1973 |
"L'erreur de la stratégie de l'entrisme « sui generis » a eu des conséquences tragiques en Bolivie en 52-55 et en Argentine en 55 ; la stratégie pour dix ans du contrôle ouvrier manifeste ses terribles dangers potentiels dans l'interprétation faite par le camarade Mandel de la grève générale de mai 68 et dans l'orientation que, selon lui, il aurait fallu appliquer." |
Un document scandaleux
VI. Parti mandéliste ou parti léniniste ?
6. Notre travail politique sur les masses et l’avant-garde : propagande et agitation.
En s’en tenant à ce que nous avons dit jusqu'à présent, il semblerait que pour nous le parti doive ignorer l'existence de l'avant-garde. Tel n'est pas le cas. Nous reconnaissons que l’avant-garde du mouvement ouvrier et de masse est un secteur important, en direction duquel nous devons intervenir. Ce que nous avons signalé jusqu'à présent c'est qu'il ne doit pas déterminer la politique du parti ni ses mots d'ordre, ni son organisation, ni ses analyses ; tout cela est défini par la lutte de classe ainsi que par le mouvement ouvrier et de masse.
Une partie importante de l'activité du parti est tournée vers l'avant-garde : la propagande. C’est la position défendue par Lénine dans « Le gauchisme : maladie infantile du communisme », ouvrage de prédilection de Mandel :
« Tant qu’il s’agissait (et dans la mesure où il s'agit toujours) de gagner au communisme l'avant-garde du prolétariat, la priorité résidait (et réside) dans le travail de propagande » (p .103).
Le problème est que, pour Mandel et Germain, notre intervention en direction de l’avant-garde est bien plus ambitieuse :
« des campagnes politiques nationales sur des thèmes choisis avec soin, correspondant aux préoccupations de l'avant-garde, sans aller en sens contraire des luttes des masses et démontrant une capacité d'initiatives efficaces, bien que modestes, de la part de nos sections » « centrer notre propagande et, quand c'est possible, notre agitation sur la préparation de ces ouvriers avancés » (« La construction des partis révolutionnaires en Europe capitaliste » BII p.24 ; « En défense du léninisme… » BII p.113).
Pour les camarades de la majorité, ce qui est essentiel est d’orienter la propagande, l’agitation et des propositions d’action vers l’avant-garde. Le document du camarade Germain abonde dans ce sens :
« ce qui était prévu (au IXème Congrès) était un tournant vers la transformation des organisations trotskistes, de groupes de propagande en organisations capables d’ores et déjà d’initiatives en direction de l’avant-garde large requises par la dynamique de la lutte des classes elle-même » (id. p.92).
Pour les camarades de la majorité, la tendance est de faire de l'agitation et de lancer des actions (initiatives politiques) « au niveau de l'avant-garde large ». Même s'il était correct de centrer les efforts de nos sections sur l'avant-garde, le seul fait de proposer l'agitation et des initiatives politiques est en contradiction avec le léninisme, pour lequel « la priorité réside dans le travail de propagande » au niveau de l'avant-garde. La définition du terme propagande – «dire beaucoup à peu de gens » - et celle du terme agitation – «dire peu à beaucoup de gens » - devrait être largement connue. La propagande englobe aussi bien un cours d'économie marxiste ou de logique dialectique qu'une conversation individuelle avec un militant ouvrier à qui nous expliquons la situation nationale et internationale, notre programme et les différences entre notre organisation et les autres organisations ouvrières. L'agitation, au contraire, consiste à avancer quelques mots d'ordre (ou un seul) qui donne un débouché à la lutte qui se déroule à un moment donné dans le mouvement ouvrier ou de masses (augmentation de salaire, libertés démocratiques, assemblée constituante, tout le pouvoir aux soviets, etc.). Un parti bolchevique commence par faire une analyse de l'étape de la lutte de classes, et de cette analyse découlent une, deux ou trois tâches essentielles pour le mouvement de masses, que nous concrétisons sous la forme de mots d'ordre. C'est là l'aspect concret de notre politique et c'est pour cela qu'il est fondamental. La théorie et la propagande servent à préciser cet aspect concret, agitation de toute notre politique. Toute notre activité (y compris notre théorie et notre propagande) est subordonnée à cet objectif final: définir quelles sont les tâches générales des masses et formuler les mots d'ordre correspondants.
