1887 |
Article paru en 1887, sous la forme d'une brochure tirée à 4.000 exemplaires. Publié en français par la revue Dialectiques, Paris, n° 8, printemps 1975, pp. 6-20. |
“LA QUESTION FÉMININE”
Table des matières
Introduction
Le livre de Bebel
Femme et société
La féminité en question
La dépendance de la femme
Mariage et mercantilisme
Le divorce
Éducation et répression sexuelle
La prostitution
Le Socialisme
La femme et le socialisme
La publication du livre d'Auguste Bebel : La Femme et le Socialisme et la sortie d'une traduction anglaise de l'ouvrage rend opportun tout effort en vue d'expliquer la position des Socialistes à l'égard de la question féminine. L'accueil qu'a rencontré l'ouvrage en Allemagne et en Angleterre rend cet effort urgent à moins que nos adversaires ne soient disposés à nous méconnaître et que nous le soyons à rester passifs face à leur attitude. Les auteurs de cet article ont pensé que le public anglais, fort de cette impartialité que l'on dit être son privilège, serait attentif aux points de vue, aux arguments, aux conclusions de ceux qui se qualifient de Socialistes. Ainsi quelles que soient les opinions auxquelles ce publie anglais donnera son adhésion en dernière analyse, il le fera en connaissance de cause. Les auteurs ont pensé en outre, que l'examen d'une telle question était conduit au mieux lorsqu'il était l'œuvre d'un homme et d'une femme qui réfléchissent et qui travaillent ensemble. Ils désirent qu'il soit bien entendu qu'il s'agit, dans tout ce qui suit, de deux Socialistes exprimant leurs opinions personnelles. Bien qu'ils pensent que ces opinions sont partagées par la majorité de leurs camarades, intellectuels et ouvriers, en Angleterre, en Europe et en Amérique, on ne doit pas considérer le Parti des auteurs comme engagé sur toutes les propositions qui suivent, ni a fortiori sur aucune d'entre elles en particulier.
Tout d'abord, un mot ou deux de l'ouvrage qui sert de référence à cet article. Bebel est ouvrier, Socialiste et membre du Reichstag. Son livre Die Frau a été interdit en Allemagne ce qui a aussitôt accru la difficulté pour se le procurer et le nombre de ceux qui se le sont procuré. La presse allemande quasi unanime l'a condamné et a imputé à son auteur tous les vices possibles et imaginables. Ceux qui se souviennent de la position et de la personnalité de Bebel comprendront à la fois le rayonnement du livre et l'importance de ces attaques. Cofondateur du Parti socialiste en Allemagne, un des premiers diffuseurs de l'économie politique de Karl Marx, peut-être le meilleur orateur de son pays, Bebel jouit de la vénération et de la confiance du prolétariat, il est haï et craint des capitalistes et des aristocrates. Non seulement il est l'homme le plus populaire d'Allemagne mais il est aussi estimé de tous ceux qui le connaissent, adversaires aussi bien qu'amis. On s'est bien sûr évertué à le calomnier mais nous pouvons dire, sans hésitation, que les accusations lancées contre lui sont aussi fausses que venimeuses.
La traduction anglaise de son dernier livre a été accueillie par des invectives dans certains quartiers. La colère de ces critiques irrités aurait visé juste si elle s'était répandue sur la négligence sans précédent des éditeurs de la version anglaise.
Leur négligence est d'autant plus remarquable et impardonnable que l'édition allemande, imprimée à Zurich, est particulièrement dépourvue de fautes. Nous devons exclure de notre condamnation la traductrice, le docteur Harriet B. Adams Walther. Elle a, dans l'ensemble, assez bien rempli sa tâche, bien qu'une méconnaissance manifeste du vocabulaire et des formules économiques ait, ici et là, provoqué l'ambiguïté et elle fait preuve d'une réticence des plus inexplicables à employer le pluriel. Mais le livre foisonne de fautes d'impression portant sur les caractères, l'orthographe et la ponctuation.
Trouver dans un livre de seulement 264 pages, une somme d'au moins 170 erreurs, ça c'est trop fort !
Nous n'envisageons pas de nous occuper de la partie historique qui ouvre le livre. Pour profondément intéressante qu'elle soit, il nous faut la passer tant il est à dire sur les relations actuelles entre les hommes et les femmes et sur les changements que nous croyons imminents. En outre, la partie historique n'est pas véritablement la meilleure du livre.
On y trouve des erreurs çà et là. Le livre à consulter, le plus sûr sur ce point particulier de la question féminine, est celui de Friedrich Engels : L'Origine de la famille, de la propriété privée et de l'État.
Passons donc à la société et à la femme d'aujourd'hui.
Du point de vue de Bebel, et on peut bien dire dans le cas présent de celui des Socialistes en général, la société est dans un état d'agitation et de fermentation. C'est l'agitation de la décomposition et la fermentation de la putrescence. La dissolution est à portée de la main, aux deux sens du terme.
La fin du mode de production capitaliste et, de ce fait, de la société dont il est la base, correspond, pensons-nous, à une échéance calculable en années plutôt qu'en siècles. Et cette fin signifie la refonte de la société en des formes plus simples, voire en éléments, dont la restructuration créera un nouvel et meilleur ordre des choses. La société est en faillite morale et c'est dans les relations entre les hommes et les femmes que se manifeste cette faillite avec la clarté la plus repoussante. Les efforts pour différer cet effondrement en tirant des plans sur la comète sont inutiles. Il faut voir les faits en face.
Dans l'examen des relations entre les hommes et les femmes, un de ces faits, de toute première importance, a toujours été et reste négligé par le premier venu. Il n'a pas été compris même par ces hommes et ces femmes hors du commun, qui ont fait de la lutte pour la libération de la femme l'affaire essentielle de leur vie.
