années 1849 et 1850, qui ont été très bonnes pour l'industrie du worsted . Nous constatons que le prix était de 13 d. pour la laine peignée anglaise et de 14 à 17 d. la livre pour la laine australienne, et que de 1841 à 1850, le prix moyen ne s'éleva jamais au-dessus de 14 d. pour la laine anglaise, ni au-dessus de 17 d. par livre pour la laine d'Australie. Mais au commencement de 1857, l'année terrible, le prix de la laine australienne était arrivé à 23 d.; en décembre, au moment où la panique atteignait toute sa violence, il était tombé à 18 d. et dans le courant de 1858 il était revenu à son niveau actuel de 21 d. De même, la laine anglaise débuta en 1857 par le prix de 20 d., qui s'éleva à 21 d. en avril et en septembre, tomba à 14 d. en janvier 1858, pour remonter depuis à 17 d., c'est-à-dire à 3 d. plus haut que le prix moyen des dix années considérées... Cela montre, à mon avis, ou bien que les faillites de 1857, qui avaient été déterminées par ces prix, sont oubliées ; ou que la production ne fournit que la quantité de laine que les broches existantes peuvent filer ; ou bien encore que les prix des tissus subiront une hausse durable... Cependant l'expérience m'a enseigné qu'il faut un temps incroyablement court pour augmenter non seulement le nombre, mais la vitesse des métiers et des broches. J'ai assisté en outre à la progression de notre exportation de laine en France, alors cependant que, sous l'action de l'accroissement de la population et de l'avidité des éleveurs faisant le plus vite possible argent de leurs étables, l'âge moyen des moutons dans les fermes diminuait de plus en plus dans le pays et à l'étranger. C'est pour cette raison que j'ai été souvent anxieux lorsque je voyais des gens ignorants de ces faits confier leur sort et leur capital à des entreprises, dont le succès dépend d'un produit qui ne peut être augmenté que par l'action des lois biologiques... Le rapport entre l'offre et la demande de toutes les matières premières... semble avoir été la cause d'un grand nombre d'oscillations qui se sont produites dans l'industrie du coton, de même qu'il peut expliquer la situation du marché anglais de la laine en automne 1857 et la crise qui en résulta » [5] (R. Baker, dans Rep. Fact., Oct. 1858, p.56 -61).

Ce fut en 1849-1850 que l'industrie du worsted arriva à sa plus belle prospérité dans le West-Riding du Yorkshire. Alors qu'elle y occupait 29.246 personnes en 1838, 37.000 en 1843 et 48.097 en 1845, elle en utilisait 74.891 en 1850; pendant la même période le nombre des métiers mécaniques avait été de 2.768 en 1838, de 11.458 en 1841, de 16.870 en 1843, de 19.121 en 1845 et de 29.539 en 1850 ( Rep. Fact., 1850, p. 60). En octobre 1850, cette prospérité de l'industrie de la laine peignée commença à éveiller des inquiétudes, si bien que dans son rapport d’avril 1851 le sous-inspecteur Baker peut dire en parlant de Leeds et Bradford :

« La situation des affaires est très peu satisfaisante depuis quelque temps. Les filateurs de peigné perdent rapidement les profits de 1850 et la plupart des tisseurs ne vont guère de l'avant. Je crois que le chômage des métiers à laine est plus considérable que jamais et les filateurs de lin congédient des ouvriers et arrêtent des machines. La marche de l'industrie textile est devenue extrêmement incertaine et sous peu nous verrons, je pense, ... qu'il existe une disproportion entre la productivité des fuseaux, la quantité de matière première et l'accroissement de la population » (p. 52).

Les mêmes faits se produisaient dans l'industrie du coton. Dans ce même rapport d'octobre 1858, il est dit :

« Depuis, que les heures de travail sont limitées dans les fabriques, une simple règle de trois fixe, dans toute l'industrie textile, la consommation de matières premières, l'importance de la production et le taux des salaires... J'emprunte le passage suivant à une conférence récente... de Mr. Payns, actuellement maire de Blackburn, sur l'industrie du coton. conférence dans laquelle il a coordonné, avec la plus grande exactitude, la statistique industrielle de sa région : « Chaque cheval-vapeur effectif met en mouvement 450 broches de self-actor avec les filofinisseuses, ou 200 broches de métier continu, ou 15 métiers à drap de 40 pouces de largeur, avec les dévidoirs, les tondeuses et les machines à lustrer. Chaque cheval-vapeur occupe 2 ½ ouvriers dans les filatures et 10 dans les tissages, et le salaire moyen de ces travailleurs est de 10 ½ sh. par semaine. Les numéros fabriqués ordinairement sont du 30, du 31 et du 32 en chaîne, du 34, du 35 et du 36 en trame, de sorte que si nous évaluons à treize onces le rendement hebdomadaire d'une broche, nous arrivons à une production de 821.700 livres de fil par semaine, soit une consommation de 970.000 livres ou de 2300 balles de coton au prix de 28.300 £... Dans notre district (s'étendant sur un rayon de 5 milles anglais autour de Blackburn) la consommation hebdomadaire de coton est de 1.530.000 livres ou de 3650 balles, au prix de revient de 44.625 £, ce qui représente 1/18 du produit global de la filature de coton dans le Royaume-Uni, et 1/16 du tissage mécanique. »
D’après les calculs de Mr. Payns, le nombre des broches à coton s'élèverait donc à 28.800.000 dans le Royaume et il faudrait, pour occuper entièrement cet outillage, 1.432.080. 000 livres de coton par an. Mais en 1856 et 1857, la balance de l'importation et de l'exportation ne donna que 1 022.576.832 livres, de sorte qu'il y eut nécessairement un déficit de 409.503.168 livres. M. Payns, qui a eu l'obligeance de discuter ce point avec moi, considère qu'en prenant pour base du calcul de la consommation annuelle la quantité de coton consommée dans le district de Blackburn, on arrive à un chiffre trop élevé, parce que les numéros des cotons filés et le perfectionnement de l'outillage ne sont pas partout les mêmes. Il évalue à un milliard de livres la consommation totale du Royaume-Uni. Si son évaluation est exacte et si en réalité l'importation dépasse de 22 ½ millions l'exportation, l'équilibre semble devoir exister en ce moment entre l'offre et la demande, abstraction faite des broches et des métiers que, selon M. Payns, on est en train d'installer dans son district et qui le seront vraisemblablement dans d'autres » (p. 59, 60).