En schématisant, nous pouvons dire que toute la science et le savoir-faire trotskistes se résument dans la capacité d’élaborer les mots d'ordre adéquats à un moment donné de la lutte de classes. Lénine ne disait rien d’autre :
« Par conséquent, le contenu capital des activités de l'organisation de notre parti, le centre de gravité de ces activités doit consister en un travail réalisable et nécessaire, même dans les périodes de calme le plus complet : un travail d’agitation politique unifié dans toute la Russie qui éclaire tous les aspects de la vie et s'adresse aux larges masses. » La tâche étant de « stimuler », « nous stimulerons cent fois ». ("Que faire ?" p.270 et 195).
Lénine fonde cette ligne de dénonciations politiques sur sa confiance aveugle en la capacité d'organisation et de mobilisation de l'ouvrier attardé ou de l'ouvrier moyen, et non sur une capacité spécifique des ouvriers d'avant-garde ou « avancés ». Par rapport au mouvement de masses, il ne s'arrête jamais sur l'avant-garde ouvrière ou sur la nécessite pour le parti de prendre des initiatives propres dans l'action. Il ne se préoccupe que de l'organisation de campagnes agitatoires. Pour Lénine, si nous touchons les masses par une de ces campagnes, les ouvriers sont capables de tout. Le rôle du parti est de lancer de telles campagnes et d’accompagner, de diriger le mouvement de masses. C'est pour cela qu'il critique les intellectuels :
« qui ne savent ou n'ont pas la possibilité de lier le travail révolutionnaire au mouvement de masses pour former un tout. » « C'est à nous-mêmes qu'en revient la faute, pour notre retard par rapport au mouvement de masses, pour n'avoir pas su organiser des dénonciations suffisamment larges, claires et rapides, de toutes ces ignominies... l'ouvrier le plus attardé comprendra et sentira... et en le sentant, il le souhaitera avec une volonté immaîtrisable et saura organiser aujourd'hui une contestation houleuse contre les censeurs, défiler demain en manifestation devant la maison du gouverneur qui aura écrasé un soulèvement paysan, donner après-demain une leçon aux gendarmes en soutanes qui remplissent la fonction de la sainte inquisition, etc. » (idem p .131 et 124).
Trotsky avance systématiquement la même position que Lénine. Nous avons vu dans le chapitre précédent comment Trotsky recommandait pour l'Espagne (un pays cher au camarade Mandel, qui s'en sert pour faire une analogie avec la situation européenne actuelle) :
« un petit groupe peut se transformer rapidement en une force importante, à condition d'avoir toujours fait un pronostic correct et avoir avancé à temps les mots d'ordre corrects » ( "The Spanish Revolution", déjà cité).
Trotsky résume sa position en affirmant :
« Une question de ce type ne peut recevoir une réponse possible à priori, c'est-à-dire une réponse sur mesure. Pour obtenir une réponse, il faut savoir comment poser la question. A qui ? aux masses. Comment se la poser ? par le moyen de l'agitation. L'agitation est non seulement le moyen de communication avec les masses sur tel ou tel mot d'ordre, les appelant à l’action, etc. Pour un parti, l’agitation est également un moyen de se mettre a l'écoute des masses, de sonder leurs comportements et leurs pensées et d'adopter en conséquence telle ou telle position. » (« Où va la France", p.82).
Pour les Etats-Unis, Trotsky a répété inlassablement la même chose :
« quand nous commençons la lutte, nous ne pouvons pas être sûrs de la victoire. Nous pouvons seulement dire que nos mots d'ordre correspondent à la situation objective, que les meilleurs éléments comprendront et que les plus arriérés qui n'auraient pas compris, seront amenés à s'engager ». ("Discussions with Trotsky" dans "The Transitional Program", 1973, p. 134.). « Ce qui est important, lorsque le programme est définitivement établi, c’est que 1es mots d’ordre soient parfaitement connus et de manoeuvrer avec habileté afin que partout dans le pays les mêmes mots d'ordre soient utilisés par tous au même moment, afin que 3000 puissent donner l'impression d'être 15 000 ou 50 000 ». ("Writings", 1938-39, p.52.).
