1920

Source : Bulletin communiste n° 52-53 (première année), 30 décembre 1920.


Ce que devrait être un quotidien communiste

Jacques Mesnil


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Les communistes russes ont raison de penser qu'il ne suffit pas d'arborer une nouvelle étiquette et de changer le personnel préposé aux vieux rouages administratifs, pour transformer un Parti socialiste de la 2e Internationale en Parti Communiste.

C'est l'esprit seul qui importe. Tant que la mentalité communiste ne sera pas développée chez la majorité des membres, il n'existera pas, en réalité, de Parti Communiste.

Les Partis affiliés à la 2e Internationale s'étaient adaptés à tel point au milieu social-bourgeois de leurs pays respectifs, qu'ils ne s'en distinguaient par rien d'essentiel.

Leur presse même était en général semblable à la presse bourgeoise et ils avaient été incapables de créer un type socialiste de quotidien. Nous avons ici un exemple frappant de cette impuissance a créer quelque chose de nouveau et de vivant.

Les quotidiens français sont tous faits sur le modèle des grands journaux d'information, genre Matin et Petit Parisien, à part quelques journaux qui appartiennent à un type antérieur, comme le Temps et le Journal des Débats, qui s'adressent à un public de conservateurs cultivés, ayant des loisirs et ne redoutant pas de lire des articles d'une certaine longueur sans le secours de sous-titres.

Si les vieux bourgeois ont su maintenir leur type de journal en dépit de la vogue de la presse d'informations et de bluff, les socialistes ont été incapables de créer un type nouveau : ils ont suivi le courant et ont publié des journaux faits sur le modèle du Matin.

Quel est le caractère de cette presse d'information, qu'on appellerait plus justement presse de bluff ?

Elle a pour but d'abrutir le public et de lui fourrer dans la tête, à la faveur de cet état d'abrutissement, les opinions et les préjugés qui servent les intérêts de ceux qui la payent.

Pour déterminer chez le lecteur cet état d'inconscience et le rendre accessible à toutes les suggestions, la presse s'efforce de le distraire, et de le secouer et d'écarter tout ce qui pourrait le porter à la réflexion. Elle recherche le sensationnel, soit en dramatisant grossièrement des événements réels (crimes, procès, cérémonies, intrigues politiques, etc.), soit en publiant des romans-feuilletons qui donnent la même fausse vision de la vie. Elle favorise la curiosité malsaine et l'esprit de médisance. L'interview et le cliché, souvent truqués l'un et l'autre, sont au nombre de leurs moyens préférés.

Mais ce qu'il y a de plus important dans le journal, tant comme moyen de suggestion que comme moyen d'abrutissement, ce sont les titres. On peut même dire que le faiseur de titres est l'homme principal du journal ; il suffit que lui soit au courant des desseins secrets des maîtres, pour imprimer à tout le journal l'allure qu'ils désirent.

Il y a notamment dans le Matin des exemples frappants de cette suggestion par le titre. Voyez à ce sujet les numéros des journées qui précédèrent la guerre. Le 20 juillet 1914 : « Monsieur Poincaré arrive en Russie aujourd'hui. Si la guerre éclatait : Comment les milieux militaires de St-Pétersbourg conçoivent le rôle de l'armée russe » Le 2& ; «A Berlin ou parte de la paix mais on ne fait rien pour elle ». C'est le titre d'une correspondance de Berlin dont le contenu donne, en réalité, une tout autre impression ; mais à ce moment le lecteur angoissé ne lisait plus avec sang-froid et il fallait, plus que jamais l'influencer par les titres.

Quand les articles atteignent une certaine longueur, on soulage le lecteur et on le dispense de penser en les entrecoupant de sous-titres.

Titres et sous-titres exercent leur tyrannie, dans l'Humanité comme dans le Matin. Il faut qu'en ouvrant le journal on voie s'étaler régulièrement les titres en tête de toutes les colonnes. La place et les dimensions des articles sont déterminées par les besoins de cette mise en page, non par la valeur intrinsèque des questions dont ils traitent.