III : Exemple général : La crise du coton de 1861-1865.

1845 : Prospérité de l'industrie cotonnière. Prix très bas du coton. Voici ce que dit L. Horner :

« Il ne m'a pas été donné, pendant ces huit dernières années, d'observer une période d'affaires plus active que celle de l'été et de l'automne derniers. La filature du coton s'est particulièrement distinguée. Pendant toute cette période, il n'y a pas eu une semaine où de nouveaux engagements de capital dans des fabriques ne m'aient été signalés ; tantôt il s'agissait de la construction de nouvelles fabriques, tantôt c'étaient. les rares établissements inoccupés qui avaient trouvé de nouveaux locataires, tantôt d'anciennes fabriques étaient agrandies et recevaient de nouvelles machines à vapeur plus fortes et un outillage plus puissant » (Rep. Fact., Nov. 1845, p. 13).

1846 : Les plaintes commencent.

« Depuis quelque temps dejà, un grand nombre de fabricants de coton me comrnuniquent leurs plaintes sur la mauvaise situation des affaires... Pendant ces six dernières semaines, plusieurs fabriques ont diminué les journées de travail et les ont ramenées de 12 à 8 heures; cette exemple parait devoir être suivi... une hausse considérable s'est produite dans le coton et... non seulement elle n'a pas été suivie d'une hausse correspondante des produits fabriqués, mais... les prix de ceux-ci sont plus bas qu’avant la hausse. La grande extension des fabriques de coton, pendant ces quatre dernières années, doit avoir eu pour conséquences, d'un côté, un accroissement considérable de la demande de matières premières et, d'autre part, une augmentation importante de l'offre de produits fabriqués. Ces deux causes auront fait baisser le profit pendant tout le temps que l'offre de matières premières et de la demande de produits fabriqués seront restées invariables, et leur influence se sera considérablement accentuée dans ces derniers temps, lorsque le coton s'est mis à affluer en quantités insuffisantes et que la demande de produits fabriqués a diminué sur différents marchés du pays et de l'étranger » (Rep. Fact., Déc. 1846, p. 10).

L'accroissement de la demande de matières premières et l'encombrement du marché des produits fabriqués marchent évidemment d'un pas égal. Disons en passant que l'industrie du coton ne fut pas seule à être éprouvée par cette succession d'une expansion et d'une stagnation des affaires. Dans le district de Bradford, le district de la laine peignée, le nombre des fabriques, qui était de 318 en 1836, s'élevait à 490 en 1846. Mais ces chiffres sont loin d'exprimer l'extension réelle de la production, car pendant la même période les fabriques existantes ont été agrandies considérablement. Il en fut de même des filatures de lin.

« Toutes ont contribué plus on moins, pendant ces dix dernières années, à l'encombrement du marché, cause essentielle de la stagnation actuelle des affaires... La situation pénible que nous traversons est la conséquence naturelle d'une extension rapide des fabriques et de l'outillage » (Rep. Fact., Nov. 1846, p. 30).

1847 : En octobre, crise monétaire ; le taux de l'escompte atteint 8 %. Symptômes préliminaires : l'effondrement de la spéculation frauduleuse des chemins de fer et de la circulation de complaisance avec les Indes.

« M. Baker donne des détails très intéressants sur l'augmentation, pendant les dernières années, de la demande de coton, de laine et de lin, déterminée par l'expansion de l'industrie. Cette augmentation s'étant produite pendant une période où l'importation de ces matières premières était loin d'atteindre la moyenne ordinaire, il considère qu'elle permet d'expliquer, sans faire intervenir les troubles du marché financier, la situation précaire dans laquelle se trouvent actuellement les industries des produits textiles et de la laine. Cette opinion est entièrement confirmée par mes observations personnelles et les conversations que j'ai eues avec des personnes compétentes. Ces industries étaient déjà fortement atteintes, lorsqu'il était encore possible d'escompter à 5 %, et moins. Par contre, la soie brute arrivait en quantité considérable et donnait lieu, bien que les prix fussent modérés, à un marché très actif, jusque... dans les deux ou trois dernières semaines, pendant lesquelles la crise monétaire vint frapper non seulement les tisseurs, mais également, et plus énergiquement peut-être, leurs principaux clients, les fabricants d'articles de modes. Un coup d'œil sur les rapports officiels montre que dans les trois dernières années, l'extension de l'industrie du coton a atteint environ 27 %. Il en est résulté que le prix du coton a haussé, en chiffres ronds, de 4 d. à 6 d. à la livre, alors que le fil, grâce à l'augmentation des arrivages, n'est qu'un peu plus cher qu'autrefois.
« L'industrie de la laine commença à se développer en 1836 et depuis lors son importance s'est accrue de 40 % dans l'Yorkshire et davantage en Écosse. Les progrès de l'industrie du worsted [6] ont été plus grands encore et ont donné lieu, pendant la même période, à une extension de plus de 74 %. La consommation de laine brute a donc dû être énorme. Depuis 1839, l'industrie du lin accuse un accroissement de 25 % environ en Angleterre, de 22 % en Ecosse et de presque 90 % en Irlande [7] ; il en est résulté que les mauvaises récoltes de lin ont fait hausser le prix de la matière première de 10 £ à la tonne et que le fil a baissé de 6 d. au paquet » (Rep. Fact., Oct. 1847, p. 30).