Ce fait fondamental est : la question est du ressort des structures économiques. Comme tout dans notre complexe société moderne, la situation de la femme repose sur des données économiques. Bebel n'eût fait qu'insister sur ce point que son livre aurait déjà été un livre de valeur. La question féminine participe de l'organisation de la société dans son ensemble. Pour ceux qui n'ont pas saisi cette notion, nous pouvons citer Bacon qui écrit, dans le premier livre du Progrès du savoir, « Une autre erreur... est que, après la répartition des arts et des sciences particuliers, les hommes ont abandonné l'universalité... ce qui ne peut qu'arrêter et faire cesser toute progression... Il n'est pas non plus possible de découvrir les parties les plus profondes et les plus cachées de quelque science que ce soit si l'on n'en reste qu'au niveau de cette même science sans s'élever. » En vérité, cette erreur faite quand « les hommes (et les femmes) ont abandonné l'universalité » n'est pas que l'expression d'une humeur chagrine. C'est une maladie, ou, pour faire appel à une image que peuvent suggérer le passage et la phrase cités, ceux qui s'en prennent à la façon dont sont actuellement traitées les femmes sans en chercher la cause dans l'organisation économique de notre société contemporaine sont comme les docteurs qui soignent une affection localisée sans examiner l'état général du patient.
Cette critique s'adresse non seulement à quiconque tourne en plaisanterie toute discussion dans laquelle intervient la sexualité. Elle s'adresse aussi à ces caractères supérieurs, sérieux et réfléchis dans de nombreux cas, qui voient que le sort réservé à la femme est lamentable et qui tiennent profondément à ce que quelque chose soit fait pour améliorer sa condition.
C'est une masse courageuse et admirable qui lutte : pour cette revendication parfaitement juste, le vote des femmes ; pour l'abrogation de la loi sur les maladies contagieuses, cette monstruosité née de la couardise et de la brutalité masculines ; pour que la femme puisse acquérir une éducation supérieure, pour que lui soient ouvertes les universités, les professions libérales et tous les métiers, de celui de professeur à celui de voyageur de commerce. Dans toute cette action, entièrement juste, on note particulièrement trois choses. En premier lieu, les intéressés proviennent en règle générale des couches aisées. Si ce n'est dans le mouvement contre la loi sur les maladies contagieuses, exception unique et restreinte, à peine quelques femmes jouant un rôle important dans ces divers mouvements appartiennent-elles à la classe ouvrière. Nous nous attendons à l'objection selon laquelle on peut quasiment dire, en ce qui concerne l'Angleterre, la même chose du mouvement d'une ampleur plus vaste auxquels sont consacrés tous nos efforts. Assurément, le Socialisme dans ce pays n'est guère plus important qu'un mouvement littéraire. Il n'a qu'une petite frange d'ouvriers. Nous pouvons répondre à cela que ce n'est pas le cas en Allemagne et, même ici, le Socialisme commence à s'étendre parmi les travailleurs.
Le point suivant est que toutes les idées de ces femmes « à l'avant-garde » ont pour fondement soit la propriété, soit des questions sentimentales ou professionnelles. Aucune d'entre elles ne va au-delà de ces trois questions pour atteindre les fondements, non seulement de chacune de ces questions, mais de la société elle-même : la détermination économique. Ce fait n'est pas pour étonner ceux qui connaissent l'ignorance des données économiques de la plupart de ceux qui militent en faveur de l'émancipation de la femme. A en juger par leurs écrits et leurs discours, la majorité des défenseurs de la femme n'a prêté aucune attention à l'étude de l'évolution de la société. Même l'économie politique vulgaire, qui est selon nous fallacieuse dans ses énoncés et inexacte dans ses conclusions, ne semble généralement pas maîtrisée.
Le troisième point est issu du second. Ceux dont nous parlons ne font aucune proposition qui sorte du cadre de la société d'aujourd'hui.
De ce fait, leur travail est, toujours selon nous, de peu de valeur. Nous soutiendrons le droit de vote pour toutes les femmes, non pas seulement celles qui ont des biens, l'abrogation de la loi sur les maladies contagieuses et l'accès à toutes les professions pour les deux sexes. La véritable situation de la femme par rapport à l'homme ne serait pas atteinte en profondeur, (nous ne nous occupons pas en ce moment du développement de la concurrence et de l'aggravation des conditions de vie), car rien de cela, à part de façon indirecte la loi sur les maladies contagieuses, ne transforme pour elle les relations entre les sexes.
Nous ne nierons pas non plus qu'une fois chacun de ces trois points acquis, la voie serait facilitée pour le changement radical qui doit survenir. Mais il est fondamental de se rappeler que le changement ultime ne surviendra qu'une fois qu'aura eu lieu la transformation encore plus radicale dont il est le corollaire. Sans cette transformation sociale, les femmes ne seront jamais libres.
La vérité, qui n'est pas pleine ment reconnue, même par ceux qui sont soucieux d'agir positivement en faveur de la femme, est que celle-ci, à l'instar de la classe ouvrière, est soumise à l'oppression, que sa condition, comme celle des ouvriers, se détériore inexorablement.
Les femmes sont soumises à une tyrannie masculine organisée comme les ouvriers sont soumis à la tyrannie organisée des oisifs. Même lorsque ceci est saisi, il ne faut jamais se lasser de faire comprendre que pour les femmes, comme pour les travailleurs, il n'y a pas dans la société actuelle de solution effective aux difficultés et aux problèmes qui se présentent. Tout ce qui est fait, quel que soit le cortège de trompettes qui l'annonce, n'est que palliatif, non pas solution. Les couches opprimées, les femmes et ceux qui sont directement producteurs, doivent comprendre que leur émancipation sera le fait de leur action. Les femmes trouveront des alliés chez les hommes les plus conscients comme les travailleurs trouvent des alliés chez les philosophes, les artistes et les poètes ; mais les unes n'ont rien à attendre des hommes en général et les autres n'ont rien à attendre des couches moyennes en général.