L'actualité sensationnelle a, dans le journal dit d'information, une place absolument prépondérante. Il faut mettre en relief le « fait du jour » et l'on ne peut se dispenser de parler de certains événements.

Les journaux dits socialistes ont subi passivement cette sujétion : on y lit des descriptions de fêtes patriotiques et de cérémonies officielles, écrites non point d'une façon ironique pour en faire ressortir le caractère ridicule ou odieux, mais à la manière habituelle des chroniqueurs, pour satisfaire la curiosité bête des gens qui se nourrissent de potins ent de commérages. Et les descriptions sont inévitablement illustrées d'horribles clichés grossiers et mal imprimés.

Pour être les premiers à donner les nouvelles, les grands journaux d'information ont des fils spéciaux et possèdent des correspondants à demeure dans les principaux pays. Les autres, dont les moyens sont plus modestes, sont ravitaillés uniformément, par quelques agences bourgeoises (Havas, Radio, etc.) qui fournissent à tous des nouvelles recueillies et interprétées avec une mentalité bourgeoise, de manière à déformer les faits dans un sens répondant aux intérêts des classes dirigeantes.

Qu'un journal socialiste, connut l'Humanité, prenne les dépêches des agences comme base de travail et qu'il les reproduise sans mettre continuellement le lecteur en garde contre leur altération tendancieuse des faits, est une chose monstrueuse d'un point de vue socialiste. Mais un journal n'est pas socialiste par le seul fait que quelques socialistes y écrivent. Si l'Humanité différait essentiellement des journaux bourgeois, il ne serait pas possible d'y entrer de plain-pied quand on sort de la rédaction d'un journal dit d'information et de s'y mettre immédiatement au travail sans changer de méthode.

Un exemple fera mieux voir à quels résultats déplorables on aboutit en adoptant servilement les méthodes de travail des journaux bourgeois. L'Humanité publiait, le 7 octobre 1920, sans commentaires, d'après l'agence Havas, la conclusion du rapport des délégués de la C. G. T. italienne sur leur voyage en Russie, conclusion tout à fait défavorable à la République des soviets.

Pour quiconque était au courant du mouvement italien, il était évident que celte publication constituait un faux : et l'on apprenait, en effet, quelques jours après, que le soi-disant rapport de la C. G. T. n'était qu'un résumé d'un rapport d'un politicien bourgeois, délégué technique n'appartenant nullement à la C. G. T., et que le résumé avait été de plus tripatouillé par un journaliste bourgeois.

Dans le même numéro de l'Humanité il y avait, en première page, un article conviant les travailleurs français à venir en aide à la République Communiste russe ; mais en 3e page, la conclution du « rapport de la C. G. T. italienne » (beaucoup plus avancée que la C. G. T. française) lui disait qu'en Russie le régime capitaliste n'avait pas été remplacé par quelque chose qui répondît aux besoins les plus élémentaires d'un peuple civilisé (sic) et que la prétention de réaliser les principes communistes n'avait pas été couronnée de succès.

Comment voulez-vous que les travailleurs se retrouvent dans cette tour de Babel ?

Un autre travers commun à la presse « socialiste » et à la presse bourgeoise, c'est l'idolâtrie des noms. Il suffit qu'un homme ait un nom dans la société bourgeoise et qu'il montre la plus petite complaisance envers le socialisme, pour que les journaux « socialistes » fassent son éloge et reproduisent ce qu'il écrit, même si ce sont des banalités ou des sottises. On a vu le singulier succès que certains d'entre eux ont fait à Maurice Rostand : et depuis quelques semaines l'Humanité recueille pieusement les bavardages de Wells sur la Russie des soviets (où il a séjourné quinze jours), bavardages qu'on devrait laisser au Progrès Civique où ils sont à leur place.

Un quotidien communiste devrait être pénétré de l'esprit communiste de la première à la dernière ligne.