1849 : Il y a une reprise des affaires depuis les derniers mois de 1848.

« Le prix du lin, qui étai ttellement bas qu'il garantissait un profit acceptable dans toutes les circonstances que l'avenir pouvait réserver, a engagé les fabricants à pousser vivement leurs affaires. Au commencement de l'année, les fabricants de laine ont été très occupés pendant un certain temps... mais je craignais que des consignations de produits fabriqués ne tinssent souvent lieu de commandes réelles et qu'ainsi cette période de prospérité apparente et de pleine occupation, ne fut pas déterminée par une demande effective pendant quelques mois, les affaires en worsted ont été spécialement prospères... Au début de la période mentionnée, la laine était à un prix exceptionnellement bas; les filateurs en avaient fait des approvisionnements à des prix avantageux et probablement en quantités considérables, dont ils profitèrent lorsqu'une hausse se manifesta dans les ventes publiques du printemps et qu'inevitablement se manifesta une demande considérable de produits fabriqués » (Rep. Fact., 1819, p. 30, 31).
« Lorsque nous passons en revue les variations qui ont affecté la situation des affaires depuis trois ou quatre ans, dans les districts industriels, nous devons, je crois, reconnaître qu'il existe quelque part une cause importante de perturbation... Un nouveau facteur n'aurait-il pas été introduit par la productivité extraordinaire et l'extension de l'outillage ? » ( Rep. Fact., Avril 1899, p. 42).

L'activité des affaires s'accentua en novembre 1848 et en 1849, pendant le mois de mai et depuis l'été jusqu'en octobre :

« Cela s'applique surtout aux étoffes en laine peignée, dont la fabrication, organisée autour de Bradford et Halifax, ne connut à aucune époque antérieure une prospérité comparable même de loin à celle d'aujourd'hui... De tout temps, l'incertitude quant aux arrivages de matières premières et la spéculation qui en résulte ont provoqué, dans l'industrie du coton, des troubles plus profonds et des variations plus importantes que dans toute autre industrie. Pour le moment, il se crée un stock considérable de produits fabriqués de qualité grossière, qui inquiète les petits filateurs et leur cause déjà du préjudice, au point que plusieurs d'entre eux ont dû réduire leur durée de travail » . (l. c ., p. 42, 43).

1850 . Avril : La prospérité persiste. Il y a cependant

« une grande dépression dans une partie de l'industrie du coton, par suite de l'insuffisance de l'arrivage de la matière première pour les numéros ordinaires de fil et les tissus lourds... On craint que l'importance plus grande donnée récemment à l'outillage de l'industrie du worsted n'entraîne une réaction semblable. L.M. Baker calcule que, rien qu’en 1849, la production a augmenté, dans cette industrie, de 40 % pour les métiers à tisser et de 25 à 30 %, pour les broches à. filer, et l'extension continue dans la même rnesure » (Rep. Fact., Avril 1850, p. 54).

1850 . Octobre :

« Le prix du coton continue à causer... une grande dépression dans cette branche d'industrie, surtout pour les marchandises dont le coût de production est déterminé en grande partie par le prix de la matière première. Une dépression s'est manifestée également dans l’industrie de la soie, par suite de la baisse considérable de la soie brute ». (Rep. Fact ., Oct. 1850, p. 15).

D'après le rapport du Comité de la société royale pour la culture du lin en Irlande, le haut prix du lin, se produisant concurremment avec une baisse du prix d'autres produits agricoles, permettait de pronostiquer, pour l'année suivante, une recrudescence sensible de la production de lin en Irlande (p. 33).

1853 . Avril : Grande prospérité.

« Pendant les dix-sept années que je recueille des renseignements officiels sur la situation de l'industrie dans le district du Lancashire, il ne m'a pas été donné d'enregistrer une prospérité générale semblable à celle qui y règne actuellement; l'activité est extraordinaire dans toutes les branches ». L. Horner. ( Rep. Fact., Avril 18153, p. 19).

1853 . Octobre : Dépression de l'industrie du coton.

«  Surproduction » ( Rep. Fact., Octobre 1853, p. 15).

1854 . Avril :

« Bien qu'elle ne soit pas très prospère, l'industrie de la laine est pleinement occupée dans toutes les fabriques et il en est de même de l'industrie du coton. Les affaires en worsted ont été irrégulières pendant tout le dernier semestre... La guerre de Crimée, en réduisant les quantités de lin et de chanvre importées de la Russie, est venue jeter la perturbation dans l'industrie du lin » (Rep. Fact., 1854, p. 37).

1859 .

« L'industrie du lin est encore dans une situation précaire en Écosse... la matière première étant rare et chère ; la récolte insuffisante de l'année dernière dans les pays de la mer baltique, qui nous approvisionnent en grande partie, exercera une influence nuisible sur les affaires de notre district; par contre, le jute, qui remplace peu à peu le lin pour beaucoup d'articles ordinaires, n'est ni exceptionnellement cher, ni exceptionnellement rare... la moitié environ des machines de Dundee file maintenant du jute » ( Rep . Fact ., Avril 1859, p. 19 , ).
« Par suite du prix élevé de la matière première, la filature de lin est encore loin d'être lucrative, et alors que toutes les autres fabriques travaillent la journée pleine, nous en comptons plusieurs qui sont arrêtées dans l'industrie linière... La filature de jute... est dans une situation plus satisfaisante, parce que récemment cette matière est tombée à un prix plus modéré ». (Rep. Fact., Octobre 1859, p. 30).

