1865

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Le Capital - Livre III

Le procès d'ensemble de la production capitaliste

K. Marx

§ 5 : Subdivision du profit en intérêt et profit d'entreprise. Le capital productif d'intérêts.


Chapître XXIX : Les éléments constitutifs du capital de banque

Nous avons maintenant à étudier de plus près la composition du capital de banque.

Nous venons de voir que Fullarton et d'autres font de la différence entre la monnaie, instrument de circulation, et la monnaie, moyen de paiement (monnaie mondiale, si l'on tient compte des exportations de l'or), une différence entre la circulation (currency) et le capital. C'est à la particularité du rôle du capital dans ces phénomènes qu'il faut attribuer cette insistance des banquiers économistes à faire de la monnaie le capital par excellence, insistance qui est au moins aussi tenace que celle qui détermine les économistes éclairés à déclarer que la monnaie n'est pas du capital. Il est vrai - et nous ne tarderons pas à l'établir - que le capital-argent est confondu ici avec le moneyed capital, capital productif d'intérêts, alors que l'expression capital-argent s'applique à une forme transitoire du capital, différente de ses deux autres formes, le capital-marchandise et le capital productif.

Le capital de banque se compose : de monnaie d'or ou de billets; de titres fiduciaires. Ces derniers comprennent, d'une part, des effets de commerce, c'est-à-dire des valeurs flottantes, à échéance variable, dont l'escompte répond à la véritable fonction du banquier; d'autre part, des valeurs publiques, telles que des ventes d’état, des bons du trésor, des actions de toute espèce, des contrats hypothécaires, en un mot des valeurs produisant des intérêts et se distinguant nettement des effets de commerce.

Toutes ces valeurs constituant le capital de banque se groupent en deux parties formant, l'une, le capital engagé par le banquier, l'autre, les dépôts, le banking capital, c'est-à-dire le capital prêté au banquier. Quand il s'agit de banque d'émission, il convient d'y ajouter encore les billets de banque, mais provisoirement nous ferons abstraction de ceux-ci ainsi que des dépôts. Il va de soi qu'il est sans importance, en ce qui concerne la composition du capital de banque, que les éléments - monnaie, effets de commerce, valeurs en dépôt - qui le constituent, soient ou non la propriété du banquier; peu importe à ce point de vue que le banquier opère exclusivement avec son capital ou avec celui des autres.

La notion du capital productif d'intérêts entraîne cette conséquence que tout revenu touché régulièrement en monnaie est considéré comme un intérêt, qu'il soit produit ou non par un capital ; elle part de la forme monétaire du revenu pour en faire un intérêt et elle fait correspondre cet intérêt à un capital. De même, et sous l'influence de la même conception, toute somme est considérée comme un capital du moment qu'elle n'est pas dépensée comme revenu ; elle devient le "principal" par opposition aux "intérêts" qu'elle rapporte ou peut rapporter.

Supposons que le taux moyen de l'intérêt soit de 5 %. Une somme de 500 £ transformée en capital productif d'intérêts rapportera 25 £ par an. Parce qu'il en est ainsi, tout revenu annuel fixe de 25 £ sera considéré comme l'intérêt d'un capital de 500 £. Cependant, cette conception est purement illusoire, sauf dans le cas où ce qui produit 25 £ est directement transmissible ou peut le devenir, comme par exemple un titre de propriété, une créance, un élément de production, un lopin de terre. Prenons comme exemples la dette publique et le salaire. L’état doit payer annuellement un intérêt déterminé à ceux qui lui prêtent du capital, mais ceux-ci ne peuvent pas se faire restituer directement leur argent par leur débiteur; ils ne peuvent que vendre leur créance, leur titre de propriété. Quant au capital qu'il ont remis à l’état, il est dépensé, il n'existe plus. Tout ce qu'un créancier de l’état possède, c'est un titre de créance (de 100 £, par ex.), qui lui donne le droit de prélever annuellement une part de 5 % (de 5 £) sur le revenu (le produit des contributions) de l’état, et qu'il peut vendre à toute autre personne. Le crédit de l'état étant solide, A obtiendra généralement 100 £ en vendant son titre de créance à B, car pour celui-ci il sera indifférent qu'il prête 100 £ à 5 % par an, ou que moyennant 100 il s'assure le paiement annuel par l’état d'un tribut de 5 £. Cette opération n'empêchera pas que le capital dont les 5 seront le rejeton sera un capital illusoire, un capital fictif. En effet, la somme qui a été prêtée à l'état n'existe plus ; elle n'avait pas été avancée comme capital, seule condition qui aurait pu en faire une valeur durable. Aux yeux de A, le créancier originaire, la part de l'impôt que l'état lui abandonne annuellement représente l'intérêt de son capital, de même que l'usurier considère comme intérêt la part qu'il prélève sur la fortune du dissipateur, bien que dans les deux cas l'argent prêté n'ait pas été avancé comme capital. La récupération éventuelle de son principal est représentée pour A par la faculté qu'il a de vendre son titre de la dette publique.