La vérité de ceci ressort dans le fait que l'on doive, avant de passer à l'étude de la condition de la femme, dire un mot d'avertissement.
Pour beaucoup ce que nous avons à dire du présent semblera outré, la plus grande partie de ce que nous avons à dire du futur semblera chimérique et peut-être tout ce qui est dit paraîtra-t-il dangereux. Chez les gens cultivés, l'opinion publique est faite par l'homme et ce qui est usuel tient lieu de morale. La majorité continue à souligner les défaillances occasionnelles de la « féminité » pour faire obstacle à son égalité avec l'homme. Et l'on parle avec entrain de la « vocation naturelle » de la femme. On oublie que les défaillances féminines, en certaines circonstances, sont considérablement aggravées par les conditions insalubres de notre vie moderne, si elles ne leur sont pas entièrement dues en réalité. Que l'on rationalise ces conditions et cela disparaîtra en très grande partie, voire complètement.
On oublie aussi que tout ce sur quoi on est si disert lorsque l'on discute de la liberté de la femme est aisément passé sous silence lorsqu'il s'agit de son asservissement. On oublie que pour les employeurs capitalistes, la faiblesse de la femme n'intervient qu'en vue de diminuer le taux général des salaires. En outre, il n'y a pas plus de « vocation naturelle » de la femme qu'il n'y a une loi de production capitaliste « naturelle » ou que n'est « naturellement » limitée la somme produite par le travailleur et qui forme ses moyens de subsistance. Que, dans le premier cas, la « vocation » de la femme soit censée résider dans l'éducation des enfants, la tenue de la maison et l'obéissance à son maître, que, dans le second, la production de plus-value soit un préliminaire nécessaire à la production du capital, que, dans le troisième, la somme perçue par le travailleur comme moyens de subsistance soit telle qu'il ne puisse que se maintenir au-dessus du point critique de la famine, ne sont pas des lois naturelles au sens où il y a des lois du mouvement. Ce ne sont que des conventions sociales temporaires, au même titre que le français est conventionnellement la langue diplomatique.
Traiter en détail de la situation de la femme actuellement consiste à répéter une histoire déjà mille fois contée. Malgré tout, nous devons, pour notre objet, faire ressortir de nouveau certains points bien connus et faire peut-être état d'un ou deux qui le sont moins. Et d'abord une idée générale qui concerne toutes les femmes. La vie de la femme ne coïncide pas avec celle de l'homme.
Elles ne se recoupent pas, ne se rencontrent même pas dans de nombreux cas. D'où l'atrophie de la vie de la famille. Selon Kant : « Un homme et une femme constituent, lorsqu'ils sont unis, l'être total et achevé, un sexe accomplit l'autre. »
Mais lorsque chaque sexe est inaccompli et que le moins accompli des deux l'est jusqu'à la dernière extrémité et que, en règle générale, aucun des deux ne parvient à instaurer avec l'autre un rapport régulier, libre, vrai, profond, en plein accord, l'être n'est jamais ni total, ni achevé.
Ensuite une idée particulière qui ne concerne qu'un certain nombre de femmes, encore que celui-ci soit important. Tout le monde connaît l'influence de certains métiers ou de certains modes de vie sur le physique ou le visage de ceux qui les exercent ou y sont soumis. On reconnaît à leur démarche le cavalier ou l'ivrogne.
Combien d'entre nous ont-ils réfléchi, ne fût-ce qu'un instant, sur le fait inquiétant que dans les rues, dans les bâtiments publics, dans les groupes d'amis, on puisse aussitôt reconnaître les femmes célibataires si elles ont plus d'un âge que les écrivains en verve appellent « incertain » avec cette ironique délicatesse qui leur est toute personnelle ? Mais nous ne pouvons distinguer un homme célibataire d'un homme marié. Avant de poser la question qui découle de ce fait, rappelons la terrible proportion de femmes qui ne sont pas mariées. En Angleterre, par exemple, en 1870, c'était l'état de 42% des femmes.
Tout cela conduit à une question simple, légitime et qui n'est déplaisante que par la réponse qu'il faut bien lui apporter. D'où vient que nos soeurs portent sur le front cette trace d'instincts anéantis, d'affections étouffées, de qualités naturelles en partie assassinées, d'où vient que leurs frères « plus heureux » ne portent pas de telles traces ? et là assurément aucune loi « naturelle » ne prévaut. Cette liberté pour l'homme, cette prévention de nombre d'unions nobles et légitimes qui ne le touche pas mais retombe lourdement sur la femme, sont les conséquences inévitables de notre système économique. Nos mariages, comme nos mœurs, sont fondés sur le mercantilisme. Ne pas pouvoir répondre à ses engagements commerciaux est une plus grande faute que de calomnier un ami, or nos mariages sont des transactions d'affaires.
Que l'on envisage la femme dans son ensemble, ou seulement cette triste communauté qui porte sur le front les marques d'une perpétuelle virginité, nous trouvons toujours le besoin d'idées et d'idéals. La raison en est encore la dépendance économique à l'égard de l'homme.
Les femmes, une fois encore à l'instar des travailleurs ont été privées de leurs droits d'êtres humains, tout comme les travailleurs ont été privés de leurs droits de producteurs. Dans les deux cas la méthode utilisée est la seule qui permette l'expropriation à n'importe quel moment et dans n'importe quelles circonstances, cette méthode est la force.
En Allemagne, actuellement la femme est mineure par rapport à l'homme. Un mari de « basse condition » peut châtier sa femme. Toutes les décisions qui concernent les enfants dépendent de lui, même fixer la date du sevrage.
