1978
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"Le titre du livre synthétise ma position :
à la place de la démocratie socialiste et de la dictature du
prolétariat du SU, je suis revenu aux sources, ai tenté de faire
revivre la vieille formule marxiste, tant de fois reprise par
Trotsky, de dictature révolutionnaire. Dit d'une autre manière, une
dictature pour développer la révolution, et non pour produire de la
"démocratie socialiste" immédiatement."
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Nahuel Moreno
La dictature révolutionnaire du prolétariat
IX. Construction socialiste dans un
seul pays ou
révolution socialiste internationale ?
4. Socialisme dans un seul pays ou
révolution permanente ?
Comme nous l'avons déjà vu, les positions du SU et celles du stalinisme
possèdent plusieurs prémisses théoriques communes : la
construction du socialisme dans un seul pays, le dépérissement de la lutte de
classes et révolutionnaire, et la clôture de la révolution socialiste à
partir de la prise du pouvoir par le prolétariat. Contre cette conception,
Trotsky avança sa seconde formulation de la Théorie de la Révolution
Permanente. La première était celle qu'il formula avant la Révolution Russe,
tournant autour de la combinaison de tâches démocratiques et socialistes, de
la fonction de la dictature du prolétariat, qui devait mener la révolution
démocratique dans les pays arriérés. La deuxième fut élaborée pour répondre à
la théorie stalinienne de construction du socialisme dans un seul pays, et
aux tâches qui se présentaient, non seulement dans les pays arriérés, mais
dans n'importe quel pays après la prise du pouvoir. Son axe est la dynamique
internationale d'une révolution nationale victorieuse. Avec cette nouvelle
théorie, Trotsky transforma définitivement la conception qu'avaient les
marxistes jusqu'alors sur les rapports qui s'établissent entre révolution
socialiste, prise du pouvoir, construction socialiste et dépérissement de la
dictature. Sa nouvelle théorie établit une nouvelle séquence non
linéaire : la révolution socialiste nationale et la prise du
pouvoir posent la question de la révolution socialiste internationale, dont
la principale tâche est d'écraser l'impérialisme, et non pas la construction
socialiste : ce qui nécessite de consolider la dictature du
prolétariat.
Le marxisme nous a enseigné qu'une époque révolutionnaire s'ouvre lorsque
le développement de la technique ou des forces productives entre en
contradiction avec les rapports de production et de propriété. Pour Trotsky,
sous l'impérialisme, les forces productives entrent, de plus, en
contradiction avec les états nationaux. Ce qui est évident :
elles ont besoin de toute la planète pour continuer à se développer.
Les états nationaux bourgeois constituent ainsi une entrave aussi, sinon plus
grande que la propriété bourgeoise. Ils constituent à l'échelle historique et
mondiale un frein au développement des forces productives, comme l'étaient,
en leur temps, les fiefs. La révolution socialiste mondiale est une nécessité
objective actuelle, afin d'accorder la terre entière au développement des
forces productives, parce qu'elle seule détruira non seulement la propriété
privée, mais aussi les frontières nationales. Dans le système impérialiste
monopoliste, ce développement est au service du maintien des états nationaux
(plus haute expression de la propriété bourgeoise), ce qui revient au même
que de dire qu'il est au service de l'arriération. C'est pourquoi c'est le
facteur contre-révolutionnaire décisif.
Les pays capitalistes arriérés étaient exploités par l'impérialisme sous
une forme directe, à travers les investissements capitalistes.
Mais à la victoire de la révolution, ils ne perdirent pas pour autant leur
caractère de pays arriérés : les forces productives de
l'impérialisme maintenaient un développement supérieur, ce qui leur permit de
continuer d'exploiter ces pays, mais maintenant de manière
indirecte, à travers le marché et l'économie mondiale dominées par
l'impérialisme. C'est pourquoi Trotsky dit que le prolétariat de l'URSS est
dominant en URSS, en un sens, mais se trouve en même temps exploité par
l'impérialisme, parce que ce qui s'est passé avec la Révolution Russe et
celles qui l'ont suivie, c'est - avec les distances en
moins - comme si la révolution française avait triomphé en
Provence, à Marseille, mais non dans le reste de la France, comme si le
féodalisme était resté dominant à Paris et à Lyon, où aurait existé un
développement des forces productives plus important. Ceci aurait permis à la
monarchie de rester très forte, puisque la Provence seule n'aurait pu la
mettre en échec, et que le capitalisme avait besoin, au minimum, du marché
national, pour parvenir à un développement impétueux de ses forces
productives.
