1865

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Le Capital - Livre III

Le procès d'ensemble de la production capitaliste

K. Marx

§ 7 : Les revenus et leur source


Chapître LI : Les rapports de distribution et les rapports de production

La valeur nouvelle créée par le travail de l'année se subdivise donc en trois parties, constituant trois revenus distincts, tombant en partage l'un à ceux qui possèdent la force de travail, l'autre à ceux qui possèdent le capital, et le troisième à ceux qui détiennent la propriété foncière. Ces revenus répondent à des conditions ou des formes de la distribution, car ils expriment les proportions suivant lesquelles la valeur nouvellement créée sera répartie entre les propriétaires des différents agents de la production.

Dans la conception vulgaire, ces rapports de répartition apparaissent comme des rapports naturels, des rapports résultant nécessairement de la nature de la production sociale et des lois de la production humaine. Ceux qui défendent cette thèse sont obligés, il est vrai, de reconnaître que les sociétés qui ont précédé la société capitaliste avaient d'autres systèmes de répartition, mais ils ajoutent que ces systèmes étaient des formes rudimentaires, imparfaites et dissimulées de la répartition naturelle.

Cette conception comporte cependant une part de vérité. Quel que soit le mode de production, qu'il s'agisse, par exemple, de la communauté primitive de l'Inde ou du communisme plus artificiel du Pérou, une distinction peut toujours être établie entre le travail dont le produit est consommé directement par les producteurs et ceux qui en dépendent - nous faisons abstraction de la partie consommée productivement - et le travail qui est toujours du surtravail et dont le produit sert à la satisfaction de besoins généraux et sociaux, quelle que soit la manière dont il est réparti et quels que soient ceux qui en profitent. Les différents systèmes de répartition ne sont donc identiques que pour autant que l'on fasse abstraction de leurs différences et de leurs formes caractéristiques.

Des esprits plus cultivés, capables d'une critique plus profonde, admettent le caractère historique des rapports de la répartition [1], mais soutiennent avec d'autant plus d'acharnement que les rapports de la production sont constants, découlent de la nature humaine et échappent par conséquent à l'influence du développement historique.

Cependant l'analyse scientifique démontre que la production capitaliste est d'une nature spéciale, qu'elle est déterminée historiquement et que, de même que tout autre système de production, elle a comme condition un stade déterminé du développement et de la morphologie des forces productives, condition qui est le résultat historique et le produit d'un processus antérieur, base déterminée du processus nouveau. Cette analyse établit encore que les rapports de production adéquats à ce système déterminé historiquement - rapports que les hommes observent dans leur vie sociale - ont un caractère spécifique, historique et transitoire, et que les rapports de la répartition sont essentiellement identiques à ceux de la production, dont elles représentent la seconde face, si bien qu'elles ont tous les deux le même caractère historique et transitoire.

Dans l'observation des conditions de la répartition, on part de ce prétendu fait que le produit annuel se subdivise en salaire, profit et rente, fait inexact lorsqu'il est présenté sous cette forme. Le produit se divise en capital et en revenus. L'un de ceux-ci, le salaire, ne prend la forme de revenu des ouvriers, qu'après avoir été opposé à ces mêmes ouvriers sous forme de capital. L'opposition comme capital des moyens de production et des produits du travail en général aux producteurs immédiats implique d'avance que les conditions matérielles du travail se présentent à l'égard des ouvriers avec un caractère social déterminé, et que dans la production même il existe un rapport donné entre eux et les propriétaires des moyens de travail. De son côté la conversion de ceux-ci en capital implique que les producteurs immédiats sont expropriés du sol et du sous-sol, et que la propriété foncière prend une forme déterminée.

Si l'une des parties du produit ne se convertissait pas en capital, l'autre ne se transformerait pas en salaire, profit et rente. D'autre part, la production capitaliste, par ce fait qu'elle suppose que les conditions de la production ont tel caractère social déterminé, les reproduit continuellement avec la même caractéristique. Elle engendre non seulement les produits matériels, mais reproduit continuellement les conditions de production dans lesquelles ceux-ci sont obtenus ; elle reproduit en même temps les conditions de répartition qui y correspondent.

D'une manière générale on peut dire que le capital, avec la propriété foncière qui en est le corollaire, implique par lui-même une répartition : l'expropriation des travailleurs des moyens de travail, la concentration de ceux-ci aux mains d'une minorité d'individus et l'appropriation exclusive du sol et du sous-sol au profit de quelques autres, en un mot les rapports que nous avons exposés dans le livre I, chap. XXV, en parlant de l'accumulation primitive. Mais cette répartition est absolument différente de celle dont on entend parler quand on dit que les rapports de la répartition ont un caractère historique comme les rapports de la production et qui fixe les droits des individus à la part du produit destinée à leur consommation individuelle. Ces conditions de la production sont la base de fonctions sociales spéciales, qui dans la production même sont assignées à des agents déterminés de celle-ci, distincts des producteurs immédiats. Elles communiquent aux conditions et aux représentants de la production une qualité sociale spécifique et déterminent entièrement le caractère et le mouvement de la production.

