1865 |
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L'étude du crédit nous a conduit jusqu'à présent aux observations générales suivantes :
Le crédit réduit les frais de la circulation. En effet :
Le crédit pousse à la création de sociétés par actions. D'où :
Avant d'aller plus loin, constatons encore que puisque le profit se présente exclusivement sous forme d'intérêt dans les sociétés par actions, les entreprises qui en font l'objet restent possibles même lorsqu'elles rapportent simplement l'intérêt des capitaux qui y sont engagés, ce qui est une des raisons qui s'opposent à la baisse du taux général du profit ; en effet ces entreprises ne contribuent pas nécessairement à la formation du taux général à cause de l'énorme disproportion qui s'y rencontre entre le capital constant et le capital variable.
[Depuis que Marx a écrit ce qui précède, l'industrie a adopté de nouvelles formes d'association ; elle crée maintenant des sociétés par actions à la deuxième et à la troisième puissance. Dans tous les domaines de la grande industrie la capacité de produire se développe avec une rapidité extraordinaire et rencontre comme obstacle la lenteur de l'extension du marché, qui met des années à absorber ce qui est produit en quelques mois. De là la politique protectionniste par laquelle chaque pays cherche à se défendre contre les autres et surtout contre l'Angleterre, politique qui a pour conséquence d'augmenter artificiellement l'activité de la production intérieure. Le grand principe de la libre concurrence, tant vanté et tant adulé, en est réduit à annoncer lui-même sa banqueroute. Dans chaque pays on voit dans telle et telle branche de la production les industriels s'entendre, créer un cartel pour régler là, production et instituer une commission assignant à chaque établissement la quantité qu'il peut produire et répartissant les commandes entre tous. Cette entente entre producteurs ne se limite pas à un pays ; les cartels deviennent internationaux, comme c'est le cas du cartel anglo-allemand de l'industrie du fer. Mais cette forme de socialisation de la production est devenue elle-même insuffisante dans beaucoup de cas, où l'antagonisme des intérêts parvenait quand même à rompre l'association. On en est arrivé alors dans quelques branches à concentrer toute la production en une seule société par actions, recevant son impulsion d'une direction unique. Ce système a déjà reçu de multiples applications en Amérique et il a comme exemple le plus remarquable en Europe l'United Alkali Trust, qui réunit en une seule firme toute la production anglaise des alcalis. Les usines existantes, au nombre de plus de trente, ont été taxées et d'après cette évaluation leurs propriétaires ont reçu des actions du trust, dont le montant s'élevant à 5 millions de £ constitue le capital fixe de la nouvelle société. La direction technique est continuée par ceux qui l'exerçaient précédemment, mais la direction des affaires est centralisée en une direction générale. Le public a été invité à souscrire le capital circulant, le floating capital, d'un million de £ environ, de sorte que le trust fonctionne au capital de 6 millions de £. Dans cette branche, qui constitue la base de toute l'industrie chimique, le monopole a donc pris en Angleterre la place de la concurrence et préparé de la manière la plus satisfaisante l'expropriation par la société entière, la nation. - F. E. ]
La transformation de la production capitaliste sous l'influence des sociétés par actions exerce une influence dissolvante sur la production capitaliste elle-même. Elle provoque dans certaines industries le monopole et appelle ainsi l'intervention de l'État. Elle fait surgir une nouvelle aristocratie de la finance et une nouvelle catégorie de parasites sous forme de faiseurs de projets, lanceurs d'affaires et directeurs purement nominaux ; en un mot, tout un système de filouteries et de tromperie ayant pour base le lancement de sociétés, l'émission et le commerce d'actions. C'est la production privée sans le contrôle de la propriété privée.