C'est lui qui dirige, quelle que soit la fortune dont peut disposer la femme. Elle ne peut pas passer de contrat sans son consentement ni faire partie d'une organisation politique. Il est inutile que nous fassions remarquer combien cela s'est amélioré en Angleterre ces dernières années, ou que nous rappelions à nos lecteurs que les transformations récentes sont dues à l'action des femmes elles-mêmes. Mais il est nécessaire que nous leur rappelions qu'une fois ajoutés tous ces droits civiques, la femme anglaise, qu'elle soit mariée ou non, dépend moralement de l'homme et qu'elle est maltraitée par lui. La situation n'est guère meilleure dans d'autres pays civilisés, avec l'exception étrange que représente la Russie, où les femmes sont socialement plus libres que dans n'importe quelle autre partie d'Europe.
En France, les femmes de la partie supérieure des couches moyennes sont dans une moins bonne situation qu'en Angleterre, celles de la partie la plus défavorisée des couches moyennes et celles de la classe ouvrière sont plus à l'aise qu'en Angleterre ou en Allemagne, mais deux paragraphes consécutifs du Code civil, le 340e et le 341e montrent que l'injustice à l'égard de la femme n'est pas le fait des seuls Teutons : « La recherche de la paternité est interdite » et « la recherche de la maternité est admise ».
Tous ceux qui refusent de se voiler la face devant la vérité savent que ce que disait Démosthène des Athéniens est vrai de nos jours, des couches moyennes et supérieures de la société : « Nous épousons la femme pour avoir des enfants légitimes et pour posséder une fidèle gardienne de notre foyer, nous entretenons des concubines pour notre service et notre usage quotidiens, mais nous avons des hétaïres pour les voluptés de l'amour. » La femme est toujours celle qui s'occupe des enfants, la gardienne du foyer. Le mari vit et aime selon son malin plaisir. Même ceux qui admettent cela discuteront peut-être quand nous dirons qu'il est également mauvais pour les femmes que les règles sociales rigoureuses fassent que de l'homme seul doive venir l'initiative amoureuse : la demande en mariage. Peut-être s'agit-il d'un principe de compensation. Après le mariage, c'est plutôt la femme qui prend cette initiative et la réserve est le fait de l'homme. Shakespeare a bien montré que ce n'était pas une loi naturelle. Miranda, libérée des entraves sociales s'offre à Ferdinand : « Voulez-vous m'épouser, me voici, Sinon je mourrai votre servante... » [La Tempête III. I.] et Helena, dans Tout est bien qui finit bien, amoureuse de Bertram, ce qui la mène du Roussillon à Paris et à Florence est ainsi que l'a dit Coleridge « la figure la plus charmante de Shakespeare ».
Nous avons dit la nature mercantile de la base du mariage. Dans de nombreux cas c'est une opération de troc et dans tous, compte tenu de l'ordre des choses actuel, le problème des « voies et moyens » joue nécessairement un grand rôle. Dans les couches supérieures de la société l'affaire est menée sans aucune pudeur. Les images de Sir Gorgius Midas dans Punch en témoignent. La nature de la publication dans laquelle elles apparaissent nous rappelle que toutes les horreurs qu'elles révèlent sont considérées comme des faiblesses et non pas comme des fautes. Dans les parties défavorisées des couches moyennes, les hommes sont nombreux à se refuser le bonheur de la vie familiale jusqu'à ce qu'ils aient passé l'âge de le désirer ardemment, de nombreuses femmes ferment pour toujours le livre de leur vie à ses plus belles pages par crainte rerum angustarum domi [De l'étroit confinement de la vie domestique].
Une autre preuve de la nature mercantile de notre système matrimonial est donnée par les âges différents auxquels on se marie habituellement dans les différentes couches de la société. Le moment n'est en aucun cas réglé, comme il le devrait par les âges de la vie. Quelques individus favorisés, les rois, les princes, les aristocrates se marient ou sont mariés à l'âge que la nature prescrit comme le plus conforme. Beaucoup d'ouvriers se marient jeunes, c'est-à-dire à l'âge normal. Le capitaliste vertueux qui à cet âge a régulièrement recours à la prostitution s'étend dévotement sur la légèreté du travailleur manuel. Celui qui étudie la physiologie et l'économie politique trouve là une preuve intéressante comme quoi, même l'effrayant système capitaliste n'a pas écrasé une tendance naturelle et justifiée. Mais pour la couche sociale intermédiaire entre ces deux-là, le mariage, comme nous venons de le voir, ne peut, en règle générale, avoir lieu avant que ne soit passée la fleur de l'âge et que la passion n'en soit à son déclin.
Tout cela en apprend plus sur la femme que sur l'homme. Pour ceux-ci la société fournit, reconnaît et légalise les moyens de satisfaire l'instinct sexuel. Aux yeux de cette même société, si une femme célibataire adopte la conduite habituelle à ses frères célibataires et aux hommes qui dansent avec eue aux bals ou qui travaillent avec elle dans un magasin, elle est une paria. Et même dans la classe ouvrière où l'on se marie à l'âge normal, la vie de la femme dans le système actuel est la plus pénible et la plus ingrate des deux. La vieille formule de la légende « tu enfanteras dans la douleur » est non seulement réalisée mais elle est étendue. La femme doit élever les enfants pendant de longues années, sans repos pour la soulager, sans espoir pour l'épanouir, perpétuellement dans la même atmosphère de travail et de tristesse. L'homme, tout usé qu'il puisse être par son travail a la soirée pour ne rien faire. La femme est occupée jusqu'à l'heure du coucher. Souvent avec des enfants jeunes sa peine continue tard dans la nuit, voire dure toute la nuit.