Quant à B, s'il se place à son point de vue personnel, il peut considérer qu'il a placé son capital comme capital productif d'intérêts, alors qu'objectivement il s'est simplement substitué à A, en achetant sa créance sur l’état. De pareilles transactions auront beau se répéter à l'infini, le capital de la dette n'en sera pas moins fictif et son apparence de capital s'évanouira dès l'instant où les titres qui le représentent deviendront invendables; ce qui n'empêche qu'il ait son mouvement propre, ainsi que nous le verrous dans un instant.

A la dette publique qui fait d'une quantité négative un capital - ce qui est une des absurdités inhérentes au capital productif d'intérêts, qui présente cette autre bizarrerie que les dettes se transforment en marchandises dans la conception des banquiers - opposons la force de travail, en la considérant comme un capital dont le salaire est l'intérêt. Le salaire annuel étant de 50 £ et le taux de l'intérêt de 5 %, la force de travail d'une année serait équivalente à un capital de 1.000 £. Dans cette assimilation, l'absurdité de la conception capitaliste atteint son sommet le plus élevé, car au lieu de déduire la mise en valeur du capital de l'exploitation de la force de travail, elle explique au contraire la productivité du travail en faisant de la force de travail cette chose mystérieuse qu'on appelle le capital productif d'intérêts.

Cette conception fut surtout à la mode dans la seconde moitié du XVII° siècle (on la rencontre chez Petty, par exemple) et elle est encore développée aujourd'hui avec le plus grand sérieux par les économistes vulgaires et particulièrement par les statisticiens allemands [1]. Malheureusement, deux faits viennent en établir l'inanité : d'abord, l'ouvrier doit travailler pour obtenir cet intérêt; ensuite, il ne peut pas transformer en argent, en le transférant à autrui, le capital constitué par sa force de travail. Bien plus, la valeur annuelle de sa force de travail est égale à son salaire moyen annuel, et il doit fournir à celui qui la lui achète, non seulement cette valeur, mais la plus-value. Dans le système esclavagiste, le travailleur est un capital, dont la valeur est égale au prix auquel il est acheté ; celui qui prend un esclave en location doit payer, non seulement l'intérêt du prix d'achat, mais l'usure annuelle du capital.

Constituer un capital fictif s'appelle capitaliser. On capitalise tout revenu qui se répète d'une manière régulière, en calculant quel serait le capital qui, placé au taux moyen d'intérêt, donnerait ce revenu. Soit, par exemple, un revenu annuel de 100 £. Si le taux de l'intérêt est de 5 %, 100 £ seront l'intérêt annuel de 2.000 £ et ces 2.000 £ seront la valeur capitalisée du titre de propriété qui donne droit à un revenu annuel de 100 £. Celui qui achètera le titre de propriété sera donc autorisé à considérer les 100 £ comme l'intérêt à 5 % du capital qu'il aura avancé pour son achat. Toute trace du procès de mise en valeur du capital disparaît dans ce raisonnement et la conception du capital-automate, engendrant de la valeur par lui-même, y atteint son plus haut degré de pureté.

Même lorsque le titre fiduciaire ne représente pas un capital purement illusoire comme lorsqu'il s'agit de la dette publique, la valeur comme capital de ce titre est illusoire. Nous avons vu comment le crédit provoque l'association des capitaux. Les papiers-valeurs sont les titres de propriété de ces capitaux fusionnés. Les actions de chemins de fer, de charbonnages, de sociétés de navigation représentent un capital réel, soit le capital engagé et fonctionnant dans ces entreprises, soit l’argent avancé par les participants pour y être dépensé comme capital (ce qui n'empêche évidemment pas qu'elles puissent également reposer sur la fraude). Mais ce capital n'existe pas deux fois, une fois comme capital dont la valeur réside dans les titres de propriété, dans les actions, et une fois comme capital engagé ou à engager réellement dans ces entreprises. Il existe sous cette dernière forme seulement, et l'action est simplement un titre de propriété donnant droit à une part proportionnelle de la plus-value qui sera réalisée dans l'entreprise. Peu importe que A vende son action à B et que celui-ci la cède à C; ces transactions n'auront d'autre conséquence que de permettre à A et B de transformer en capital leur titre de propriété et à C de convertir son capital en un titre de propriété lui donnant droit à une plus-value éventuelle à obtenir du capital des actions.