Dans une certaine limite, le crédit met à la disposition des capitalistes isolés et de ceux qui sont considérés comme tels, le capital, la propriété et le travail des autres [3]. (Nous faisons abstraction des sociétés par actions qui, ainsi que nous l'avons vu, ont une influence dissolvante sur la production capitaliste et exterminent l'industrie privée à mesure qu'elles envahissent de nouvelles sphères de production). Le capital qu'ils possèdent en réalité ou tout au moins aux yeux du public devient la base d'un crédit exagéré, particulièrement dans le grand commerce dont les transactions portent sur la plus grande partie des produits sociaux. Tous les ménagements et toutes les justifications plus ou moins plausibles usitées dans la production capitaliste disparaissent ici. Ce que le grand commerçant risque dans ses spéculations appartient non à lui, niais à la société, et l'on voit là combien est absurde la thèse qui fait résulter le capital de l'épargne, puisque le spéculateur désire que d'autres épargnent pour lui. [C'est ainsi que récemment toute la France avait épargné un milliard et demi pour les tripoteurs du Panama, dont les manœuvres et les opérations sont parfaitement exposées dans ces lignes, que Marx écrivait il y a plus de vingt ans. - F. E. ] L'autre thèse qui fait dériver le capital du renoncement n'est pas moins absurde en présence du luxe des hommes du grand commerce, luxe qui est même un moyen d'obtenir du crédit. Des conceptions qui se justifient jusqu'à un certain point dans une production capitaliste moins développée, perdent toute signification ici. L'échec comme le succès aboutit à la centralisation des capitaux et à l'expropriation la plus vaste, non seulement des producteurs immédiats, mais des petits et moyens capitalistes. Mais cette expropriation, qui est l'aboutissement de la production capitaliste, dont le but est d'enlever aux producteurs isolés les moyens de production pour les transférer aux producteurs associés, revêt en même temps dans la société capitaliste l'aspect opposé, puisqu'elle est le renforcement de la propriété aux mains de quelques-uns et que le crédit intervient sans cesse pour faire de plus en plus de ceux-ci de simples chevaliers de la chance. La propriété étant représentée par des actions, son mouvement et sa transmission se font par des' opérations de bourse, dans lesquelles les goujons sont avalés par les brochets et les moutons dévorés par les loups. Bien qu'elle soit déjà en opposition avec l'ancienne forme, où le moyen de production social se présente comme propriété individuelle, la valeur en bourse, l'action ne sort pas du cadre de la production capitaliste, car elle ne fait que représenter sous un autre aspect l'opposition entre les deux caractères de la richesse, propriété sociale d'une part, propriété privée de l'autre.
Même les fabriques coopératives créées par les ouvriers sont destructives de l'ancienne forme, bien que leur organisation doive nécessairement reproduire partout tous les défauts du système existant. Elles suppriment cependant l'antagonisme entre le capital et le travail, étant donné que les ouvriers y sont eux-mêmes capitalistes et y appliquent les moyens de production à la mise en valeur de leur propre capital. Elles montrent comment, à un stade déterminé du développement des forces productives et des formes de production que la société y fait correspondre, un mode de production doit naturellement donner naissance à un autre. Sans la fabrique capitaliste la fabrique coopérative n'aurait pas pu se développer. Et de même le système capitaliste du crédit lui a été nécessaire, car celui-ci n'est pas seulement la base principale de la transformation de l'entreprise capitaliste privée en société capitaliste par actions, mais également un moyen de développement des entreprises coopératives. Les sociétés capitalistes par actions sont, comme les fabriques coopératives, des formes intermédiaires de la transformation de la production capitaliste en production associée, seulement les unes résolvent l'antagonisme entre le capital et le travail négativement et les autres positivement.