1861-64 . La guerre civile américaine et la « Cotton Famine ». L'exemple le plus remarquable de l'interruption de la production par le manque et le renchérissement de la matière première.

1860 . Avril :

« Quant à la situation des affaires, je suis heureux de pouvoir vous communiquer que, malgré le prix élevé des matières premières, toutes les industries textiles, à l'exception de la soie, ont été très occupées pendant le dernier semestre... Dans quelques districts du coton, on a demandé des ouvriers par voie d'annonces et on en a vu immigrer de Norfolk et d'autres comtés agricoles... Il parait que la matière première fait défaut dans toutes les branches d'industrie. C'est uniquement... cette rareté qui nous impose des limites. Dans l'industrie du coton, la création d'établissements nouveaux, l'extension des anciens et la demande de la main-d'œuvre n'ont peut-être jamais été aussi importantes qu'aujourd'hui On lance des affiches dans toutes les directions pour obtenir de la matière première » (Rep. Fact,, Avril 1860).

1860 . Octobre :

« Les affaires ont bien marché dans les districts du coton, de la laine et du lin ; elles sont même très bonnes en Irlande depuis plus d'un an et elles y auraient été meilleures, si elles n'avaient pas subi l'influence de l'élévation du prix de la matière première. Les filateurs de lin semblent attendre avec plus d'impatience que jamais que les chemins de fer et les progrès de l'agriculture viennent leur ouvrir les ressources de l'Inde et enfin... leur assurer une importation de lin en rapport avec leurs besoins ». ( Rep. Fact., Octobre 1860, p. 37).

1861 . Avril :

« La situation des affaires est momentanément pénible... quelques fabriques de coton réduisent leurs heures de travail et beaucoup de fabriques de soie ne sont occupées que partiellement. La matière première est chère; dans presque toutes les branches de l'industrie textile, elle dépasse le prix auquel elle peut être mise en œuvre en vue de la consommation » (Rep. Fact., Avril 1861, p. 33).

On voyait maintenant qu'en 1860 il y avait en surproduction dans l'industrie du coton; l'effet s'en faisait encore sentir.

« Il a fallu deux à trois ans pour que la surproduction de 1860 fût absorbée par le marché mondial » (Rep. Fact . Décembre 1863, p. 127).
« La dépression, au commencement de 1860, des marchés de l'Asie, Orientale pour les produits en coton, eut son contre coup sur l’industrie de Blackburn, où 30.000 métiers mécaniques en moyenne sont presque exclusivement occupés pour ces marchés. La demande de main-d’œuvre y était déjà tombée plusieurs mois avant que les conséquences du blocus du coton ne se fissent sentir... ce qui heureusement sauve beaucoup de fabricants de la ruine. Les matières approvisionnées augmentèrent de valeur pendant tout le temps qu'on les retint dans les magasins, et l'on parvint ainsi à éviter la terrible dépréciation qui sans cela se serait produite infailliblement dans une crise pareille » (Rep. Fact., Octobre 1862, p. 28-29).

1861 . Octobre :

« Les affaires sont très déprimées depuis quelque temps... Il n'est pas invraisemblable que beaucoup de fabriques diminuent considérablement leur temps de travail pendant les mois d'hiver. C'était d'ailleurs à prévoir... même si les causes qui sont venues interrompre nos importations ordinaires de coton d'Amérique et notre exportation n'avaient pas agi, une réduction du temps de travail se serait imposée l'hiver prochain, par suite de l'accroissement considérable de la production pendant les trois dernières années et des perturbations des marchés indien et chinois » (Rep. Fact., Oct. 1861, p. 19).

Emploi de déchets de coton et de coton des Indes Orientales. (surat), son influence sur les salaires. Perfectionnement de l'outillage. Le coton remplacé par de la fécule et des produits minéraux. Action de la colle de fécule sur les ouvriers. Filateurs de numéros plus fins. Fraudes des fabricants.

« Un fabricant m'écrit ce qui suit : « En ce qui concerne l'évaluation de la consommation de coton par broche, il me parait que vous ne tenez pas suffisamment compte de ce fait que lorsque le coton est cher, les fabricants de numéros ordinaires (jusqu'au numéro 40, mais surtout les numéros 12 à 32) filent aussi fin que possible, c'est-à-dire qu'ils font du numéro 16 là où précédemment ils faisaient du 12 et que là où ils faisaient du 16, ils filent du 22 ; il en résulte que le tisserand qui doit travailler ces fils fins, donne à son coton le poids habituel en y ajoutant plus de colle. Cet expédient est appliqué aujourd'hui d'une manière vraiment scandaleuse. J'ai appris de bonne source que des shirtings ordinaires destinés à l'exportation portent 2 g. de colle par pièce pesant 8 g. D'autres tissus sont chargés jusqu'à 50 % de colle ; de sorte que le fabricant ne ment pas lorsqu'il se vante de faire fortune en vendant la livre de tissu moins cher qu'il n'a acheté le fil qui a servi à la fabriquer (Rep. Fact., Oct. 1863, p. 63).
« J'ai reçu également des dépositions d'après lesquelles les tisserands attribuent la recrudescence de leurs maladies à l'encollage des chaînes filées en coton indien, auxquelles on n'applique plus comme auparavant de la colle faite uniquement de farine. La matière substituée à la farine offre le grand avantage d'augmenter considérablement le poids du tissu, 15 livres de fil donnant après le tissage 20 livres de toile. »

Cette matière était ou du kaolin moulu appelé China clay, ou du plâtre appelé French chalk.