Quand le mariage a eu lieu, tout favorise l'un et est contraire à l'autre. Certains s'étonnent que John Stuart Mill ait écrit : « Le mariage est la seule forme réelle de servage reconnue par la loi. » Le sujet d'étonnement est, pour nous, qu'il n'ait pas envisagé ce servage comme une question relevant non pas des sentiments mais des structures économiques, comme le résultat de notre système capitaliste. Après le mariage, comme avant, la femme est soumise à la contrainte, pas l'homme. Pour elle l'adultère est un crime, pour lui c'est un délit mineur.. Il peut obtenir le divorce sur la base de l'adultère, elle ne le peut pas. Elle doit fournir les preuves qu'elle a été victime de « cruauté » (de nature physique). Les mariages ainsi conçus et réalisés, accompagnés de toutes ces suites de faits et de conséquences, nous semblent - et nous pesons nos mots - pires que la prostitution. Les qualifier de sacrés ou de moraux constitue une profanation.
On peut noter, en relation avec la question du divorce, un cas d'illusion dont sont victimes non seulement la société et les classes qui la constituent, mais aussi bien les individus. Le clergé est volontiers disposé à unir quiconque à n'importe qui, l'âge à la jeunesse, la débauche à la vertu, « et sans poser de questions » comme le dit un certain type d'annonces. Pourtant le clergé s'oppose farouchement au divorce. S'élever contre des unions si discordantes, comme celles qu'il entérine sans cesse, constituerait « une intervention dans la liberté de l'individu », mais, s'opposer à quoi que ce soit qui facilite le divorce est une intervention plus grave contre la liberté de l'individu. L'ensemble de la question du divorce, complexe de toute façon, est encore complexifiée par le fait qu'elle doive être étudiée d'abord dans le cadre des conditions actuelles, ensuite par rapport aux futures conditions socialistes. Beaucoup d'esprits avancés plaident en faveur d'une plus grande libéralité du divorce dès maintenant. Ils soutiennent que le divorce devrait être aussi simple à réaliser que le mariage, qu'un engagement pris par des gens qui n'avaient eu que peu, ou pas, d'occasions de se connaître mutuellement ne devrait pas être irrévocable, ni même constituer un lien si rigoureux ; que l'incompatibilité d'humeur, l'irréalisation d'espoirs profondément enracinés, une véritable mésentente devraient constituer des motifs suffisants pour se séparer ; il soutiennent enfin, et c'est le plus important, que les conditions du divorce devraient être identiques pour les deux sexes. Tout cela est excellent et serait non seulement possible mais juste si - notez bien le si - la situation économique des deux sexes était la même. Elles sont différentes. Par conséquent, bien que nous soyons théoriquement d'accord avec toutes ces idées, nous croyons que si on les réalisait dans notre système actuel, elles entraîneraient dans la pratique, dans la plupart des cas, une injustice encore plus grande pour la femme. L'homme pourrait en tirer un parti avantageux, non pas la femme, si ce n'est les rares fois où elle a des biens personnels ou de quelconques moyens d'existence. La dissolution de l'union signifierait la liberté pour lui, la faim pour elle et ses enfants.
On peut nous demander si ces mêmes principes eu égard au divorce auront cours dans un système socialiste. Notre réponse est la suivante : l'union entre un homme et une femme sera, ce qui en explique la suite, d'une nature à prévenir complètement la nécessité de divorcer.
Éducation et répression sexuelle
Nous nous attendons à un jugement plus hostile que sur tout ce qui a précédé, sur notre façon de traiter les deux derniers points pour lesquels nous avons pris en compte l'avenir. Mention a déjà été faite de ces deux points. Le premier concerne l'instinct sexuel. Selon nous la méthode adoptée par la société à ce sujet est inéluctablement mauvaise dans son intégralité. Elle est mauvaise dès le départ. Nos enfants sont systématiquement réduits au silence quand ils posent une question sur la procréation ou la naissance des enfants. Cette question est aussi naturelle que celle concernant les battements de cœur ou les échanges respiratoires. On doit y répondre aussi aisément et aussi clairement qu'aux autres. Il se peut qu'il y ait une période, chez les tout jeunes enfants, où une explication physiologique donnée en réponse à une question puisse ne pas être comprise, encore que nous ne soyons pas disposés à préciser ce moment, mais il ne peut jamais y avoir de moments propices à enseigner des choses fausses au sujet d'une fonction corporelle quelconque. Au fur et à mesure que nos garçons et nos filles grandissent on rend mystérieux et honteux tout ce qui touche aux relations sexuelles. C'est pourquoi s'y attache une curiosité malsaine. L'esprit se concentre abusivement sur ce sujet, reste longtemps insatisfait on incomplètement satisfait et en arrive à la morbidité. Notre point de vue est que les parents et les enfants devraient s'entretenir avec la même franchise et la même liberté des organes sexuels que de l'appareil digestif. S'opposer à cela n'est que la manifestation d'un préjugé vulgaire contre l'enseignement de la physiologie, préjugé qui trouve son expression la plus parlante dans une lettre récente d'un parent à une institutrice : « Veuillez ne rien enseigner à ma fille sur ses organes, ce n'est pas bon pour elle et c'est malhonnête. » Combien d'entre nous ont souffert de la suggestio falsi ou de la suppressio ueri dans ce domaine, par la faute des parents, des enseignants ou même des domestiques ? Demandons-nous honnêtement de quelles lèvres, dans quelles circonstances nous avons appris la vérité sur la naissance des enfants, et pourtant c'est vrai que l'on ne peut se tromper en parlant de chose sacrée puisqu'il s'agit de la naissance de petits enfants. Dans combien de cas, fut-ce la mère qui l'a appris, elle qui en a le droit le plus sacré, droit acquis dans la souffrance ?
On ne peut davantage admettre que c'est nuire aux enfants que de leur parier franchement de ces sujets. Citons Bebel qui cite lui-même Mrs Isabella Beecher Hooker. « Afin de satisfaire l'interrogation permanente de son petit garçon de huit ans qui voulait savoir comment il était venu au monde et pour éviter de lui raconter des histoires, ce qu'elle considérait comme immoral-, elle lui dit toute la vérité. L'enfant l'écouta avec la plus grande attention et du jour où il sut la peine et le souci qu'il avait donnés à sa mère, il fit preuve, dans son attachement envers elle d'une tendresse et d'un respect tout autres. Respect pareil à celui qu'il témoigna aux autres femmes. » Quant à nous, nous savons qu'au moins une femme a dit toute la vérité à ses enfants et qu'ils ont pour elle un respect et un amour à la fois autre et plus profond qu'avant.