La transmutabilité comme valeurs, non seulement des titres de la dette publique, mais des actions, leur donne l'apparence d'un capital réel existant à côté du capital ou de la créance qu’ils représentent. Ce sont des marchandises ayant au prix fixé, qui varie d'une manière qui leur est propre; leur valeur marchande s'écarte de leur valeur nominale sans que la valeur du capital réel (même lorsqu'il y a variation de la mise en valeur) se modifie, et elle dépend de l'importance et de la sûreté du revenu auquel le titre donne droit, Supposons que la valeur nominale d'une action, c'est-à-dire que l'avance primitive de capital qu'elle représente, soit de 100 £. Le taux de l'intérêt étant de 5 %, la valeur marchande de cette action s'élèvera à 200 £, si au lieu de 5 % l'entreprise donne 10 %, car le revenu qu'elle produira étant capitalisé à 5 % correspondra à un capital fictif de 200 £. Celui qui achètera l'action à ce dernier prix touchera 5 % de revenu du capital qu'il aura avancé. Mais la valeur marchande de ces titres dépend aussi jusqu'à un certain point de la spéculation, et à ce point de vue elle est déterminée, non seulement par le revenu assuré, mais par le revenu espéré. Lorsque le produit du capital effectif est constant ou lorsque, aucun capital n'existant comme dans la dette publique, le produit annuel est fixé par la loi et suffisamment garanti, le prix des papiers-valeurs varie en raison inverse du taux de l'intérêt. Si celui-ci monte de 5 à 10 %, un titre à revenu fixe de 5 £ ne représente plus qu'un capital de 50 £ ; au contraire, si le taux de l'intérêt tombe à 2 œ %, le même titre représente un capital de 200 £.

La valeur du titre est donc toujours déterminée par la capitalisation du revenu qu'il donne ; elle est égale à un capital fictif calculé d'après ce revenu et le taux de l'intérêt. Lorsqu'une crise atteint le marché financier, les prix des papiers-valeurs tombent pour deux raisons : d'abord, parce que le taux de l'intérêt monte ; ensuite, parce que ces papiers sont jetés en masse sur le marché pour être convertis en argent. Cette dépréciation des titres se produit aussi bien lorsque leur revenu est constant et assuré, comme c'est le cas des fonds publics, que lorsque la productivité du capital qu'ils représentent peut être affectée, comme dans les entreprises industrielles, par la perturbation du procès de reproduction; si ce dernier effet se réalise, un troisième facteur de dépréciation vient ajouter son action à celle des deux autres. Dès que la crise est passée, les titres remontent à leur ancienne valeur, pour autant que les entreprises qu'ils représentent aient résisté à l'orage; leur dépréciation pendant la dépression est un puissant agent de la centralisation de la fortune mobilière [2].

Lorsque les variations de valeur des titres fiduciaires sont indépendantes du mouvement de la valeur du capital réel auquel ils correspondent, elles n'affectent d'aucune manière la richesse du pays.

"Le 23 octobre 1847, les fonds publics et les actions de canaux et de chemins de fer étaient déja dépréciés de 114.725.225 £." (Déposition de Morris, Gouverneur de la Banque d'Angleterre, dans le rapport sur la Commercial Distress 1847-48).

La nation ne perd pas un centime à ces hauts et bas d'un capital purement nominal, pour autant que la dépréciation des titres ne soit pas l'indice d'un arrêt de la production, d'un ralentissement du trafic sur les chemins de fer et les canaux, d'une interruption d'entreprises en cours ou d'un gaspillage de capitaux dans des affaires sans objet sérieux.