Deux caractères distinguent avant tout la production capitaliste :

Primo. - Elle produit des marchandises ou plutôt - car produire des marchandises ne la distingue pas d'autres systèmes de production - les produits qu'elle fournit ont pour caractères déterminant et dominant d'être des marchandises. Il en résulte que l'ouvrier n'est également qu'un vendeur de marchandise, que son travail est un travail salarié et qu'il est un ouvrier salarié. Inutile de développer encore comment le rapport entre le capital et le travail salarié détermine tout le caractère de la production. Les agents principaux de celle-ci, le capitaliste et l'ouvrier, sont la personnification du capital et du travail salarié, des individualités sociales déterminées portant l'empreinte de ce système social de production, des produits de celui-ci.

Déjà ce double caractère du produit d'être une marchandise et de la marchandise d'être le produit du capital définit tout le procès de circulation, un cycle social déterminé que les produits doivent parcourir et au cours duquel ils prennent des caractères sociaux déterminés. Il implique également des rapports donnés entre les agents de la production, rapports qui déterminent la mise en valeur des produits et leur retransformation en moyens d'existence ou en moyens de production.

Ce caractère du produit d'être une marchandise issue de la production capitaliste, sert en outre de point de départ à la détermination de la valeur et à l'action directrice de celle-ci sur le procès de production. D'une part, le travail dont il est question dans cette forme absolument spécifique de la valeur, est exclusivement le travail social; il autre part, la division de ce travail social et l'échange de ses produits, sa subordination et son adaptation au mécanisme de la société sont abandonnés aux mobiles arbitraires et antagonistes des producteurs capitalistes. Ceux-ci se dressent l'un en face de l'autre uniquement comme possesseurs de marchandises, cherchant chacun à vendre son produit au plus haut prix possible, guidés en apparence, même dans la production, par leur fantaisie. Il en résulte que la loi immanente s'affirme uniquement par leur concurrence, par la pression que l'un exerce sur l'autre et grâce à laquelle les écarts se contrebalancent, alors que c'est la loi de la valeur qui est la seule loi immanente, la loi naturelle et aveugle qui s'impose aux agents producteurs et qui assure, malgré toutes les fluctuations accidentelles, l'équilibre social de la production.

En outre la marchandise et encore plus la marchandise produite par le capital reflètent le caractère objectif des buts et le caractère subjectif des bases matérielles qui sont propres à la production capitaliste.

Secundo. - Le système capitaliste est caractérisé spécialement en ce que la plus-value est le but direct et la cause déterminante de la production. Le capital engendre essentiellement du capital et ne le fait que pour autant qu'il engendre de la plus-value. En étudiant la plus-value relative et la transformation de la plus-value en profit, nous avons vu comment ces phénomènes servent de base à un mode de production propre à la période capitaliste, à une forme spéciale du développement de la productivité sociale du travail, caractérisée par l'épanouissement des forces autonomes du capital en opposition avec le développement des travailleurs. Ainsi que nous l'avons vu, la production en vue de la valeur et de la plus-value implique la tendance permanente à ramener au-dessous de la moyenne sociale existante, le temps de travail nécessaire pour la production et par suite la valeur, de la marchandise. Cet effort pour ramener le coût de production à son minimum devient le facteur le plus énergique de l'accroissement de la productivité sociale du travail, qui ne se manifeste cependant que sous l'aspect d'une extension continue de la productivité du travail.

L'autorité du capitaliste comme personnification du capital dans le procès de production, sa fonction sociale en tant que dirigeant de la production sont essentiellement différentes de l'autorité dans une production par esclaves, par serfs, etc.

Dans le système capitaliste, le caractère social de la production agit sur les producteurs immédiats comme un mécanisme social organisé hiérarchiquement, dans lequel ceux qui exercent l'autorité le font parce qu'ils personnifient les conditions du travail contre le travail, et non, comme dans les systèmes de production antérieurs, parce qu'ils sont des dominateurs politiques ou théocratiques. Par contre, entre les capitalistes qui détiennent l'autorité et qui agissent l'un à l'égard de l'autre uniquement comme possesseurs de marchandises, règne l'anarchie la plus complète, au sein de laquelle la cohésion sociale de la production ne triomphe de l'arbitraire individuel que parce qu'elle est une loi naturelle toute puissante.

C'est uniquement à cause du caractère social spécifique des deux agents essentiels de la production, c'est parce que le travail revêt la forme de travail salarié et les moyens de production celle de capital, qu'une partie de la valeur (une partie du produit) se présente comme plus-value et que cette plus-value se présente comme profit (rente), comme gain des capitalistes, comme richesse supplémentaire et disponible, leur appartenant. C'est également parce que la plus-value se présente comme le profit du capitaliste, que les moyens de production additionnels, qui sont destinés à l'extension de la reproduction et qui forment une partie du profit, constituent un capital nouveau, et que l'extension du procès de reproduction est un procès d'accumulation capitaliste.