Avec la fausse honte et le faux mystère, contre lesquels nous protestons, va de pair la séparation malsaine des sexes qui débute dès que les enfants quittent leur nourrice et qui ne s'achèvent qu'au moment où l'homme ou la femme est enfoui dans la terre commune. Dans Histoire d'une ferme africaine [de Olive Schreiner], une fille, Lindall, s'écrie : « Nous avons connu l'égalité une fois, nouveaux-nés sur les genoux de nos nourrices. Nous la connaîtrons une autre fois quand on nous fermera les yeux pour notre dernier sommeil. » Cette séparation est perpétuée dans les écoles, et même dans certaines églises, ce système est en vigueur, avec tout ce qu'il sous-entend. Sa forme la pire se trouve, bien entendu, dans ces institutions inhumaines, appelées monastères ou couvents. Mais toutes ces formes d'un même mal, fût-ce les moins violentes, sont inhumaines, ce n'est qu'une question de degré.
Même dans une société ordinaire, les restrictions qui portent sur les relations entre les sexes sont, comme les mesures répressives prises à l'encontre des écoliers, la source de dommages divers. Ces restrictions sont particulièrement pernicieuses eu égard aux sujets de conversation. Tout homme en voit les conséquences, même si la relation de cause à effet lui échappe, dans les propos tenus dans les fumoirs des couches moyennes et supérieures de la société. Ce ne sera que le jour ou des hommes et des femmes d'esprit pur, ou fuyant toute altération, discuteront de la sexualité dans toute sa portée, en êtres humains libres, se regardant franchement dans les yeux, qu'il y aura quelque espoir de solution. Ainsi que nous le répétons sans cesse, cela doit aller de pair avec la prise de conscience que la base de tout ce domaine est dans les structures économiques. Mary Wollstonecraft dans Les Droits de la femme professait, entre autres choses, que soient mêlés les êtres des deux sexes au lieu qu'ils soient séparés tout au long de leur vie. Elle revendiquait pour la femme les mêmes avantages que pour les hommes dans le domaine de l'éducation, qu'elle soit élevée dans les mêmes écoles et collèges que lui, que de la prime enfance à l'âge adulte les deux sexes soient formés côte à côte. Cette revendication est une douloureuse épine au pied de M. J. C. Jeaffreson à propos de sa dernière compilation.
Les deux formes limites de la distinction des sexes consécutives à leur discrimination, sont, ainsi que le montre Bebel, l'homme efféminé et la femme virile. Ce sont deux types contre lesquels se révolte même l'individu moyen avec une horreur parfaitement naturelle de ce qui ne l'est pas. Pour des raisons qui ont été indiquées plus d'une fois, celui-là est moins fréquent que celui-ci. Mais ces deux types n'achèvent pas la liste des troubles dus à notre façon d'aborder le domaine des relations entre les sexes. Cette virginité morbide dont il a déjà été fait mention en est une autre. La folie en est un quatrième, le suicide un cinquième. À propos de ces deux derniers, quelques chiffres dans un cas et un rappel dans l'autre. Le rappel d'abord. La plupart des suicides féminins ont lieu entre 16 et 21 ans. Nombre d'entre eux sont bien sûr dus à la grossesse que notre système social rabaisse au niveau du crime. Mais d'autres proviennent de l'inassouvissement de l'instinct sexuel, souvent caché derrière l'euphémique « amour déçu ». Voici quelques chiffres sur les cas de folie, pris page 47 de la traduction anglaise de Bebel. Hanovre : 1 cas de folie pour 457 célibataires, 1 cas de folie pour 1316 personnes mariées. Saxe : 260 cas pour un million de femmes célibataires. Prusse, en 1882, pour 10000 habitants, 32,2 célibataires et 9,5 hommes mariés, 29,5 célibataires et 9,5 femmes mariées.
Le moment est venu pour les hommes et les femmes de reconnaître que la répression sexuelle est toujours suivie d'effets désastreux. Si l'extrême passion est une maladie, l'extrême inverse, le sacrifice de l'instinct sain et naturel est une maladie au même titre. « Ceux qui sont dans un excès de l'un ou de l'autre sont d'abominables individus » [Comme il vous plaira, IV 1] est aussi vrai dans notre contexte que pour la mélancolie ou l'allégresse que Rosalinde invective dans la forêt d'Arden et pourtant des milliers de femmes sont immolées, en passant par des tourments qu'elles seules connaissent, au Moloch de notre système social. Des milliers de femmes sont frustrées, mois après mois, année après année, de « leur jeunesse à jamais passée ». C'est pourquoi nous, et ici la plupart des Socialistes, soutenons que la chasteté n'est pas une chose sacrée mais qu'elle est malsaine. En entendant toujours par chasteté la suppression complète de tous les instincts relatifs à la procréation, nous considérons la chasteté comme un crime. Comme tous les crimes, la criminelle n'est pas tant la personne que la société qui l'oblige à commettre un crime et à souffrir. Nous voici d'accord avec Shelley. Dans ses Notes à la Reine Mab, on trouve le passage suivant : « La chasteté est une superstition évangélique et monacale, c'est un ennemi de la tempérance naturelle plus grand même que la sensualité intellectuelle car eue détruit les racines de toutes joies domestiques et maintient dans la souffrance plus de la moitié de la race humaine, que quelques-uns peuvent monopoliser conformément à la loi. » Enfin dans le cadre de ce propos des plus importants, nous rappelons la série de témoignages médicaux qui montre que la femme souffre plus que l'homme de ces contraintes.