Les camarades de la majorité ont oublié - ou ne les ont jamais suent - ces vérités archi-connues. Tandis qu'ils soutiennent l’intervention en direction de l'avant-garde, Lénine et Trotsky soutiennent l'agitation au sein du mouvement de masses. La différence entre ceux qui suivent les enseignements de Lénine et de Trotsky et ceux qui suivent les positions de la majorité se manifeste clairement dans l'activité militante de nos sections. Malgré tous nos efforts pour les découvrir, nous ne sommes pas parvenus à savoir quels sont les mots d'ordre généraux importants pour l'activité de notre section française par exemple. Si quelque chose caractérise cette section, c'est bien l'absence de mots d'ordre généraux pour le mouvement ouvrier et de masses. Nous ne parlons pas du programme, mais des mots d'ordre, de deux ou trois mots d'ordre qui caractérisent et répondent aux besoins du mouvement des masses dans la situation actuelle en France. Les camarades nord-américains ont avancé un mot d'ordre fondamental pour ces dernières années : « Retrait immédiat des troupes du Viêt Nam ! », ainsi que: « Ne votez pas pour les patrons, ni pour les militaires, ni pour les dirigeants vendus, votez pour vos camarades ouvriers ! ». Quels furent les mots d’ordre centraux de la campagne électorale des camarades français ? Il est impossible de le savoir : ils n'ont avancé aucun mots d'ordre clair et précis pendant cette campagne.
Mais laissons-là les élections et occupons-nous des mots d'ordre pour le mouvement ouvrier et de masses français. Relisons la collection de « Rouge » entre juin et août 73 par exemple. Nous ne trouvons que trois campagnes de dénonciation constantes : solidarité avec les ouvriers de LIP [une usine de montres en France dont les travailleurs eux-mêmes avaient pris le contrôle et assuré la production], contre les groupes fascistes et celle concernant les travailleurs immigrés. La seule qui puisse être liée à l'ensemble du mouvement de masses français est celle contre les groupes fascistes, mais nous n'y trouvons pas le mot d'ordre « Freinons (ou écrasons) Ordre Nouveau et le fascisme ! ». Les deux autres sont des campagnes partielles concernant des secteurs spécifiques.
Nous nous demandons quels sont le ou les mots d'ordre qui répondent aux problèmes les plus ressentis par le mouvement ouvrier ? A part les groupes fascistes, le régime ne crée-t-il aucun problème au mouvement ouvrier ? Le mot d'ordre « Freinons l'offensive patronale contre notre niveau de vie et nos conditions de travail ! » ne correspond-il pas à un besoin des masses ? Si le fascisme est le seul problème, pourquoi ne pas avancer le mot d'ordre capable de mobiliser les masses contre celui-ci ? Nous faisons remarquer que nous ne sommes pas en train de défendre ou critiquer tel ou tel mot d'ordre, nous exposons ici quelque chose de plus élémentaire, notre obligation de nous doter de mots d'ordre pour l'action du mouvement de masse, notre obligation de faire de l'agitation.
Nous insistons sur le fait que notre position n'écarte pas l'importance d'un travail en direction de l'avant-garde ouvrière ou du mouvement des masses. Au contraire, à certains moments de la lutte de classes, cette intervention devient fondamentale. Quand survient une grave défaite historique du mouvement ouvrier, la propagande en direction de l'avant-garde est notre activité essentielle jusqu'à ce que le mouvement ouvrier reprenne ses forces. C'est également le cas dans une situation exceptionnelle qui fait de l’avant-garde l’axe central de notre activité révolutionnaire en période de montée. Ce fut le cas de la IIIème Internationale - que nous avons déjà vu - dans la situation créée par la victoire de la révolution russe et la naissance du premier Etat ouvrier. Il s'agissait alors, pendant un ou deux ans, de gagner d'un seul coup toute ou presque toute l'avant-garde mondiale enthousiasmée par la victoire révolutionnaire et la fondation de la IIIème internationale. Mais cette situation exceptionnelle fut la conséquence d'un triomphe spectaculaire du mouvement de masses dirigé par les bolcheviks qui s'étendit à l'échelle mondiale à travers l'avant-garde, parce qu'elle assimile cette victoire du mouvement inégal et combiné du mouvement révolutionnaire mondial : une immense victoire obtenue par une direction marxiste révolutionnaire dirigeant le mouvement de masses dans un pays déterminé, se double et se combine à l'impact de ce triomphe à l'échelle mondiale sur l'avant-garde. Mais, à nouveau, l'élément décisif est le mouvement de masses.