Les papiers-valeurs ne sont en réalité que des titres de créance sur une production éventuelle ; leur valeur-argent ou bien ne représente aucun capital, tel est le cas des titres de la dette publique, ou bien varie indépendamment de la valeur du capital effectif auquel ils correspondent. Dans tous les pays de production capitaliste il existe une masse énorme de ce moneyed capital, de ce soi-disant capital productif d'intérêts ; l'accumulation du capital-argent n'est en grande partie que l'accumulation de ces créances éventuelles sur la production, l'accumulation du capital illusoire ayant pour base ces créances et les prix du marché.

Une partie du capital de banque est représentée par ces valeurs produisant des intérêts, qui constituent jusqu'à un certain point le capital de réserve qui ne fonctionne pas dans les opérations réelles du banquier. Une autre partie, la plus importante, consiste en traites et promesses de paiement, émanant d'industriels et de commerçants. Ces billets sont pour le banquier qui les prend contre argent des papiers productifs d'intérêt, et il a soin, lorsqu'il les achète, de retenir l'intérêt pour la durée qu'ils ont encore à courir. Cette opération constitue l'escompte et la réduction dont elle frappe l'import de la traite dépend du taux de l'intérêt. Enfin, le capital de banque comprend une dernière partie, formée par la réserve de monnaie en or et en billets de banque. Quant aux dépôts, à moins qu'un contrat ne stipule qu'ils ne peuvent être retirés qu'à long terme, ils sont continuellement à la disposition des déposants ; les uns sont retirés, d'autres sont effectués, de sorte que lorsque les affaires suivent leur cours normal, il n'intervient pas de fluctuation sensible de la somme moyenne qui les représente.

Dans les pays où la production capitaliste est développée, le fonds de réserve des banques exprime l'importance moyenne de l'argent existant sous forme de trésor, et une partie de ce trésor se compose de papier donnant droit à de l'or, mais n'ayant pas de valeur en lui-même. La partie la plus importante du capital des banques est donc purement fictive et se compose de traites (représentant des créances), de titres de la dette publique (correspondant à du capital consommé) et d'actions (donnant droit à un revenu éventuel), sans compter que la valeur-argent du capital que ces papiers représentent dans les coffres blindés des banquiers est également fictive, la valeur des actions se réglant indépendammant du capital effectif auquel elles correspondent et celle des titres de la dette publique (qui donnent droit à un revenu et ne représentent pas un capital) se réglant d'après les fluctuations d'un capital fictif sans cesse en mouvement. Enfin, il importe de ne pas perdre de vue que la plus grande partie de ce capital fictif du banquier ne lui appartient pas et qu'elle est la propriété du public qui la lui confie avec ou sans intérêt.

Les dépôts se font toujours en monnaie, soit en or, soit en billets, soit en titres payables en monnaie. A part le fonds de réserve qui est constitué et qui se développe d'après les besoins de la circulation effective, les dépôts se trouvent, soit entre les mains des industriels et des commerçants auxquels ils sont avancés ou dont ils servent à escompter les traites, soit des boursiers et des particuliers qui ont vendu leurs papiers-valeurs, soit de l'état lorsqu'il a émis des bons du trésor ou contracté un emprunt. Ou bien ils sont prêtés comme capital productif d'intérêts, sont sortis du coffre-fort de la banque et figurent simplement dans les livres à l'actif des déposants ; ou bien ils sont la contre-valeur des chèques que les déposants ont tirés sur la banque et n'existent en réalité que par leur inscription dans les livres. (A ce point de vue, il est sans importance que ce soit un seul banquier qui détienne tous les dépôts et établisse tous les comptes, ou que plusieurs banques interviennent, échangent leurs chèques et se paient les différences).

A mesure que le rôle du capital productif d'intérêts et du crédit gagne en importance, le capital semble doubler et même tripler, parce que le même capital ou la même créance apparaît sous plusieurs formes et dans plusieurs mains [3]. La plus grande partie de ce "capital-argent" est purement fictive. Tous les dépôts, sauf le fonds de réserve, n'existent pas dans la banque et sont simplement inscrits au passif du banquier; ceux qui servent aux opérations de virement fonctionnent comme capital bien que les banquiers les aient prêtés, ceux-ci se remettant mutuellement en compte les créances sur ces dépôts qui n'existent pas.

