1973 |
"L'erreur de la stratégie de l'entrisme « sui generis » a eu des conséquences tragiques en Bolivie en 52-55 et en Argentine en 55 ; la stratégie pour dix ans du contrôle ouvrier manifeste ses terribles dangers potentiels dans l'interprétation faite par le camarade Mandel de la grève générale de mai 68 et dans l'orientation que, selon lui, il aurait fallu appliquer." |
Un document scandaleux
V. Les stratégies décennales
6. La stratégie du contrôle ouvrier.
Pendant la période de l'entrisme « sui generis », les camarades de la majorité commencèrent à proposer une nouvelle stratégie décennale : le contrôle ouvrier. Cette stratégie naquit vers 1964, elle continue aujourd'hui, et le camarade Germain menace de la maintenir encore pendant des siècles, bien qu'il commence maintenant à en impulser une autre pour l'Europe : le travail sur l'avant-garde de masse. Dès la naissance de la stratégie de contrôle ouvrier, Germain l'a justifiée par sa théorie sur la nouvelle structure et les lois du néocapitalisme : on ne luttait plus contre les bas salaires et le chômage mais contre la direction des entreprises. Actuellement, la justification tend à changer semble-t-il, étant donné que la situation économique des pays impérialistes, et particulièrement celle des pays européens, a démenti la théorie « germainiste » et mis de nouveau à l'ordre du jour les luttes économiques « traditionnelles ». Mais la stratégie demeure ; avec une nouvelle justification pas encore tout à fait élaborée, mais elle demeure.
Trotsky et le contrôle ouvrier
Cependant, Trotsky s'est battu contre l'aile droite du communisme, les brandléristes, qui lançaient le mot d'ordre de contrôle ouvrier pour toute une période. C'est que pour Trotsky, contrairement aux opportunistes qui sont toujours pour ce mot d'ordre, celui-ci ne peut être le thème de la propagande et de l'agitation que dans une étape révolutionnaire, quand le double pouvoir, la révolution socialiste et la nationalisation de toute l'industrie sont posés :
« Le contrôle ouvrier est une mesure de transition dans les conditions de la plus haute tension de la lutte de classes, et ne peut se concevoir que comme un pont vers la nationalisation révolutionnaire de toute l'industrie. » ("The Struggle Against Fascism in Germany", León Trotsky, Introduction par Ernest Mandel, p.242).
Trotsky insiste en disant que cette nationalisation ne peut se faire qu'avec le pouvoir ouvrier et les soviets :
« D'une manière générale, le contrôle ouvrier n'est concevable que lorsque la prépondérance des forces politiques du prolétariat sur celles du capitalisme est indubitable. » « Le mot d'ordre de contrôle ouvrier sur la production se réfère en général à la période de la création des soviets. » « Ils (les brandléristes) se condamnent eux-mêmes en citant le fait d'avoir répété pendant un grand nombre d'années le mot d'ordre qui n'est à avancer qu'en période révolutionnaire. » (Idem p.243).
1964 : Naissance de la « stratégie » du contrôle ouvrier
Trotsky peut dire ce qu'il veut, cela n'intéresse pas les camarades de la majorité et encore moins le camarade Germain. La première fois qu'ils avancèrent la stratégie de contrôle ouvrier fut en 64 :
« La revendication de contrôle ouvrier est actuellement la revendication stratégique centrale des socialistes et du mouvement ouvrier en général. » (Mandel, "l'Économie du néocapitalisme"(1964), dans "Essais sur le néocapitalisme". ERA 1971).
Au congrès de 1965, bien avant que commence la vague de luttes massives du prolétariat européen, dont les plus grandes expressions furent mai 68 en France et 69 en Italie, il était dit :
« Le mot d'ordre de contrôle ouvrier apparaît comme le mot d'ordre central de cette étape de la lutte, sur lequel débouchent toutes les autres revendications transitoires. » (VIIIème Congrès, CI, avril 66, p.134).
1969 : Après le mai français, le contrôle ouvrier continue
Après mai 68, Mandel assurait que :
« La revendication de contrôle ouvrier est à l'ordre du jour » et « l'expérience de mai 68 en France montre une des principales raisons pour lesquelles la revendication de contrôle ouvrier occupe une place de première importance dans notre stratégie socialiste qui vise au renversement du capitalisme dans les pays industrialisés. » (Mandel : "Le débat sur le contrôle le ouvrier", International Socialist Review, mai-juin 69, p, 1 et 3).
1973 : Le contrôle ouvrier est un des axes du document européen de la majorité
Dans le document européen de la majorité, cette ligne de contrôle ouvrier est donnée à deux occasions comme essentielle parmi les dix tâches centrales pour nos sections :
« Intervenir systématiquement dans toute agitation ouvrière, dans toutes les grèves et campagnes revendicatives, en posant la problématique du Programme de transition dans son ensemble, c’est-à-dire en arrêtant une série de revendications centrées essentiellement sur le mot d'ordre de contrôle ouvrier, revendication qui a aujourd'hui un rôle capital, car elle conduit les travailleurs à remettre objectivement en question l'autorité du patronat et de l’Etat bourgeois et à créer des organes de double pouvoir. » (BII n° 4. p.25 de l'édition du PST).