Le point suivant, avant que nous ne passions à la partie conclusive de cet article, est constitué par ce résultat inéluctable de notre système d'aujourd'hui : la prostitution. Ainsi que nous l'avons dit, le mal est reconnu, et il est légalisé dans quelques pays européens. Nous n'avons qu'un lieu commun à ajouter : ceux qui la soutiennent appartiennent principalement aux couches moyennes. L'aristocratie n'est bien entendu pas exclue ; mais l'appui principal de ce système abominable est le capitaliste respectable, riche, d'une moralité « au-dessus de tout soupçon ». Ce n'est pas seulement dû à l'opulence et aux habitudes de luxe qui en découlent. Le fait révélateur est que dans une société fondée sur le capital, dont la classe moyenne capitaliste constitue donc le centre, la prostitution, une de ses pires conséquences, est soutenue principalement par cette même classe. D'une autre manière, cela dit clairement la leçon que nous exhortons à en tirer. Ce que l'on pourrait dire des cas particuliers que la Pall Mall Gazette nous a rendus familiers peut s'appliquer à la prostitution en général. Pour nous débarrasser de la prostitution, nous devons nous débarrasser des conditions sociales qui l'engendrent. Des assemblées à minuit, des refuges pour les déprimés, tous les efforts partis de bonnes intentions pour s'attaquer à cet horrible problème sont illusoires ainsi que le reconnaissent avec désespoir leurs promoteurs. Et illusoires ils resteront tant que durera le mode de production qui créant une population ouvrière excédentaire, crée simultanément des criminels et des femmes qui en sont littéralement et tristement réduites à « l'abandon ». Que l'on se débarrasse du mode de production capitaliste, disent les Socialistes, et la prostitution disparaîtra.
Cela nous conduit à notre dernier point. Que désirons-nous, nous les Socialistes ? Que prévoyons-nous ? De quoi sommes-nous aussi assurés que du lever du soleil demain ? Quels sont les changements dans la société qui sont déjà selon nous à portée de la main ? Quelles conséquences en escomptons-nous quant aux changements dans la condition de la femme ? Refusons toute intention prophétique. Celui qui, raisonnant sur une série de phénomènes observés, voit l'événement inéluctable auquel ils conduisent n'est pas un prophète. Un homme n'a pas plus le droit de prophétiser qu'il n'a le droit de gager quand il s'agit d'une certitude. Il est clair pour nous que, comme en Angleterre, la base de la société allemande, la libre propriété des terres a fait place au système féodal, puis que lui-même a fait place au système capitaliste, ainsi ce dernier, pas plus éternel que ceux qui l'ont précédé, fera place au système socialiste. À l'esclavage s'est substitué le servage, au servage la dépendance salariale actuelle, et à cette dernière se substituera un nouvel état de choses, où tous les moyens de production n'appartiendront ni au Possesseur des esclaves, ni au seigneur, ni au maître des esclaves salariés : le capitaliste, mais ils appartiendront à toute la collectivité. Au risque de faire naître le sourire habituel et les sarcasmes, nous reconnaissons que nous ne sommes pas plus prêts à fournir tous les détails du fonctionnement socialiste de la société que ne l'étaient les premiers capitalistes du système qu'ils ont fondé. Rien n'est plus commun, rien n'est plus inique, rien n'est plus révélateur d'un manque de discernement que de réclamer à cor et a cri le moindre détail des choses dans ce système social vers lequel nous croyons que le monde évolue. Ni celui qui expose une nouvelle grande vérité, ni aucun de ses partisans ne peuvent espérer en élaborer jusqu'aux ramifications. Qu'aurait-on pensé de ceux qui auraient rejeté la découverte de la gravitation par ce que Newton n'avait pas en l'appliquant, découvert Neptune, ou de ceux qui auraient rejeté la théorie darwinienne parce que l'instinct présentait certaines difficultés. Pourtant c'est ce que font les adversaires moyens du Socialisme, toujours avec une tranquille irréflexion, méconnaissant le fait que pour toutes difficultés ou tous les malheurs dont ils supposent l'apparition avec la socialisation des moyens de production, en existent un nombre bien pire dans notre société contemporaine vouée à la pourriture.
De la venue de quoi sommes-nous certains ? Nous nous sommes tant éloignés de Bebel, au cours du cheminement de notre propre réflexion, dont les points de départ se trouve généralement dans son livre suggestif, que nous revenons vers lui avec joie et reconnaissance pour répondre à cette question. « Une société dans laquelle tous les moyens de production sont la propriété de la collectivité, une société qui reconnaît l'égalité complète de tous sans distinction de sexe, qui subvient à l'application de toutes sortes de progrès ou de découvertes techniques ou scientifiques, qui embauche comme travailleurs tous ceux qui sont à présent improductifs ou ceux dont l'activité revêt une forme choquante, les oisifs et les parasites, et qui, tandis qu'elle réduit au minimum le temps de travail nécessaire à ses besoins, élève la condition physique et intellectuelle de tous ses membres jusqu'au degré le plus élevé que l'on puisse atteindre. »
Nous ne nous cachons pas, ni ne cachons à nos adversaires, que le premier pas vers cela est l'expropriation de toute propriété foncière ou d'autres moyens de production. Avec cela se produirait l'abolition de l'État sous sa forme actuelle. Aucune confusion à l'égard de nos objectifs n'est plus répandue que celle qui conduit ceux dont la pensée est vaseuse à imaginer que l'on peut atteindre les changements que nous désirons et les conditions sociales qui en résultent dans le cadre d'un État tel que le nôtre. l'État est actuellement une organisation de contrainte au service du maintien des conditions actuelles de propriété et de règles sociales. Ses représentants sont quelques hommes des classes moyennes et supérieures, se disputant des postes rapportant des salaires anormaux. L'État sous le Socialisme, si tant est que l'on retienne un terme lié à tant d'affreux souvenirs historiques, sera l'aptitude organisée d'une collectivité de travailleurs. Ses officiels ne seront ni plus ni moins prospères que leurs camarades. Le divorce entre l'art et le travail qui afflige le cœur des artistes, sans qu'ils connaissent dans la plupart des cas la cause économique de leur peine, disparaîtra.