Voici en quels termes A. Smith caractérise le rôle de capital employé comme argent prêté à intérêt :

"Cependant, même dans l'intérêt de l'argent, l'argent n'est pour ainsi dire que le contrat de délégation qui transporte d'une main dans une autre ces capitaux que les possesseurs ne se soucient pas d'employer eux-mêmes. Ces capitaux peuvent être infiniment plus grands que la somme d'argent qui sert comme d'instrument pour en faire le transport ; les mêmes pièces de monnaie servant successivement. Pour plusieurs différents prêts, tout comme elles servent pour plusieurs différents achats. Par exemple, A prête à X 1.000 livres, avec lesquelles X achète immédiatement de B pour la valeur de 1.000 livres de marchandises. B n'ayant pas besoin de cet argent pour lui-même prête identiquement les mêmes pièces à Y, avec lesquelles Y achète aussitôt de C pour 1.000 livres d'autres marchandises. C de même, et pour la même raison, prête cet argent à Z, qui en achète aussi d'autres marchandises de D. Par ce moyen, les mêmes pièces, soit de métal, soit de papier~ peuvent, dans le courant de quelques jours, servir d'instrument à trois différents prêts et à trois différents achats, chacun desquels est de valeur égale au montant de toutes ces pièces. Ce que les trois capitalistes A, B, C, transportent aux trois emprunteurs X, Y, Z, c'est le pouvoir de faire ces achats : c'est dans ce pouvoir que consiste la valeur du prêt et son utilité. Le capital prêté par ces trois capitalistes est égal à la valeur des marchandises qu'on peut acheter avec, et il est trois fois plus grand que la valeur de l'argent avec lequel se font les achats. Cependant, ces prêts peuvent être tous parfaitement bien assurés ; les marchandises achetées par les différents débiteurs étant employées de manière à rendre, au terme convenu, une valeur égale en argent ou en papier, avec un profit en plus. Si ces mêmes pièces de monnaie peuvent ainsi servir d'instrument à différents prêts pour trois fois, et par la même raison pour trente fois leur valeur, elles peuvent pareillement servir autant de fois successivement d'instrument de remboursement." (Livre II, chap. IV, p. 410-442. Edit. Guillaumin, 1843.)

De même qu'une pièce d'argent peut effectuer un nombre plus ou moins grand d'achats suivant que sa circulation est plus ou moins rapide, de même elle peut servir à plusieurs prêts, car si les achats la transportent d'une main à une autre, les prêts ne sont que des transferts sans l'intervention d'aucune opération d'achat. De même que pour chaque vendeur d’argent représente la marchandise qu'il a vendue, de même dans la série des emprunts il représente différents capitaux (étant donné qu'aujourd'hui toute valeur est considérée comme un capital), ce qui exprime sous une autre forme ce que nous énoncions en disant que l'argent réalise une série de valeurs-marchandises. Dans l'opération du prêt, l'argent ne fonctionne pas comme moyen de circulation, car pour le prêteur il est uniquement l'expression d'un capital et c'est comme tel qu'il est remis à l'emprunteur. Si l'argent avait été prêté par A à B et par B à C sans qu’aucune vente ne fût intervenue entre eux, il représenterait non trois mais un capital, alors que chaque fois qu'il exprime la valeur d'un capital-marchandise, il représente un capital.

Ce qu’A. Smith dit des prêts est vrai des dépôts, qui sont sous un autre nom des prêts faits par le publie aux banquiers. Les mêmes pièces de monnaie peuvent servir d'instrument pour un nombre quelconque de dépôts.

"Il est indéniable que les 1.000 £ déposées aujourd'hui chez A peuvent être mises en circulation demain et être déposées chez B ; après-demain elles peuvent sortir de la caisse de B pour aller en dépôt chez C, et ainsi de suite à, l'infini. Une somme d'argent de 1. 000 £ peut donc par une série de transferts constituer une somme indéterminée de dépôts. Il en résulte qu'il est possible que les neuf-dixièmes des dépôts du Royaume-Uni n'existent que dans les livres des banquiers, qui en sont il est vrai responsables... C'est ainsi qu'en écosse les dépôts s'élèvent à 27 millions de £, alors que la circulation monétaire n'est que de 3 millions. Et de même, si les déposants ne se présentent pas en masse aux guichets des banques, la même somme de 1.000 £, revenant sur ses pas, peut effectuer une série indéterminée de paiements. Aujourd'hui, le détaillant s'en servira pour payer le commerçant, demain, le commerçant l'utilisera pour régler son compte avec la banque, et ainsi de suite indéfiniment; passant de main en main et de banque en banque, les mêmes 1 .000 £ liquideront n'importe quelle somme de dépôts." The Currency Question Reviewed, p. 162, 163.