C'est la même chose aujourd'hui à l'échelle mondiale avec les états
ouvriers. Ils ne doivent être considérés que comme des avancées tactiques de
la révolution mondiale. A cause de l'existence de problèmes graves, ou de
conjonctures très spéciales, l'impérialisme n'a pu pour le moment les
écraser. Les nouveaux gouvernements ouvriers bureaucratiques sont isolés,
préoccupés fondamentalement par la défense de leurs frontières nationales et
le dépassement de leur retard économique. Mais tôt ou tard, à cause du faible
niveau de développement de leurs forces productives comparées à celles du
capitalisme mondial, ils se verront obligés d'établir des relations
commerciales avec l'impérialisme, qui les amèneront à être à nouveau
exploités par lui, bien que cette fois de manière indirecte, à travers le
commerce et les emprunts.
La réalité nous montre que la révolution mondiale a connu jusqu'à présent
un développement "anormal", puisque reposant non pas sur un développement
économique plus important que le capitalisme, mais sur un grand retard. Bien
que ce soit également l'expression à l'échelle mondiale du fait que ce
développement des forces productives ne puisse être contenu dans le cadre des
frontières nationales. Cette contradiction se manifeste dans le fait que les
révolutions aient éclaté au sein des maillons les plus faibles du
capitalisme.
Tant que l'impérialisme demeure, tout pays qui fait la
révolution dans le cadre de ses frontières nationales, et part d'un
développement des forces Productives inférieur à celui de l'impérialisme,
continue à être exploité de la même manière parce que "... le
critère fondamental [est] le niveau des forces productives". (Trotsky,
1936) [7].
Lénine comme Trotsky tirèrent de cette analyse la
juste conclusion qu'avec la prise du pouvoir on n'avait pas liquidé
l'impérialisme, et que donc la lutte de classes, la lutte révolutionnaire,
s'accélérait à tous les niveaux, jusqu'à la défaite définitive de
l'impérialisme. "Après avoir renversé la bourgeoisie et conquis le pouvoir
politique", il faudra écraser "la résistance toujours plus tenace des
exploiteurs". "La classe des exploiteurs, des propriétaires fonciers
et des capitalistes n'a pas disparu et ne peut disparaître d'emblée sous la
dictature du prolétariat. Les exploiteurs ont été battus, mais non anéantis.
Il leur reste une base internationale, le capital international, dont
ils sont une succursale (...) Leur force de résistance s'est
accrue de cent et mille fois justement en raison de leur défaite.
L'art de gouverner l'Etat, l'armée, l'économie, leur donne un grand, un très
grand avantage, de sorte que leur rôle est infiniment plus important que leur
part dans l'ensemble de la population. La lutte de classes des
exploiteurs déchus contre l'avant-garde victorieuse des exploités,
c'est-à-dire contre le prolétariat, est devenue incomparablement plus
acharnée. Et il ne saurait en être autrement si l'on parle de
révolution, si l'on ne substitue pas à cette notion les illusions réformistes
(comme le font tous les héros de la II° Internationale )." (Lénine, 1919) [8].
Et Trotsky, dans La Révolution Permanente,
insiste dans le même sens : "La révolution prolétarienne ne peut
être maintenue dans les cadres nationaux que sous forme de régime provisoire,
même si celui-ci dure assez longtemps, comme le démontre l'exemple de l'Union
Soviétique. Dans le cas où existe une dictature prolétarienne isolée,
les contradictions intérieures et extérieures augmentent inévitablement, en
même temps que les succès. Si l'Etat prolétarien continuait à rester isolé,
il succomberait à la fin, victime de ses contradictions. Son salut réside
uniquement dans la victoire du prolétariat des pays avancés. De ce point de
vue, la révolution nationale ne constitue pas un but en soi ;
elle ne représente qu'un maillon de la chaîne internationale.
(Trotsky, 1928) [9].
Dans sa neuvième thèse de la Révolution Permanente, il
synthétise tout cela de manière magistrale, en nous disant : "La
conquête du pouvoir par le prolétariat ne met pas un terme à la révolution,
elle ne fait que l'inaugurer. La construction socialiste n'est
concevable que sur la base de la lutte de classes nationale et
internationale. Cette lutte, étant donné la domination décisive des rapports
capitalistes sur l'arène mondiale, amènera inévitablement des éruptions
violentes, c'est-à-dire à l'intérieur des guerres civiles ou à l'extérieur
des guerres révolutionnaires. C'est en cela que consiste le caractère
permanent de la révolution socialiste elle-même, qu'il s'agisse d'un pays
arriéré qui vient d'accomplir sa révolution démocratique, ou d'un vieux pays
capitaliste qui a déjà passé par une longue période de démocratie et de
parlementarisme." (Idem) [10].