« Le salaire des ouvriers tisserands est diminué notablement par l'emploi de ces succédanés de la farine pour l'encollage des chaînes. La nouvelle colle fait le fil plus lourd et le rend dur et cassant. Or, dans le métier chaque fil de la chaîne passe par la lice, dont les fils plus forts maintiennent la chaîne dans la bonne position; rendues dures par la colle, les chaînes cassent continuellement dans la lice et la réparation de chacune de ces ruptures entraîne une perte de cinq minutes pour le tisserand. Ces accidents sont actuellement deux fois plus fréquents qu'autrefois et il en résulte que le métier produit d'autant moins pendant une même durée de travail » (l.c ., p. 42, 43).
« … A Ashton, Stralybridge, Mossley, Oldham, etc., la journée de travail a été raccourcie d'un tiers et de nouvelles réductions sont appliquées chaque semaine... Dans beaucoup de branches cette diminution des heures de travail est accompagnée d'une réduction des salaires » (p. 13).

Au commencement de 1861, une grève éclata dans les tissages mécaniques de quelques localités du Lancashire. Plusieurs fabricants avaient annoncé une réduction de salaires de 5 à 7 ½ %. Les ouvriers demandèrent le maintien du taux des salaires avec une réduction de la journée de travail, et comme leur proposition ne fut pas acceptée, la grève éclata ; après un mois ils durent céder. Actuellement les deux mesures leur sont appliquées :

« A la diminution des salaires que les ouvriers ont enfin acceptée, beaucoup de fabriques ajoutent une réduction des heures de travail » (Rep. Fact., Avril 1863, p. 23).

1862 . Avril :

« Les souffrances des ouvriers ont beaucoup augmenté depuis mon dernier rapport ; mais à aucune époque de l'histoire de l'industrie, des souffrances aussi subites et aussi graves n'ont été supportées avec autant de résignation silencieuse et de dignité patiente » (Rep. Fact., Avril 1862, p. 10).
« Le nombre relatif des ouvriers qui sont complètement inoccupés en ce moment ne semble pas beaucoup plus grand qu'en 1848, année où la panique fut cependant. telle qu'elle décida les fabricants inquiets à dresser une statistique de l'industrie du coton, semblable à celle qu'ils publient maintenant toutes les semaines... En mai 1848, à Manchester, 15 % des ouvriers du coton étaient sans travail, 12 % travaillaient des journées incomplètes, et plus de 70 % étaient pleinement occupés. Le 28 mai 1862, 15 % étaient sans travail, 35 % travaillaient des journées incomplètes, 49 % des journées complètes... Dans les localités avoisinantes, à Stockport par exemple, le nombre des ouvriers sans travail et des ouvriers incomplètement occupés est relativement plus élevé et celui des ouvriers complètement occupés plus petit, parce qu'on y file des numéros plus gros qu'à Manchester » (p. 16).

1862 . Octobre :

« La dernière statistique officielle accuse l'existence dans le Royaume-Uni de 2887 fabriques de coton, dont 2109 dans mon district (Lancashire et Cheshire). Je savais bien qu'en grande partie ces 2109 fabriques étaient de petits établissements, n'occupant que peu de personnes, et cependant j'ai été surpris d'apprendre combien le nombre des petits établissements est important. Dans 392 fabriques, soit 19 %, la force motrice, vapeur ou eau, est inférieure à 10 chevaux-vapeur ; dans 345, soit 16 %, elle est de 10 à 20 chevaux ; dans 1372, elle est de 20 chevaux ou plus... Un très grand nombre de ces petits fabricants, plus du tiers du nombre total, étaient encore des ouvriers il n'y a pas longtemps; ils ne disposent d'aucun. capital... La charge principale retombera donc sur les deux autres tiers. » ( Rep. Fact., Octobre 1862, p. 18,19).

Le même rapport signale que parmi les ouvriers du coton dans le Lancashire et le Cheshire, 40 146, soit 11,3 %, étaient alors complètement occupés, 134 767, soit 38 %, partiellement occupés, et 197 721, soit 50,7 %, sans travail. Si l'on retranche de ces chiffres ceux de Manchester et de Bolton, où l'on file surtout des numéros fins et où la production a été relativement peu affectée par la disette de coton, la situation se présente sous un jour encore plus favorable : 8,5 % , complètement occupés, 38 % , incomplètement occupés, 53,3 % sans travail (p. 19, 20).

« Les ouvriers trouvent une grande différence à travailler du bon ou du mauvais coton. Lorsque, dans des premiers mois de l'année, les fabricants voulurent conjurer l'arrêt de leurs exploitations en consommant les matières premières offertes à des prix modérés, beaucoup de mauvais coton fut mis en œuvre dans des fabriques où jusque-là on n'en avait employé que du bon. Il en résulta pour les salaires des différences tellement considérables que dans beaucoup d'établissements les ouvriers firent grève, parce qu'ils ne parvenaient plus à gagner une journée admissible avec l'ancien prix à la pièce... Dans quelques cas, la différence alla jusqu'à la moitié du salaire, la durée du travail restant la même » (p. 27).