Et dans un autre point il insiste :
« Assurer une propagande systématique dans le mouvement ouvrier, organisée autour des revendications transitoires et orienter la recomposition de celui-ci afin qu'elles soient défendues - surtout celle de contrôle ouvrier - par des secteurs du mouvement syndical et des organisations ouvrières traditionnelles en voie de radicalisation. » (Idem p.26).
Le contrôle ouvrier et le problème du pouvoir
Cette position consistant à extraire un mot d'ordre de notre programme, pour le transformer en axe de toute notre politique est typique de la majorité. Elle l'a fait avec la guerre de guérillas et la lutte armée en Amérique latine. Mais dans le cas du contrôle ouvrier, c'est encore plus dangereux car cette ligne peut, par sa propre logique, arriver à remplir le même rôle réformiste que le mot d'ordre de « socialisme » de la social-démocratie dans l'après-guerre. Comme toute position erronée, elle va contre les expériences de la lutte de classes. Le problème du pouvoir, selon le même document, va être posé par :
« Le caractère de l'époque confère aux luttes de masse non seulement un caractère politique objectif, mais implique également la nécessité impérieuse de poser la question du pouvoir politique... » (Idem p .13).
Par ailleurs le même document reconnaît que le détonateur des explosions du mouvement des masses européennes peut être très divers :
« (...) les revendications économiques (années 19-20 et 25-26), une crise économique aiguë (1923), un brusque changement défavorable de la conjoncture économique (60-61), la réaction contre un coup d'Etat d'extrême-droite (Espagne en 36 et Grèce en 63), les espérances d'un changement politique fondamental (juin 36 en France) les révoltes étudiantes (mai 68), la crise monétaire, les guerres coloniales, la défense des droits acquis par le mouvement ouvrier (droit de grève, libertés syndicales...). Il serait vain d'établir d'avance la séquence possible ». (Idem p.18).
Le camarade Germain et les autres camarades de la majorité nous disent qu'il peut y avoir plusieurs détonateurs pour la mobilisation des masses, ils nous disent que « le caractère de l'époque... implique la nécessité impérieuse de poser la question du pouvoir politique », et ces deux affirmations sont très correctes. Mais ensuite, ils nous disent que face à toutes les situations, notre mot d'ordre central doit être celui de contrôle ouvrier. Cela est très dangereux et peut nous faire tomber dans le réformisme. D'abord parce que le contrôle ouvrier n'est pas un mot d'ordre de pouvoir, et ensuite parce que nous donnons des illusions aux masses en leur disant que, avec le contrôle ouvrier sous le régime bourgeois, nous pouvons résoudre toute cette gamme de problèmes (crises économiques, tournants violents à droite, guerre coloniale, etc...).
Construire le socialisme sans prendre le pouvoir ?
En suivant la logique de cette façon de poser le contrôle ouvrier comme tâche centrale pour un temps indéfini, nous pouvons arriver à dire que l'on peut construire le socialisme sans prendre le pouvoir. Cela signifie qu'ainsi nous n'avons pas comme tâche centrale l'éducation des travailleurs sur la nécessité de prendre le pouvoir, mais d'exercer le contrôle ouvrier et la gestion socialiste au sein de l'Etat bourgeois. Le camarade Mandel s'approche dangereusement de cette conclusion :
« Dans la vague de grèves qui traverse l'Europe depuis mai 68, les sections et les militants de la IVème Internationale ont poursuivi fondamentalement un triple objectif : 1) populariser, étendre régionalement, nationalement et internationalement les expériences de la lutte ouvrière la plus remarquable, tant par les revendications avancées que par les formes d'organisation et de combat adoptées ; 2) propager, enraciner dans le sein des masses ouvrières la contestation de l'autorité patronale, la lutte pour le contrôle ouvrier. C'est à travers cette contestation que les travailleurs acquerront la conscience et la pratique nécessaires pour passer, dans les futures grèves et explosions révolutionnaires, à la prise de leurs usines et à la socialisation de la production ; 3) stimuler la création d'organes de direction des grèves contrôlées par les masses de travailleurs, c'est-à-dire, des comités de grève démocratiquement élus qui rendent compte régulièrement en assemblée générale des grévistes. Si les travailleurs apprennent à gérer leurs propres grèves, ils apprendront ainsi d'autant plus vite à gérer demain leur propre Etat et leur propre économie. » (Discours de Mandel le 16 mai 1971 à Paris en hommage à la Commune de Paris. IP, vol.9, n°25, p.608).
Heureusement, nous ne connaissons pas de positions théoriques de la part d'autres camarades de la majorité coïncidant avec celle du camarade Mandel. Mais la « stratégie » du contrôle ouvrier est, dans cette conception et en réalité, justifiée théoriquement. Et cette tentative théorique n'a été faite jusqu'à présent que par Mandel-Germain. Si nous suivons cette voie, le danger qui guette notre Internationale est clair : en commençant par la « stratégie » du contrôle ouvrier, nous pouvons finir par l'abandon de la lutte pour le pouvoir.
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