Jusqu'à présent nous avons étudié, principalement au point de vue du capital industriel, le problème du développement du crédit et de la suppression de l'appropriation du capital qui y est virtuellement inhérente. Dans les chapitres suivants nous envisagerons le crédit, tant en ce qui concerne ses effets que sa forme, au point de vue du capital productif d'intérêts, et nous aurons l'occasion de faire quelques observations économiques caractéristiques. Mais avant, notons encore ce qui sait :
Si le crédit est le levier principal de la surproduction et de la spéculation à l'excès, il en est ainsi parce que le procès de reproduction, naturellement très élastique, est forcé à l'extrême, ce qui est dû à ce que une grande partie du capital social est appliquée par des individus qui n'en sont pas propriétaires et qui s'en servent avec bien moins de prudence que les capitalistes produisant avec leurs propres capitaux. Les entraves et les limites immanentes que la mise en valeur du capital oppose à la production dans la société capitaliste, sont donc continuellement brisées [4] par l'organisation du crédit, qui accélère le développement matériel des forces productives et la création du marché mondial, base matérielle de l'avènement de la nouvelle forme de production. La dissolution de l'ancienne forme est d'autre part activée par les crises, dont le crédit accentue la fréquence.
Le crédit a donc ce double caractère d'être, d'une part, le pivot de la production capitaliste, le facteur qui transforme en un colossal jeu de spéculation l'enrichissement par le travail d'autrui et qui ramène à un nombre de plus en plus restreint ceux qui exploitent la richesse nationale ; d'être, d'autre part, un agent préparant la transition de la production actuelle à une forme nouvelle. C'est ce double aspect qui fait des prêcheurs du crédit, depuis Law jusque Isaac Pereire, à la fois des charlatans et des prophètes.
Notes
[1] « La circulation moyenne de billets de la Banque de France était de 106 538 000 francs en 1812 et de 101 205 000 francs en 1818, alors que la circulation totale, l'ensemble des entrées et des sorties de caisse. Pendant les mêmes années, était respectivement de 2 837 712 000 et de 9 665 030 000 francs. La circulation de 1818 a donc été à celle de 1812 dans le rapport de 3 à 1. Le grand régulateur de la vitesse de la circulation est le crédit... Aussi une dépression énergique du marché financier coïncide généralement avec une circulation très abondante. » (The Currency Question reviewed, etc,, p. 165).
« De septembre 1833 à septembre 1843, environ 300 banques d'émission ont été fondées eu Grande-Bretagne ; il en est résulté une réduction de 2 ½ millions de la circulation de billets, qui de 36 035 244 £ fin septembre 1833 tomba à 33 518 544 £ fin septembre 1813. » (l. c., p. 53.)
« L'activité de la circulation écossaise est telle que 100 £ lui suffisent pour liquider la même quantité d'affaires qu'en Angleterre avec 420 £ » (op. cit., p. 55). Ce dernier fait se rapporte à la technique des opérations.
[2] « Avant l'existence des banques le capital devant fonctionner comme intermédiaire des échanges était plus considérable que ce qui était nécessaire pour la circulation des marchandises. » Economist, 1845, p. 238.
[3] Qu'on lise, par exemple, dans le Times la liste des faillites pendant une année de crise comme 1857, et que l'on compare la fortune réelle des faillis et le montant de leurs dettes. - « En réalité la capacité d'achat de ceux qui disposent d'un capital et de crédit dépasse de loin ce que peuvent concevoir ceux qui n'ont aucune accointance avec les marchés où l'on spécule. » (Tooke, Inquiry into the Currency Principle, p. 73). « Un homme qui possède de nom assez de capital pour conduire régulièrement ses affaires et qui dans sa branche dispose d'un bon crédit, peut lorsqu'il a une conception optimiste de la conjoncture de l'article dont il s'occupe et s'il est favorisé par les circonstances au début et dans le cours de sa spéculation, conclure des achats dépassant de beaucoup le capital dont il dispose » (ibidem, p. 436.) - « Les commerçants, les fabricants, etc., font tous des affaires bien plus considérables que leur capital... Aujourd'hui, le capital est bien plus la base d'un bon crédit que la limite des transactions de n'importe quelle entreprise commerciale » (Economist, 1847, p. 333.)
[4] Th. Chalmers.
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