Il se passera la même chose à l'échelle nationale, pour peu que nous obtenions une victoire importante au niveau national de la lutte de classes. Une victoire décisive dans une branche significative du mouvement ouvrier français, dans la métallurgie par exemple, l'automobile ou l'enseignement, sous notre direction, aurait un effet immédiat et global sur toute l’avant-garde du mouvement ouvrier français. L'avant-garde ouvrière se rapprocherait par milliers de notre parti, et notre tâche serait alors, centralement pour un certain temps, de la gagner d'un seul coup au trotskisme. Mais nous ne devons pas nous méprendre, ce tournant ne se produira que sur la base d'une victoire du mouvement de masses, et pour aucune autre raison.
Dans n’importe quelle situation, qu'elle soit exceptionnelle et momentanée comme nous l'avons vu ou « normale » (notre tâche étant l'agitation au sein du mouvement de masses), nous devons nous poser la question de savoir comment gagner ou travailler avec l'avant-garde et s'il nous faut une politique spécifique pour celle-ci. Les camarades de la majorité pensent que oui, que nous gagnerons l'avant-garde par des campagnes nationales sur des questions qui « correspondent à ses préoccupations » et par des « initiatives efficaces » sur ces questions. Nous pensons tout le contraire : nous devons gagner l'avant-garde en lui expliquant patiemment (en faisant de la propagande) notre politique pour le mouvement ouvrier et de masses, et non par une politique spécifique. Ce problème est très important car c’est de là que provient l'essentiel des divergences politiques concrètes entre la minorité et la minorité.
L’avant-garde n'apparaît jamais avec des tendances vers la politique trotskiste ou bolchevique. Elle apparaît en exprimant les tendances spontanées de la lutte existant alors dans le mouvement de masses, et les premiers enseignements politiques qu'elle reçoit sont ceux des partis réformistes à influence de masse, de la bureaucratie syndicale et des phénomènes mondiaux de la révolution. Ce sont les premières idées qu'elle connaît. Auparavant, elle ne connaissait que le venin que crachent tous les jours les organes de propagande de la bourgeoisie. Le parti révolutionnaire ne peut pas concurrencer la propagande de la bourgeoisie et de ses agents dans le mouvement ouvrier ; nous partons d'une position d'infériorité.
L'avant-garde contemporaine, par exemple, est venue à la politique sous la pression du pôle de la propagande stalinienne et du pôle castriste. C'est ce qui explique précisément que pendant tout un moment elle aura débattu essentiellement des problèmes de lutte armée. Si nous prenons comme point de départ ces « préoccupations », nous nous verrons forcés de choisir (comme le font les camarades de la majorité) entre ces deux pôles, car le seul moyen de définir une politique spécifique pour l'avant-garde est de partir de ses propres préoccupations et discussions. Nous parviendrons peut-être ainsi, en nous adaptant à cette situation, à capter un secteur de cette avant-garde, mais uniquement au prix du sacrifice de notre propre politique. Capter l'avant-garde guérillériste en nous transformant en pro-guérilléristes, ou capter l'avant-garde stalinienne en nous transformant en pro-staliniens nous servira à quoi ? A rien assurément. C'est un coup brutal porté à notre possibilité de diriger la révolution. Nous ne pouvons ainsi que faire le jeu d'une de ces politiques incorrectes qui s'expriment avec plus de force que la nôtre au sein de l'avant-garde. Et, dès que la stratégie castriste ou stalinienne échouera, notre parti s'écroulera avec elle.
En tant que trotskistes, notre confiance réside dans le mouvement de masses, nous pensons qu'il fera la révolution si nous savons construire un parti qui le dirige avec une politique correcte. Ce parti se construira essentiellement en gagnant l'avant-garde à cette politique trotskistes, et non en la gagnant avec une autre politique ou aux déviations qui existent dans, cette avant-garde. Cette tâche est bien plus difficile que celle que se proposent d'accomplir les camarades de la majorité, mais c'est la seule tâche correcte. Capter l'avant-garde n'est un progrès pour le processus révolutionnaire que si elle a été gagnée à la politique révolutionnaire. Les staliniens ont gagné de larges secteurs de l'avant-garde à leur politique ; en annihilant leur potentiel révolutionnaire, il les a liquidé en tant qu'avant-garde. De nos jours, le castrisme a gagné presque toute l'avant-garde mondiale et l'a entraînée à la catastrophe : il a démoralisé politiquement tout un secteur et amené un autre à la liquidation physique (une grande partie de l'avant-garde latino-américaine des années 60).