Bien que la forme de travail salarié qu'affecte le travail soit décisive pour le caractère de tout le procès et pour le mode spécifique de la production elle-même, ce n'est pas le travail salarié qui détermine la valeur. Dans cette détermination il s'agit du travail social en général, de la quantité de travail dont la société peut disposer et qui détermine le poids social de chaque produit en raison de la fraction que celui-ci en absorbe. La forme sous laquelle le temps de travail social intervient pour déterminer la valeur des marchandises, n'est en connexion avec les formes de travail salarié et de capital qu'affectent le travail et les moyens de production, que parce que c'est à cause de ces dernières que la production est une production de marchandises.

Considérons les soi-disant rapports de la répartition. Le salaire suppose le travail salarié, et le capital, le profit. Ces formes déterminées de la répartition supposent donc des conditions de production ayant des caractères sociaux déterminés et des rapports sociaux déterminés entre les agents de la production. Les conditions de la répartition ne sont donc que le reflet des conditions historiquement déterminées de la production.

Si nous envisageons le profit, nous voyons que cette forme de la plus-value implique que la création des moyens de production se fait d'après le système capitaliste ; il est donc l'expression d'un rapport qui domine la reproduction, bien que chaque capitaliste en particulier ait l'impression qu'il peut consommer tout le profit comme revenu. Cependant, à ce point de vue, le capitaliste se heurte à des obstacles, tels que les fonds d'assurance et de réserve, la loi de la concurrence, qui lui démontrent en fait que le profit n'est pas simplement une catégorie de la subdivision du produit destiné à la consommation individuelle. De plus tout le procès de production capitaliste est régi par les prix des produits. Or les coûts de production reposent à leur tour sur l'égalisation des taux de profit et sur la répartition qui y correspond, du capital entre les différentes branches de production. Le profit apparait donc ici comme le facteur principal, non de la distribution des produits, mais de leur production, comme prenant part à la répartition des capitaux et inême du trav ail entre les différentes sphères de production.

La subdivision du profit en profit d'entreprise et en intérêt semble être le partage d'un même revenu. Cependant elle résulte en première instance du capital se reproduisant et s'amplifiant par lui-même, considéré comme valeur engendrant de la plus-value. Elle donne lieu au crédit et aux institutions de crédit, et détermine ainsi la conformation de la production. Avec l'intérêt, etc. les prétendues formes de la répartition entrent dans le prix comme des moments déterminants de la production.

De la rente foncière on pourrait dire qu'elle est une simple forme de la répartition, étant donné que la propriété foncière n'accomplit aucune fonction on du moins aucune fonction normale dans le procès de production. Mais, ce fait que la rente est limitée à l'excédent laissé par le profit moyen et que le propriétaire foncier, de dirigeant du procès de production et de tout le procès de la vie sociale, descend au rôle de bailleur de terre, d'usurier du sol et de vulgaire encaisseur de rentes, est nue conséquence caractéristique et historique de la production capitaliste. Si l'appropriation individuelle de la terre est une prémisse historique de la production capitaliste, celle-ci a par contre comme conséquence que la propriété foncière revêt les formes nécessitées par l'exploitation capitaliste de l'agriculture. Dans d'autres formes sociales les revenus des propriétaires peuvent aussi être désignés sous le nom de rente, mais cette rente est essentiellement différente de celle qui est prélevée dans la société capitaliste.

Les soi-disant rapports de la répartition correspondent donc à des formes du procès de production, déterminées historiquement et socialement caractéristiques, à des rapports que les hommes entretiennent dans le procès de reproduction de leur existence. Ces rapports de répartition ont le même caractère historique que les rapports de la production, dont ils ne constituent d'ailleurs qu'une face. La répartition capitaliste est différente des autres formes de répartition résultant des autres modes de production ; chaque système de distribution disparaît avec le système de production qui l'a engendré et auquel il correspond.

La thèse qui attribue un caractère historique aux conditions de la répartition et le dénie aux conditions de la production, marque le point de départ de la critique - une critique encore très timide - de l'économie bourgeoise. Elle repose sur la confusion du procès social de production avec le simple procès de travail, tel qu'il se déroulerait anormalement pour un homme isolé ne recevant aucun aide de la société. Pour autant que l'on considère le procès de travail comme se passant simplement entre l'homme et la nature, on trouve qu'il se présente avec les mêmes éléments dans toutes les formes du développement social. Mais chaque forme historique de ce procès développe les bases matérielles et les formes sociales qui lui sont propres jusqu'à ce que arrivée à un certain degré de maturité, elle disparaît pour faire place à une forme plus élevée. Les symptômes de ce moment de crise apparaissent dès que les rapports de répartition et les rapports de production qui y correspondent, entrent en opposition profonde avec la productivité et le développement de leurs facteurs. A ce moment le conflit s'engage entre le développement matériel et la forme sociale de la production [2].


Notes

[1] J. Stuart Mill, Some Unsettled Question in Pol. Econ. London 1844.

[2] Voir la brochure Competition and Co-operation. (1832 ?).


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