Même le "fonds de réserve", que l'on croirait cependant être quelque chose de solide, n'échappe pas à cette œuvre du crédit qui double, triple, multiplie tout et en fait des chimères. écoutons M. Morris, le Gouverneur de la Banque d'Angleterre :

"Les réserves des banques privées sont déposées à la Banque d'Angleterre. Un drainage de l'or devrait donc atteindre en premier lieu cette dernière ; cependant il frappe également les réserves des autres banques, car il se ramène à un drainage des réserves qu'elles ont déposées chez nous. Toutes les banques provinciales sont donc atteintes dans leurs réserves." (Commercial Distress 1847-48).

Tous les fonds de réserve se ramènent ainsi au fonds de réserve de la Banque d'Angleterre [4]; mais même celui-ci a une double existence. Le fonds de réserve du banking department est égal à l'excédent des billets que la Banque est autorisée à émettre sur les billets en circulation. Le maximum de l'émission est fixé à 14 millions (qui ne sont pas couverts par une réserve métallique, parce qu'ils représentent la créance de la Banque sur l'état) plus une somme égale à la réserve métallique. Lorsque cette dernière s'élève, par exemple, à 14 millions, la Banque peut émettre pour 28 millions de billets, et si sa circulation est alors de 20 millions, la réserve du banking department n'est plus que de 8 millions. Ces huit millions représentent alors et le capital de banque dont la Banque peut disposer légalement et le fonds de réserve devant faire face à ses dépôts. Survienne un drainage de l'or, réduisant de six millions la réserve métallique (une même somme de billets devra être anéantie), et la réserve du banking department ne sera plus que de 2 millions. D'une part, la Banque devra hausser le taux de l'intérêt; d'autre part, les déposants, y compris les banques qui ont des dépôts chez elle, verront diminuer d'une manière notable les dépôts qui assurent leur crédit auprès de la Banque. C'est ainsi qu'en 1857, les quatre plus grandes banques par actions de Londres mirent la Banque d'Angleterre en demeure de provoquer un décret du gouvernement suspendant [5] le Bank Act de 1844, faute de quoi elles auraient exigé la restitution de leurs dépôts, ce qui aurait entrainé la faillite du banking department. Il est donc possible que le banking department fasse faillite, comme en 1847, alors que des millions (8 millions en 1817) se trouvent à l'issue department comme garantie des billets en circulation. Mais cela encore est de l'illusion !

"La majeure partie des dépôts dont les banquiers n'ont pas l'emploi immédiat passe aux mains des billbrokers (littéralement "courtiers de change", en réalité des demi­-banquiers), qui remettent en garantie des effets de commerce qu'ils ont escomptés à des personnes de Lon­dres ou de la province. Le billbroker est responsable devant le banquier pour la restitution de la money at call (argent à restituer à la première demande) qui lui a été avancée, et les opérations de ce genre ont pris une telle importance que M. Neave, le gouverneur actuel de la Banque d'Angleterre, dit dans sa déposition : "Nous savons qu'un broker avait 5 millions et nous avons de bonnes raisons pour admettre qu'un second en avait de 8 à 10 millions ; d'autres en avaient l'un 4 millions, l'autre, 3, un troisième, plus de 8. Je parle des dépôts chez les brokers." (Report of Commitee on Bank Act, 1857-58, p. 5).
"Les billbrokers de Londres faisaient leurs énor­mes affaires sans aucune réserve en espèces ; ils comptaient sur les paiements de leurs traites arrivant successivement à échéance, ou, en cas de besoin, sur les avances que la Banque d'Angleterre consentait à leur faire sur dépôt des traites escomptées par eux."
" Deux billbrokers de Londres suspendirent leurs paiement en 1847, mais recommencèrent les affaires un peu plus tard. En 1857, ils firent de nouveau faillite. En 1847, le passif de l'une des maisons était de 2.683.000 £ pour un capital de 180.000 £ ; en 1857, son passif fut de 5.300.000 £ alors que son capital n'était vraisemblablement que le quart de ce qu'il était en 1817. Le passif de l'autre firme fut chaque fois de 3 à 4 millions, pour un capital qui ne dépassait pas 45.000 £." (ibidem, p. 21).