Que signifie gagner l'avant-garde à la politique trotskiste ? Il s'agit de la gagner pour faire de l'agitation au sein du mouvement de masses sur les mots d'ordre que notre parti élabore scientifiquement à chaque étape, et de la faire adhérer à notre stratégie de construction d'un parti bolchevique et au programme de ce parti. Cela signifie combattre violemment, jour après jour, les directions bureaucratiques et réformistes en premier lieu, puis les tendances ultra-gauches. Cela signifie expliquer, face à chaque problème de la lutte de classes : « Camarade, face à cette situation, les staliniens avancent tel mot d'ordre pour le mouvement de masses ; ce mot d'ordre est incorrect car il nous amène à faire confiance à un secteur de la bourgeoisie et finira par nous entraîner au massacre. Les ultra-gauches te proposent de te lancer dans des actions isolées du mouvement de masses, loin de tes camarades de travail. Si tu les écoutes, tu finiras également par être vaincu par la bourgeoisie. Nous te proposons de ne pas t'éloigner de tes camarades de travail, de rester lié au mouvement de masses afin de devenir leur direction. Nous te proposons de détecter soigneusement les problèmes sur lesquels tes camarades sont prêts à se mobiliser ; de chercher le mot d'ordre précis pour développer cette mobilisation. Nous te proposons de faire ainsi au niveau national et mondial. Pour réaliser cette tâche à un niveau plus général que sur ton lieu de travail, tu as besoin de t'organiser dans un parti de militants comme toi. Dans ce parti que nous sommes en train de construire, nous faisons ce que tu fais toi-même dans ton usine, nous cherchons les mots d'ordre adéquats pour mobiliser à chaque moment les masses exploitées. Mais nous savons de plus que cette mobilisation des masses se terminera par la prise du pouvoir ou par une défaite, et nous avons un programme, le Programme de Transition, qui enchaîne les mots d'ordre les uns aux autres pour conduire les masses vers la prise du pouvoir. Nous t'invitons à construire ce parti avec nous et à faire tien notre programme. »
Notre tâche vis-à-vis de l'avant-garde est donc simple : partir des mots d’ordres d'agitation pour le mouvement de masses, et la gagner au parti et au programme dont ces mots d'ordre sont tirés. Et tout ce que nous avons à dire à l'avant-garde, n'est-ce pas de la propagande (beaucoup d'idées pour peu de gens) ? Mais comment faire cette propagande, si nous ne sommes pas les champions de l'agitation sur ces mots d'ordre ?
Même dans les cas « exceptionnels » que nous avons vus, notre propagande a le même sens. Après un écrasement historique du mouvement de masses, nous passerons des années à faire de la propagande en direction de l'avant-garde ; que lui dirons-nous ? : « Camarades, le mouvement ouvrier a subi une défaite, mais nous sommes sûrs et certains qu'il repartira en lutte. Ne te lance pas dans des actions isolées, étudie et apprend toute l'expérience accumulée par les travailleurs en plus d'un siècle de lutte, forme-toi en tant que direction des nouvelles luttes qui vont inévitablement se produire, écoute soigneusement tes camarades, et dès que tu les verras disposés à la lutte, même si c’est sur un infime problème, recherche et avance le mot d'ordre adapté à cette lutte. Le seul endroit où tu puisses étudier et assimiler toute cette expérience, le seul endroit où tu pourras élaborer ce mot d'ordre, c'est dans notre parti. »
Voyons l'autre cas « exceptionnel », celui de la IIIème Internationale. Lénine a-t-il défini une politique spécifique pour gagner l'avant-garde mondiale ? A-t-il fait des campagnes politiques nationales autour des préoccupations de l'avant-garde ? A-t-il pris parti pour les socialistes de gauche et les anarcho-syndicalistes (qu'il désirait gagner) contre l'opportunisme et le social-chauvinisme des partis sociaux-démocrates ? Tout au contraire. Il s'est efforcé de gagner cette avant-garde à la politique du parti bolchevique russe. Gagner cette avant-garde signifiait la faire rompre définitivement avec les partis sociaux-démocrates et la tendance anarchiste, afin de construire dans chaque pays des partis bolcheviques sur le modèle russe. Gagner cette avant-garde signifiait la convaincre de la nécessité d'un travail d'agitation politique unifié et dirigé vers les larges masses. Pourquoi est-ce seulement à cette occasion que Lénine a proposé cette tâche de gagner 1'avant-garde ? Parce que l'impact de la grande victoire du mouvement de masses, constituée par la révolution russe, était tel que, pour la première fois dans l'histoire (et jusqu'à présent la seule), la propagande marxiste révolutionnaire pouvait se mesurer avec succès à la propagande bourgeoise et réformiste; parce que pour la première fois dans l’histoire (et jusqu'à présent la seule), l'avant-garde du monde entier s'orientait massivement vers le marxisme révolutionnaire, fascinée par l'exemple du prolétariat soviétique et de son parti bolchevique.