Tout devrait y être considéré du point de vue communiste et la valeur relative des questions, mesurée à un étalon communiste. C'est dire que les questions internationales devraient être mises plus souvent au premier plan que les questions nationales ou locales. Actuellement, c'est le contraire qui se fait dans les journaux socialistes français : dans l'Humanité, c'est la troisième page qui est, de règle, la page consacrée aux questions internationales, tandis que la première page est généralement réservée tout, entière aux questions nationales et aux « leaders » traitant de questions nationales ou de questions intérieures du parti. On voit s'y étaler en bonne place les discussions futiles ou fastidieuses du Parlement, accompagnées parfois de mauvaises photographies représentant les têtes de MM. les députés.

Il serait vivement à souhaiter que l'on eût, pour recueillir et transmettre les nouvelles, une agence socialiste internationale, avec filiales dans les différents pays. Mais en attendant qu'on puisse se passer complétement des agences bourgeoises, il ne faudrait jamais accueillir les dépêches de ces agences sans les soumettre à un sérieux examen critique, ni les publier sans faire explicitement les réserves qu'elles comportent ou sans exprimér d'une façon précise les doutes qu'elles suscitent.

Pour cela il faudrait avoir une équipe de rédacteurs connaissant les langues étrangères et dépouillant régulièrement et systématiquement la presse des différents pays. Il faudrait établir une documentation sur fiches, avoir des casiers en ordre, de façon à retrouver aisément les renseignements concernant n'importe quelles questions politique ou sociale.

Cette documentation internationale méthodique est une chose de première importance. Mais on ne peut la constituer sans un travail sérieux et suivi. Il ne faudrait pas que le journal fût improvisé et bâclé entre six et sept heures du soir avec les matériaux que chacun apporte à sa fantaisie et qu'ordonnent, selon les exigences d'une actualité factice, quelques prestidigitateurs du métier, au milieu du brouhaha des conversations et des papotages. Il faudrait que les rédacteurs viennent à deux heures et après lecture et élaboration des documents s'entendent techniquement sur la composition de leurs rubriques respectives : le secrétaire général serait chargé d'ordonner toute la matière, après avoir consulté les chefs des différentes rubriques.

Pour que ce travail pût être mené à bien, il faudrait nécessairement qu'il y eût une homogénéité complète dans la rédaction, c'est-à-dire que tous les rédacteurs fussent imprégnés du même esprit et obéissent aux mêmes directives générales. Il serait même souhaitable que l'on en arrivât à faire un journal entièrement anonyme, ou chaque collaborateur songeât, non à se faire briller personnellement, mais à concourir à l'œuvre commune, de façon à lui donner le maximum d'efficacité. Mais pour en arriver là, il faudrait, je le répète, que la rédaction fût parfaitement homogène et que l'on ne tolérât pas ce singulier panachage d'idées, d'opinions et de tendances que l'on appelle ici unité.

Ce que je dis des questions internationales s'applique, du reste, à toutes les rubriques. La lutte contre le régime capitaliste devrait être menée d'une manière suivie et méthodique, li faudrait attacher une importance primordiale aux questions économiques (ce que l'on ne fait guère dans nos journaux socialistes où l'on manque de compétences sous ce rapport), expliquer simplement et clairement au peuple le mécanisme souvent compliqué de ces questions, faire ressortir sans cesse leur influence prépondérante sur la politique (ce qui serait le premier devoir des marxistes).

Il faudrait se servir des faits de la vie quotidienne pour faire ressortir les vices fondamentaux du régime actuel et leur répercussion dans tous les rapports entre individus. La rubrique des « faits divers » serait complètement transformée en ce sens : tandis qu'aujourd'hui un manouvrier quelconque, venu de n'importe quel journal bourgeois, fait « les chiens écrasés », comme l'on dit ironiquement dans les rédactions, dans un organe communiste ce seraient des militants éprouvés qui commenteraient les petits drames de l'existence journalière, en faisant ressortir tout ce qu'ils jettent de lumière sur les misères sociales et en obligeant te lecteur à réfléchir, au lieu de cancaner à leur propos.