Notes

[1] " L'ouvrier dispose d'un capital si l'on considère comme un intérêt la valeur en argent de son salaire annuel... Si l'on capitalise à 4 % le salaire moyen, on trouvera que la valeur moyenne d'un ouvrier agricole est de 1.500 thalers dans l'Autriche allemande, de 1.500 en Prusse, de 3.750 en Angleterre, de 2.000 en France et de 750 dans la Russie centrale." Von Reden, Vergleichende Kulturstatistik, Berlin, 1848, p. 134.

[2] [Immédiatement après la Révolution de Février, au moment où à Paris les marchandises et les valeurs étaient dépréciées à l'extrême et complètement invendables, un commerçant suisse habitant Liverpool, M. R. Zwilchenbart (qui le raconta plus tard à mon père) convertit en argent tout ce qu'il put et se rendit à Paris pour proposer à Rothschild une affaire à poursuivre en commun. Rothschild le regarda dans les yeux et le prenant aux épaules : Avez-vous de l'argent sur vous ? - Oui, M. le Baron. - Alors vous êtes mon homme ! Ils firent une brillante affaire. - F. E.]

[3] [Cette multiplication du capital s'est développée considérablement dans ces dernières années, notamment par les trusts financiers qui ont déjà. une rubrique spéciale à la cote de la Bourse de Londres. Il se crée, par exemple, une société pour l'achat de certaines valeurs, de titres de la dette publique d'un pays étranger, d'obligations de villes anglaises, de titres de la dette américaine, d'actions de chemins de fer, etc. Cette société est constituée par actions, mettons au capital de 2 millions de £. Elle achète les valeurs pour lesquelles elle a été formée, en fait une spéculation plus ou moins active et distribue à la fin de l'année un dividende à ses actionnaires. - D'autre part, l'usage s'est introduit dans certaines sociétés de subdiviser les actions en actions privilégiées (preferred) et en actions de jouissance (deferred) ; les premières ont droit à un intérêt fixe (5 % par ex.) pour autant que les bénéfices le permettent, et les autres se partagent ce qui reste. Ce système met plus ou moins le capital " solide", représenté par les titres privilégiés, en dehors de la spéculation, qui se porte sur les titres de jouissance. Mais certaines grandes entreprises n'ont pas voulu adopter ce mode d'émission ; il s'est formé alors des sociétés qui ont acheté pour un ou plusieurs millions de pound; d'actions de ces entreprises et qui à leur tour ont émis des actions, moitié privilégiées, moitié de jouissance, jusqu'à concurrence de la valeur nominale de leur participation à ces entreprises. Les actions de ces dernières, qui servent ainsi de base à une nouvelle émission, sont doublées par le fait. - F. E.]

[4] [Le relevé officiel suivant, donnant d'après le Daily News du15 décembre 1892 l'évaluation des fonds de réserve des quinze plus grandes banques de Londres, en novembre 1892, montre combien cette situation s’est accentuée depuis que Marx écrivait ces lignes :

Nom de la banque

Passif (£)

Réserves en espèce (£)

En pourcentage

City

9 317 629

746 551

8.01

Capital and Counties

11 392 744

1 307 483

11,47

Imperial

3 987 400

447 157

11,21

Lloyds

23 800 937

2 966 806

12,46

London and Westminster

24 674 559

3 818 885

15,50

London and S. Western

5 570 268

812 353

14,58

London Joint Stock

12 127 993

1 288 977

10,62

London and Midland

8 814 499

1 127 280

12,79

London and County

37 111 035

3 600 374

9,70

National

11 163 829

1 426 225

12,77

National Provincial

41 907 384

4 614 780

11,01

Parrs and the Alliance

12 794 489

1 532 707

11,98

Prescott & Co

4 041 058

538 517

13,07

Union of London     

15 502 618

2 300 084

14,84

Williams, Deacon & Manchester and Co 

10 452 381

1 317 628

12,60

En Somme.

232 655 823

27 845 807

11.97

Sur ces 28 millions environ de réserve, 25 millions étaient déposés à la Banque d'Angleterre et tout au plus 3 millions se trouvaient en espèces dans les coffres des 45 banques. Quant à la réserve métallique du banking department de la Banque d'Angleterre, elle n'atteignait pas même 16 millions ! - F. E.]

[5] La suspension du Bank Act de 1841 permet à la Banque d'émettre n'importe quelle quantité de billets sans qu'elle doive disposer d'une réserve métallique pour couvrir son émission. Elle peut donc créer une quantité indéterminée de capital fictif en papier-monnaie et l'utiliser en avances aux banques, aux agents de change et aux commer&ccdeil;ants.


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