La théorie marxiste comme les exemples historiques, nous montre la dialectique entre les masses et l'avant-garde et, par conséquent, le caractère erroné de la conception mécaniste des camarades de la majorité, pour qui le seul fait de gagner l'avant-garde nous fait avancer dans la voie de la conquête de la direction des masses. Si nous gagnons l'avant-garde sur une autre base que la politique léniniste-trotskiste et l'intervention au sein du mouvement des masses, nous éloignerons notre parti de la politique révolutionnaire, nous séparerons l'avant-garde des masses et finirons par liquider le parti et l'avant-garde, en abandonnant le mouvement de masses à son sort et en nous fermant la voie de la victoire de la révolution. Si nous gagnons l'avant-garde à la politique léniniste-trotskiste, nous aurons fait un bond dans la construction du parti à influence de masse capable de diriger la révolution jusqu'à la victoire.
Cette dialectique comprend également la possibilité de l'existence d'avant-gardes ou de secteurs d'avant-garde que, pour des raisons historiques et sociales concrètes, nous ne pouvons pas gagner à la politique marxiste révolutionnaire. C'est le cas, en général, d'un secteur important de l'avant-garde étudiante qui est condamné, par la logique inflexible de la lutte de classes, à abandonner tôt ou tard le camp du mouvement de masses pour passer dans celui de la bourgeoisie. Ce sera dommage et douloureux, mais c'est ainsi. C'est justement cette dialectique qui explique que tout ce que gagnent ou perdent les marxistes révolutionnaires, à tous les niveaux de la lutte de classes (mouvement de masses, classe ouvrière ou avant-garde), est déterminé par la lutte de classes elle-même et ses soubresauts, jamais par une politique spécifique plus ou moins correcte en direction de l'avant-garde. Vu sous un autre angle : la seule manière de gagner l'avant-garde à notre politique est d'avoir une politique correcte pour le mouvement de masses ; mais cela ne suffit pas, il est encore plus important que cette politique correcte remporte des victoires significatives qui nous amènent à la direction du mouvement de masses à l'échelle nationale et internationale. C'est ce que nous avons fait en France en mai 68 : une politique correcte pour l'ensemble du mouvement étudiant et ouvrier nous a amenés à influencer l'avant-garde, mais nous n'avons pas réussi à la gagner d'une manière massive car le mouvement de masses, dans sa première grande mobilisation d'ensemble depuis 35 ans, n'a pas obtenu de victoire complète contre la bourgeoisie. C'est la mesure même de la victoire obtenue qui a déterminé le poids et la permanence de notre influence sur l'avant-garde, une fois la mobilisation retombée.
C'est cette dialectique qui met à jour l'erreur de base des raisonnements des camarades de la majorité. Ils signalent deux faits réels: il existe une nombreuse avant-garde et nous « ne pouvons pas entretenir l'espoir de gagner la sympathie politique de la classe ouvrière d'un seul coup ». Mais ils tirent de ces deux faits la conclusion erronée de la nécessité d'un travail prioritaire en direction de « l'avant-garde large », sur la base d'une politique spécifique partant de ses « préoccupations ». Bien que les camarades de la majorité ne le disent pas, la logique de ce raisonnement les amène à conclure que nous pouvons gagner « d'un seul coup » cette « avant garde large », à la différence de la classe ouvrière. Nous ne comprenons pas cette conclusion. Nous pensons également que nous ne pouvons pas gagner la classe ouvrière d'un seul coup, mais qu'est ce qui nous empêche de la gagner au cours d'un processus ? Si à chaque moment de la lutte du mouvement de masses ou de ses secteurs, nous avançons les mots d'ordre justes nous gagnerons graduellement leur sympathie, par paliers. Et dès que des luttes importantes se déclareront, la « sympathie politique » du mouvement de masses, ou de ses secteurs importants, croîtra géométriquement pour notre politique et nos partis. A condition bien sûr que nous avancions les mots d'ordre corrects et que nous soyons les meilleurs dans l'agitation et l'organisation.