1863 . Avril :

« Pendant cette année, le nombre des ouvriers du coton qui pourront être complètement occupés ne dépassera guère la moitié » (Rep. Fact., Avril 1863, p. 14).
« Un désavantage sérieux du coton indien que les fabriques sont obligées d'employer actuellement, résulte de ce que la vitesse des machines doit être considérablement réduite, alors que pendant ces dernières années tout a été fait pour accélérer cette vitesse et augmenter ainsi la production. Le ralentissement atteint les ouvriers autant que les ,fabricants, car la plupart d'entre eux sont payés à la pièce, le fileur recevant tant, par livre de matière filée, le tisserand tant par pièce tissée ; et même ceux qui sont payés à la journée voient leurs salaires diminués à cause de la diminution de la production. D'après mes recherches et suivant les statistiques qui m'ont été communiquées sur les salaires des ouvriers du coton pendant cette année... il s'est produit une réduction moyenne de 20 %, et quelque fois même de 50 %, par rapport aux salaires de 1861 » (p. 13).
« La somme gagnée dépend de la qualité de la matière travaillée.... La situation des ouvriers en ce qui concerne leur salaire est maintenant (octobre 1863) beaucoup meilleure que l'année dernière, à la même époque. L'outillage a été amélioré, la matière première est mieux connue et les ouvriers triomphent plus aisément des difficultés qu'ils avaient à combattre au début. Au printemps dernier je visitais une école de couture (institution de bienfaisance pour les sans-travail) à Preston ; deux jeunes filles que l'on avait envoyées la veille dans un tissage, où d'après le fabricant elles auraient gagné 4 sh. par semaine, demandaient à rentrer à l'école, se plaignant qu'elles n'avaient pu gagner qu’un shilling. J'ai reçu des dépositions concernant des conducteurs de self actors qui, conduisant deux métiers, avaient gagné après 14 jours de travail complet 8 sh. 11 d., dont devait être déduit le loyer ; le fabricant (le généreux !) leur ayant fait remise de la moitié de ce dernier, ils purent rapporter à la maison la somme de 8 sh.11 d. Dans beaucoup de localités, les conducteurs de self-acting gagnaient, pendant les derniers mois de 1862, de 5 à 9 sh. par semaine et les tisserands de 2 à 6 sh. Maintenant la situation est plus favorable bien que dans beaucoup de districts les salaires soient encore fort réduits... La longueur plus petite et la malpropreté du coton indien n'ont pas été les seules causes qui ont provoqué la réduction des salaires. L'habitude s'est introduite de mêler à ce coton de grandes quantités de déchets, ce qui naturellement rend plus difficile le travail du fileur. La fibre étant plus courte, le fil casse plus facilement lorsque le fuseau l'attire à lui et lui imprime la torsion, et le fuseau ne peut pas être maintenu régulièrement en marche... De même une plus grande attention devant être portée sur les fils, il arrive que la plupart des ouvriers ne peuvent surveiller qu'un seul métier, et il n'y en a guère qui puissent en surveiller plus de deux... Dans beaucoup de cas, les salaires ont été réduits de 5, de 7 ½ % et de 10 %... la plupart du temps on laisse l'ouvrier se débrouiller avec, la matière première et s'efforcer d'obtenir le plus de rémunération possible sur la base du prix ordinaire du travail... Une autre difficulté, contre laquelle les tisserands ont quelquefois à se débattre, résulte de ce qu'on leur demande de faire un bon tissu avec du mauvais fil, en les menaçant de réductions de salaire si le travail ne donne pas un résultat convenable » (Rep. Fact., Octobre 1863, p. 41-43).

Les salaires étaient misérables même là où l'on travaillait toute la journée. Les ouvriers du coton offraient leurs bras pour tous les travaux publics, drainages, construction de routes, cassage de pierres, pavage de rues, auxquels les autorités locales les employaient pour leur venir en aide (ces secours étaient payés en réalité par les fabricants, voir vol. I, p. 251). Toute la bourgeoisie avait l'œil sur eux ; s'ils refusaient le salaire plus que misérable qu'on leur offrait, leurs noms étaient rayés des listes des comités de bienfaisance. Cette époque était nécessairement une époque d'or pour messieurs les fabricants, car les ouvriers devaient, oui bien mourir de faim, ou bien accepter de travailler au prix le plus avantageux pour les bourgeois, autour desquels les comités de bienfaisance fonctionnaient comme de dévoués chiens de garde. En outre les fabricants s'assuraient secrètement l'appui du gouvernement pour contrarier l'émigration et ne pas perdre le capital constitué par le sang et la chair des ouvriers, et afin également de ne pas être privés des loyers de leurs maisons ouvrières.

« Les comités de bienfaisance étaient très sévères à ce point de vue. Les ouvriers auxquels du travail était offert étaient rayés en même temps de la liste des secours, de sorte qu'ils devaient accepter toutes les conditions qu'on leur faisait. S'ils refusaient... c'est qu'on leur offrait un salaire purement nominal, le travail étant extraordinairement difficile » (l.c ., p. 97).

Les ouvriers acceptaient n'importe quel travail qui leur était offert par application du Public Works Act.

« Les travaux industriels furent organisés d'après des principes très différents dans les diverses villes. Mais même là où le travail en plein air n'était pas considéré comme labour test, il ne reçut comme rémunération que le secours prévu par les règlements ou une somme supérieure à celle-ci de si peu qu'il devait être considéré comme labour test » (p. 69).
« Le Public Works Act de 1863 fut décrété pour porter remède à cette situation et rendre l'ouvrier à même de gagner sa journée comme journalier indépendant. Cette loi avait un triple but : 1 . permettre aux autorités communales d'emprunter de l'argent (avec l'autorisation de l'Administration centrale de bienfaisance de l'État) aux Commissaires d'emprunt du Trésor ; 2 . améliorer la siluation dans les villes des districts du coton ; 3 . procurer aux ouvriers sans travail de l'occupation et un salaire rémunérateur (remunerative wages). »

Les emprunts contractés en vertu de cette loi s'élevaient à 883700 £ à la fin d'octobre 1863 (p. 70). On exécuta principalement des travaux de canalisation, de construction de routes, de pavage de rues, de creusage de réservoirs pour les services d'eau, etc.