Un perpétuel appel à la conscience, tant dans le sens psychologique que dans le sens moral du mot, telle serait l'une des caractéristiques d'un quotidien communiste. Tandis que les journaux bourgeois ont pour but d'endormir les consciences, d'abrutir le peuple, d'empêcher les travailleurs de voir clair afin qu'ils se soumettent sans résistance à la volonté de leurs exploiteurs, un journal communiste inciterait à l'observation, à la réflexion, à la critique ; il ferait sentir aux esclaves le poids du joug qu'ils portent et les inciterait à aspirer à la dignité d'hommes libres. Les récits, les mémoires, les contes qu'il publierait seraient choisis dans le même but, et, loin d'habituer l'esprit à une vision romanesque et futile de la vie, l'amènerait à en approfondir le sens.

A l'œuvre de critique et de destruction de la barbarie actuelle s'allierait bonjours intimement l'œuvre de construction communiste et d'éducation des individus et des masses.

Et à ce propos je veux insister sur un point au sujet duquel règne, dans les milieux socialistes, la plus singulière équivoque. On y a la tendance à prôner constamment les manifestations les plus outrancières et les plus excentriques de l'art moderne, comme si ces manifestations étaient ce qu'il y a de plus « avancé » dans le domaine de l'art et correspondaient à ce que représente le socialisme dans le domaine politique. On ne s'aperçoit pas que ce qu'on loue ainsi ce sont les productions d'un art correspondant au dernier stade de la décomposition de la société capitaliste, d'un art où chaque individu exagère les particularités de sa vision afin d'attirer l'attention du public, fait de ses moindres petites remarques la base de tout un système, créé pour exprimer quelques sensations plus ou moins originales, tout un métier nouveau, et a la prétention que le public entier se torture pour adopter des modes d'expression, qu'il s'est efforcé de particulariser jusqu'à les rendre inintelligibles.

Et tandis que les journaux « socialistes » attirent l'attention sur la moindre exposition de peinture cubiste, ils semblent ignorer presque complètement les efforts considérables et du plus haut intérêt social faits, notamment par les Allemands, dans le domaine de l'architecture, art qui prédominera nécessairement dans une société communiste, sera l'expression visible et tangible de la vie commune et groupera autour de lui tous les arts plastiques.

La construction de la cité nouvelle, dans le sens matériel comme dans le sens spirituel, est la tâche essentielle du communisme.

Pour participer à cette tâche il faut que le journal se renouvelles entièrement, qu'il devienne un organe d'éducation dans le le sens le plus étendu du mot. Rien n'y doit contrarier cette action éducatrice ; même sous forme d'annonce payée, on ne devrait rien admettre de contraire à cette action. On gagnerait singulièrement dans la confiance des masses, si on ne leur recommandait, sous quelque forme que ce soit, que ce qui mérite d'être recommandé en vertu même des principes que l'on défend.

J'entends d'ici l'objection de « l'administrateur » ; Comment boucler le budget du journal ?

Eh bien ! si les communistes sont incapables de faire le sacrifice d'argent (c'est le moindre de tous les sacrifices qu'on leur demande) nécessaire pour maintenir en vie un organe intégralement communiste, ayant les caractères que je viens d'esquisser, c'est qu'ils ne sont pas de vrais communistes, et dans ce cas ils font mieux de rester dans la 2e Internationale et de continuer à pratiquer le dilettantisme socialistoïde en usage dans cette notable association.

Je doute d'ailleurs qu'on trouve dès maintenant en France tous les éléments nécessaires pour constituer le personnel complet d'un journal aussi contraire à toutes les traditions locales, personnel dont il faudrait impitoyablement exclure tous ceux qui ont contracté, au cours de leur carrière journalistique ou d'un séjour trop prolongé dans le P.S. unifié, des habitudes d'esprit routinières qui les rendent inaptes aux tâches nouvelles.

Mais peu importe : si ce personnel n'est pas entièrement formé aujourd'hui il le sera demain, pourvu qu'on ait le souci de l'éduquer sans .erdre de vue les desiderata auxquels il doit répondre.


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