Nous ne comprenons pas non plus ce qui peut nous permettre de gagner la « sympathie » générale de « l'avant-garde large » et « d'un seul coup », car celle-ci n'a pas besoin de notre politique ni de notre parti. Dans les moments d'accalmie de la lutte de classes, elle tendra à réaliser des actions coupées du mouvement de masses auxquelles nous devrons nous opposer. Il en résultera que seul un secteur minoritaire de cette avant-garde se rapprochera de nos positions, les autres poursuivant leurs tendances spontanéistes. Il n'y a pas moyen d'éviter ce phénomène. La formule des camarades de la majorité, proposant d'orienter le parti vers ces préoccupations, peut avoir un succès momentané. Mais il est également très probable que, à moins d'une rupture totale avec le trotskisme, apparaissent ; au sein de l’avant-garde des tendances non trotskistes qui seront bien plus à même que nous de suivre à la lettre la déviation (ou préoccupation) de cette avant-garde.
Mais toute la situation change dès que le mouvement de masses entre en lutte. Des secteurs de l’avant-garde seront alors beaucoup plus préoccupés par une orientation correcte pour la lutte de masses que par la réalisation d'actions isolées. Ils se souviendront alors de notre travail de propagande patient et intransigeant et diront : « les trotskistes avaient raison lorsqu'ils nous disaient de faire confiance au mouvement de masses et de ne pas nous en séparer. Allons discuter avec eux de la politique correcte à avancer pour cette mobilisation. » D'autres secteurs, les guérilléristes par exemple, poursuivront leurs actions à l'écart des masses, se sépareront de plus en plus d'elles et ne seront donc pas reconnus par elles comme direction alternative contre les réformistes et la bureaucratie. Le parti trotskiste établira alors un dialogue large et fraternel avec les premiers secteurs, en essayant de les gagner à sa politique pour le mouvement de masses. Quant au second secteur, le parti ne pourra que le caractériser ainsi : « Ce sont des camarades irrécupérables, pour le moment, par le marxisme révolutionnaire. », tout en les défendant contre les attaques de la bourgeoisie, mais en les laissant subir les échecs de leur expérience.
C'est par ce processus, et non d’un seul coup, que nous gagnerons jour après jour plus d'influence dans l'avant-garde du mouvement de masses. La dialectique des rapports avant-garde-masses est inflexible : nous ne pouvons gagner d'un seul coup l'avant-garde qu'au moment de ce processus où notre parti aura dirigé le mouvement de masses et obtenu une victoire colossale. Alors, et alors seulement, notre tâche (toujours de propagande) centrale sera celle de la conquête de l' avant-garde et dès que nous aurons épuisé les possibilités de ce travail, nous reviendrons (avec nos forces multipliées par cent) à notre tâche centrale d'agitation sur des mots d'ordre pour chaque moment de la lutte de masse.
Il ne nous reste qu'une question à résoudre : dans ce contexte, à de maintes occasions, nos mots d’ordre d'agitation ne mobiliseront pas les masses et ne seront repris que par des secteurs de l'avant-garde qui réaliseront, par exemple, une manifestation de soutien au Viêt-nam ou à une grève ouvrière. Les camarades de la majorité peuvent en tirer l'argument que, du fait que l'avant-garde réalise des actions, il est donc nécessaire d'avoir une politique en direction de celle-ci. En cela, ils ont en partie raison. L'avant-garde mène effectivement des actions. Mais elles ne sont pas toutes positives. Les camarades de la majorité ajoutent donc une condition : que ces actions « n'aillent pas contre le courant de la lutte de masses ». Mais une action, allant dans le sens général de la lutte de masses, peut à un moment particulier, déchaîner la répression par exemple, ou détourner l'attention des masses de leurs problèmes centraux. Si au milieu d'une mobilisation de masse sur les salaires, un secteur de l'avant-garde organise une manifestation avec pour seul mot d'ordre « A bas la bureaucratie syndicale! », il détourne ainsi l'attention des masses, puisque le problème central pour celles-ci est celui des salaires et que la lutte contre la bureaucratie n'est qu'un aspect (secondaire au début) de la lutte contre le patronat. Si cette manifestation se termine par la mort de policiers, elle déchaînera une répression du régime contre le mouvement de masses, qui n'est pas encore préparé à l'affronter. Par conséquent. la condition que doivent remplir les actions de l'avant-garde n'est pas celle de « ne pas aller contre le courant de la lutte de masses », mais de répondre exactement aux besoins actuels de la lutte de masses. Toute autre action doit être condamnée énergiquement par le parti.