Et maintenant vient la partie relative aux conséquences de tout cela eu égard à la femme, et donc à la famille. On peut être sûr de deux choses. Les autres seront résolues par l'évolution de la société bien que chacun d'entre nous puisse avoir son idée personnelle sur chaque point particulier. Ce qui est clair, c'est que régnera l'égalité pour tous, sans distinction de sexe. Ainsi la femme sera-t-elle indépendante. Son éducation et toutes les autres possibilités offertes seront les mêmes que celles des hommes. Comme lui elle devra, pourvu qu'elle soit saine de corps et d'esprit, (et comme va s'accroître le nombre de ces femmes !) donner sa ou ses deux ou trois heures de travail social pour subvenir aux besoins de la collectivité et, par conséquent, aux siens.
Ensuite elle aura accès à l'art et à la science, à l'enseignement ou à l'écriture, ou à une quelconque forme de divertissement. La prostitution aura disparu avec les causes économiques qui l'ont engendrée, et qui en font, a cette heure, une obligation.
Que la monogamie ou la polygamie prévale sous le régime socialiste est un détail dont chacun ne peut parler qu'en son nom personnel.
La question est trop importante pour être résolue à l'intérieur des broussailles et des miasmes de notre système capitaliste. Nous pensons, quant à nous, que la monogamie l'emportera. Il y a approximativement le même nombre d'hommes et de femmes et le plus bel idéal semble être I'union harmonieuse et durable de deux vies humaines. Un tel idéal, presque impossible à atteindre aujourd'hui requiert au moins quatre choses : ce sont l'amour, le respect, l'accord intellectuel et la maîtrise des nécessités de la vie.
Chacun de ces points est beaucoup plus réalisable dans le cadre du système vers lequel nous nous dirigeons que dans celui dans lequel nous « vivons » actuellement. Le dernier est absolument garanti à chacun. Comme Ibsen le fait dire à Nora par Helmer « une espèce d'esclavage et de laideur s'introduit Que la monogamie ou la polygamie prévale sous le régime socialiste est un détail dont chacun ne peut parler qu'en son nom personnel. La question est trop importante pour être résolue à l'intérieur des broussailles et des miasmes de notre système capitaliste. Nous pensons, quant à nous, que la monogamie l'emportera. Il y a approximativement le même nombre d'hommes et de femmes et le plus bel idéal semble être I'union harmonieuse et durable de deux vies humaines. Un tel idéal, presque impossible à atteindre aujourd'hui requiert au moins quatre choses : ce sont l'amour, le respect, l'accord intellectuel et la maîtrise des nécessités de la vie. Chacun de ces points est beaucoup plus réalisable dans le cadre du système vers lequel nous nous dirigeons que dans celui dans lequel nous « vivons » actuellement. Le dernier est absolument garanti à chacun. Comme Ibsen le fait dire à Nora par Helmer « une espèce d'esclavage et de laideur s'introduit dans un foyer fondé sur les dettes et l'emprunt » [Maison de Poupée, Acte I.]. Mais les emprunts et les dettes ne peuvent survenir quand on est membre d'une collectivité et non pas un homme isolé défendant ses propres intérêts. L'accord intellectuel : il sera bien mieux garanti par une éducation identique pour l'homme et la femme, par leur formation côte à côte jusqu'à ce qu'ils s'unissent. Fruit inacceptable du capitalisme, la jeune fille de In Memoriam, de Tennyson, sera devenue un mythe, avec son « je ne peux comprendre, j'aime ». Chacun aura appris qu'il ne peut y avoir d'amour sans compréhension. Et l'amour et le respect qui sont absents ou perdus aujourd'hui, à cause des défauts et des imperfections, produits du système de société mercantile, apparaîtront plus aisément et ne disparaîtront, pour ainsi dire, jamais. Le contrat passé entre un homme et une femme sera de nature strictement privée, sans qu'intervienne un agent public. La femme ne sera plus l'esclave de l'homme mais son égal. Le divorce ne sera plus nécessaire.
Et que nous ayons raison ou tort en considérant la monogamie comme le meilleur système matrimonial pour la société, nous pouvons être assurés que le meilleur sera choisi, et ce, par des sagesses plus mûres et plus fécondes que les nôtres. Nous pouvons être tout aussi sûrs que ce choix ne sera pas favorable au mariage-troc (avec son aspect polygame) de notre triste époque. Surtout, nous pouvons être assurés que deux grandes calamités qui favorisent, avec d'autres, la destruction des relations entre les hommes et les femmes, n'auront plus cours. Ces sont le traitement de l'homme et de la femme comme des êtres différents et le mensonge. Il n'y aura plus une loi pour la femme et une autre pour l'homme. Si la société à venir, à l'exemple de la société européenne d'aujourd'hui considère comme un droit pour l'homme d'avoir des maîtresses au même titre qu'une épouse, nous pouvons être certains qu'une liberté similaire sera accordée aux femmes. C'en sera fini de la dissimulation honteuse, du mensonge permanent qui rend la vie domestique de la plupart de nos foyers anglais une hypocrisie systématique. Ce que l'opinion délibérée et réfléchie de la collectivité jugera le plus juste sera mené franchement, au grand jour. Le mari et la femme pourront faire ce que bien peu d'entre eux peuvent faire dès maintenant : se regarder clairement dans les yeux, au fond du cœur. Quant à nous, nous croyons que l'attachement d'un homme à une femme sera meilleur pour tous, et que ceux-ci trouveront chacun dans le coeur de l'autre, cela même qui est dans leurs yeux, leur propre image.