M. Henderson, le président du comité de Blackburn, écrit à ce sujet à l'inspecteur Redgrave :

« De toutes mes observations au cours de cette période de souffrances et de misère, aucune ne m’a plus frappé et ne m'a fait plus de plaisir que le bon vouloir avec lequel les ouvriers sans travail de notre district ont accepté l'ouvrage qui leur a été offert par le conseil municipal de Blackburn, en vertu du Public Works Act. On se figure difficilement un contraste plus frappant que celui du fileur de coton occupé précédemment comme ouvrier qualifié dans une fabrique et du même fileur travaillant maintenant comme journalier dans un égout, à 14 ou 18 pieds sous terre ».

[Les ouvriers recevaient pour ce travail de 4 à 12 sh. par semaine, selon l'importance de leur famille, 12 sh. étant le salaire énorme alloué à ceux dont dont la famille se composait de 8 personnes. Pendant ce temps les bourgeois faisaient double profit : ils empruntaient à un taux exceptionnellement bas l'argent pour améliorer leurs villes enfumées et mal entretenues, et ils avaient des ouvriers à un salaire de beaucoup au-dessous du taux ordinaire].

« Habitué, comme il l'était, à, exécuter dans. une température pour ainsi dire tropicale un travail où l'habileté et la précision sont infiniment plus nécessaires que la force musculaire et donnant une rémunération double et même triple de celle qui lui est allouée aujourd'hui, l'ouvrier qui accepte de bon cœur l'occupation qui lui est offerte fait preuve de qualités de renoncement et de conciliation qui lui font le plus grand honneur. A Blackburn les gens ont été mis à l'essai dans presque tous les travaux en plein air : ils ont fouillé à une grande profondeur une terre argileuse, lourde et dure, ils ont fait des travaux de drainage, cassé des pierres, construit des routes, creusé des égoûts à des profondeurs de 14, 16 et parfois 20 pieds. Ils ont travaillé avec les pieds et les jambes dans 10 à 12 pouces d'eau et de boue, dans un climat froid et humide qu'aucun a-titre ne surpasse et peut-être n'égale en Angleterre » (p. 91-92).
« L'attitude des ouvriers a été irréprochable... en ce qui concerne l'empressement avec lequel ils ont accepté le travail en plein air » (p. 69).

1864 . Avril.

« De temps en temps on se plaint dans divers districts de ce que les ouvriers font défaut, surtout dans certaines branches, dans les tissages, par exemple... mais ces plaintes ont autant pour cause l'insuffisance du salaire que les ouvriers touchent, parce qu'ils sont obligés de travailler du fil de mauvaise qualité, que la rareté réelle des travailleurs même dans cette branche spéciale. Quantité de différends se sont élevés, le mois dernier, entre des fabricants et leurs ouvriers au sujet des salaires. Je regrette que les grèves aient été si fréquentes... Les fabricants se ressentent de la concurrence du Public Works Act et il en est résulté que le comité local de Bacup a suspendu son fonctionnement, un manque d'ouvriers s'étant manifesté bien que toutes les fabriques ne fussent pas encore en activité » (Rep. Fact ., Avril 1864, p. 9,10)

Il était grand temps pour messieurs les fabricants. A cause du Public Works Act , la demande avait augmenté tellement que quelques ouvriers de fabrique gagnaient maintenant 4 à 5 sh. par jour dans les carrières de Bacup. Aussi on cessa petit a petit les travaux publics, cette nouvelle édition des Ateliers nationaux de 1848, établis cette fois au profit de la bourgeoisie.

Expériences in corpore vili.

«  Bien que les ouvriers entièrement occupés touchent un salaire très réduit dans les différentes fabriques, il ne faut pas en conclure qu'ils gagnent la même somme une semaine dans l'autre. Leur rémunération est soumise à de grandes variations à cause des expériences auxquelles se livrent les fabricants en mettant à l'essai toutes sortes de cotons et de déchets ; les « mélanges », ainsi qu'ils appellent ces matières premières, varient fréquemment, et le gain des ouvriers augmente ou diminue suivant la qualité du mélange. Il s'est élevé parfois à 15 % au-dessus du salaire précédent et pendant une ou deux semaines il est tombé à 50 ou 60 % au-dessous ».

L'inspecteur Redgrave qui écrit ces lignes, cite quelques chiffres empruntés aux faits, dont voici des exemples :

« A., tisserand, famille de 6 personnes, travaille 4 jours par semaine, 6 sh. 8 ½ d ; B., tordeur, 4 ½ jours par semaine, 6 sh. ; C., tisserand, famille de 4 personnes, 5 jours par semaine, 5 sh., 1 d. ; E., tisserand, famille de 7 personnes, 3 jours, 5 sh. »,

et ainsi de suite. Redgrave continue :

« Ces statistiques méritent qu'on y prête attention, car elles prouvent qu'avoir à travailler peut devenir une calamité pour mainte famille ; non seulement il s'ensuit une réduction du revenu, mais cette réduction peut être tellement importante qu'une petite partie seulement des besoins les plus urgents peut être satisfaite et qu'il faudrait l'allocation de secours dans les cas où le gain de la famille n'atteindrait pas la somme qui lui serait allouée par le comité de bienfaisance si tous ses membres étaient sans travail » (Rep. Fact., Octobre 1863, p. 50-53).
« Depuis le 5 juin 1863, les ouvriers n'ont pas été occupés en moyenne plus de 2 jours 7 heures et quelques minutes par semaine » (l . c ., p. 121).
« Depuis le commencement de la crise jusqu'au 25 mars 1863, presque trois millions de £ ont été dépensées par les Administrations de bienfaisance, le Comité central d'assistance et le Mansion House Comitee  » Londres (p. 13).
« Dans un district où l'on file probablement les numéros les plus fins... les fileurs subissent une réduction indirecte de salaire de 15 %, par suite de la substitution du coton d'Egypte au Sea Island... Dans un district étendu où l'on travaille le déchet de coton mélangé au coton indien, les fileurs ont subi une réduction de salaires de 5 % et une perte de 20 à 30 % par suite de l'emploi de surat et de déchets. Les tisserands ne conduisent plus que deux métiers au lieu de quatre, et alors qu'ils gagnaient 5 sh. 7 d. par métier en 1860, ils n'ont plus que 3 sh. 4 d. aujourd'hui... Les amendes qui pour les tisserands tra­vaillant le coton américain variaient de 3 à 6 d., s'élè­vent maintenant de 1 sh. à 3 sh. 6 d. »