Ainsi, quelle signification peuvent donc avoir en général les actions de l'avant-garde, du point de vue de la lutte de classes dans son ensemble ? Ce qui pour l'avant-garde est une action (manifestation, initiative-éclair, etc.) est, du point de vue de la lutte de classes, une tâche d'agitation que cette avant-garde réalise en direction du mouvement de masses. Cette action de l'avant-garde n'est pas une action directe du mouvement de masses, ni un affrontement avec les exploiteurs (même si elle est réprimée) ; elle a le même effet qu'un mot d'ordre. Si nous distribuons un tract ou lançons un mot d'ordre correct, nous aidons au développement de la lutte de masses. Si la bureaucratie, les réformistes ou les ultra-gauches (ou bien nous, lorsque nous nous trompons) distribuent un tract ou lancent un mot d'ordre incorrects, ils portent préjudice à la lutte de masses. Il se passe la même chose avec les actions de l'avant-garde. Si l'axe de ces actions est correct, l'agitation qu'elles font en direction du mouvement de masses est positive; si cet axe est incorrect, elle est négative. Et quelles sont les actions correctes de l'avant-garde si ce ne sont celles qui ont pour axe les mots d'ordre de notre agitation dans le mouvement de masses ?
En résumé, les camarades de la majorité soutiennent que notre tâche centrale est le travail en direction de « l'avant-garde large ». Nous soutenons que cette tâche centrale ne se justifie que dans une période d'écrasement historique du mouvement de masses ou lorsqu'une victoire importante du mouvement de masses, sous notre direction, entraîne toute l'avant-garde vers nos positions. Nous soutenons que dans la situation actuelle, qui tend à devenir pré-révolutionnaire au niveau mondial, notre tâche centrale est l'intervention au sein du mouvement de masses dans la grande majorité des pays. Les camarades de la majorité affirment que notre tâche centrale est l'agitation en direction de l'avant-garde, sur des mots d'ordre qui partent de ses préoccupations et l'entraînent à l'action. Nous affirmons que notre agitation doit n'être adressée qu'au mouvement de masses, pour amener celles-ci à l'action grâce à des mots d'ordre corrects, et que notre tâche centrale vis-à-vis de l'avant-garde est la propagande que nous faisons autour des mots d'ordre d'agitation en direction du mouvement de masses. Les camarades de la majorité prennent les actions de l'avant-garde comme critère presque absolu pour les tâches du parti; ils soutiennent que notre tâche centrale est de lancer des campagnes politiques qui répondent aux préoccupations de l'avant-garde, c'est-à-dire aux objectifs spontanés de ses actions. Ils affirment quelque chose d'encore plus grave (que nous verrons plus loin) : que nos sections doivent réaliser des actions par elles-mêmes, prenant comme base ces préoccupations, afin de donner l'exemple et gagner la sympathie de cette avant-garde.
Nous, camarades de la minorité, nous sommes absolument contre cette politique. Nous sommes tout à fait pour l'unification de l'avant-garde, son renforcement, sa croissance et sa prise d'initiatives. Mais nous lui répéterons inlassablement: « Camarades, liez-vous au mouvement de masses, faites-lui confiance, réalisez des actions de propagande et d'agitation utiles à la popularisation du mot d'ordre précis à chaque moment de ses luttes; nous serons avec vous dans toutes ces actions. Mais nous ne serons plus avec vous si ces actions, toutes bien intentionnées qu'elles soient, portent préjudice aux masses. Si cela se produisait, nous dénoncerions implacablement votre erreur, vos actions néfastes, et tenterions de vous diviser afin de gagner le secteur qui peut rejoindre le marxisme révolutionnaire et afin de déconsidérer aux yeux des masses l'autre secteur qui les sous-estime et réalise des actions qui vont objectivement contre leurs luttes. ».
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