Dans un district où l'on met en œuvre du coton égyptien mélangé à du coton indien :

« Le salaire moyen aux métiers continus était de 18 à 25 sh. en 1860 ; il n'est plus que de 10 à 18 sh. aujourd'hui. Cette réduction n'est pas due unique­ment à la qualité plus mauvaise du coton, mais aussi à la marche plus lente du métier, afin de donner au fil un retordage plus fort, ce qui en temps ordinaire aurait été payé supplémentairement suivant tarif » (p. 43, 41, 45­-50).
« Bien que çà et là l’emploi du coton indien soit avantageux pour les fabricants, nous constatons cependant (voir la liste des salaires p. 53) que les ouvriers en pâtissent, si on compare leurs salaires à ceux de 1861. Si l'emploi du surat persiste, les ouvriers réclameront la même rémunération qu'en 1857, ce qui affectera sérieusement le profit du fabricant, si la différence n’est pas compensée par le prix du coton ou des produits fabriqués » (p. 105).

Loyer .

« Lorsque les cottages que les ouvriers habitent appartiennent au fabricant, le loyer en est généralement défalqué du salaire, même quand ils ne travaillent qu'une partie de la semaine. Néanmoins la valeur de ces maisons a diminué et on les a maintenant de 25 à 50 % moins cher qu'autrefois ; un cottage qui se louait dans le temps 3 sh. 6 d. par semaine, se loue actuellement 2 sh. 4 d. et souvent moins » (p. 57).

Émigration . -- Les fabricants étaient naturellement adversaires de l'émigration, parce qu' « en attendant des temps meilleurs ils voulaient conserver les moyens d’exploiter leurs fabriques au mieux de leurs intérêts . » En outre « beaucoup d'entre eux sont propriétaires des maisons habitées par leurs ouvriers et quelques-uns au moins espèraient récupérer plus tard une partie des loyers qui ne leur avaient pas été payés » (p. 96).

Le 22 octobre 1864, M. Bernall Osborne, s'adressant à ses électeurs, dit que les ouvriers du Lancashire se sont conduits comme de vrais stoïciens. N'a-t-il pas voulu dire comme des moutons ?


Notes

[1] The Factory Question ancl the Ten Hours Bill. By R. H. Greg, London 1837, p. 115.

[2] Il y a une erreur dans la dernière phrase du rapport : il faut 3 d. au lieu de 6 d. pour la perte due au déchet. La perte est, il est vrai, de 25 % pour le coton des Indes; mais elle est seulement de 12 ½ à 15 % pour le coton d'Amérique dont il est question ici et dont le prix fut bien de 5 à 6 d. comme le dit le rapport. Il convient d'ajouter que le déchet augmenta dans une notable proportion pour le coton qui fut envoyé en Europe pendant les dernières années de la guerre.
F. E.

[3] Voir les exemples chez Babbage entre autres. L'expédient ordinaire, la réduction des salaires, est également appliqué, et c'est ainsi que cette dépréciation continue agit tout autrement que M. Carey ne l'entrevoit dans son cerveau harmonique.

[4] Depuis que ceci a été écrit (1865), la concurrence sur le marché mondial s'est considérablement accentuée par le développement rapide de l'industrie dans tous les pays civilisés, surtout en Amérique et en Allemagne. Les capitalistes acquièrent de plus en plus la conviction que les forces productives modernes, avec leur développement rapide et gigantesque, échappent tous les jours davantage aux lois de l'échange capitaliste, qui devraient les diriger. Les deux symptômes suivants l'établissent à l'évidence : 1°, la nouvelle et universelle manie des droits de protection, qui se distingue de l'ancienne idée protectionniste en ce qu'elle poursuit avant tout la protection des articles susceptibles d'exportation ; 2°, les cartels et les trusts qui se créent dans les grandes branches de production pour régler la production, les prix et les profits. Il va de soi que ces essais ne sont réalisables que lorsque les circonstances économiques s'y prêtent. Le premier orage les démolit et vient démontrer que si la production a besoin d'une réglementation, ce n'est pas la classe capitaliste qui est appelée à l'organiser. En attendant, les cartels s’arrangent pour que les petits soient mangés plus vite que jamais par les grands. - F. E.

[5] Il va de soi que nous ne voulons pas expliquer, comme Mr. Baker, la crise de l'industrie de la laine en 1857 par la disproportion entre les prix de la matière première et des produits fabriqués. Cette disproportion ne fut qu'un symptôme, et la crise fut générale. - F. E.

[6] On distingue en Angleterre la Woollen manufacture, qui file et tisse de la laine courte et cardée (centre principal, Leeds) la Worsted manufacture, qui travaille de la laine longue et peignée (centre princi­pal, Bradford dans le Yorkshire). F. E.

[7] C'est cette extension rapide du filage mécanique du lin en Irlande qui donna le coup de mort à l'exportation des produits allemands (de la Silésie, de la Lusace et de la Westphalie) tissés avec du lin filé à la main. F. E.


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