Commonweal, le 15 novembre 1890 |
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Pour ceux qui sont sérieusement engagés dans un mouvement de luttes, il est bon de regarder en arrière de temps à autre, afin d’examiner le chemin parcouru ; cela suppose aussi d’examiner autour de nous l’effet qu’il produit sur ceux qui n’y participent pas. De multiples raisons justifient cet examen, la meilleure étant que les hommes engagés dans une telle activité se laissent facilement confiner dans un atmosphère artificielle qui les sépare du monde extérieur, les empêche de distinguer ce qui s’y passe réellement et d’orienter à bon escient la poursuite de leur action.
Voilà maintenant sept ans que le socialisme a refait surface dans ce pays. Le temps a pu sembler long à certains, tant cette période fut riche d’espérances et de déceptions. Cependant, sept années ne représentent qu’un laps de temps très court dans l’histoire d’un mouvement sérieux ; peu de causes ont autant progressé, et en si peu de temps, que le socialisme ne l’a fait à sa manière.
Que cherchons-nous à accomplir ? Changer l’organisation sociale sur laquelle repose la prodigieuse structure de la civilisation, qui s’est construite au cours de siècles, au sein de systèmes vieillissants ou moribonds, conflits dont l’issue fut la victoire de la civilisation moderne sur les conditions naturelles de vie.
Sept années pouvaient-elles suffire à faire visiblement progresser vers sa réalisation un projet d’une telle ampleur ?
Considérez de surcroît les qualités de ceux qui s’attelèrent à cette tâche de renverser les bases de la société moderne. Où sont les hommes d’Etat qui ont abordé les questions capitales que posaient les socialistes anglais à l’Angleterre du XIXe siècle ? Où sont les grands théologiens qui, du haut de leurs chaires, ont prêché la bonne nouvelle du bonheur à venir ? Où sont les physiciens qui ont exprimé leur joie ou leur espérance face à l’avènement d’une société qui saurait au moins utiliser leurs découvertes extraordinaires pour le bien de l’humanité ?
Inutile de mettre la main à la plume pour transcrire leurs noms. Le voyageur (c’est-à-dire le travailleur) est tombé aux moyens des voleurs, et le prêtre ou le lévite ont passé leur chemin ; ou peut-être, dans notre cas, ont-ils même jeté une pierre ou deux à l’homme blessé : il fallut pour l’aider un samaritain, un paria, une personne peu respectable.
Et qui étaient-ils, ceux qui entreprirent de « faire la révolution » – c’est-à-dire, comme je l’ai dit, de donner à la société une base nouvelle, diamétralement opposée à la nôtre ? Quelques ouvriers, plus durement atteints encore dans leurs misérables conditions de travail que leurs compagnons ; quelques éléments épars du prolétariat cultivé dont le ralliement à la cause socialiste devait ruiner les maigres chances de réussite ; un ou deux déclassés du monde politique ; quelques étrangers fuyant la tyrannie bureaucratique de leurs gouvernements ; enfin, ici et là, un écrivain ou un artiste, chimériques et plus ou moins cinglés.
Et malgré tout, ils étaient assez nombreux pour agir. Contrairement à toute prévision, ce mouvement vers la liberté qui existe depuis sept ans, à travers eux si ce n’est grâce à eux, a profondément gravé dans son époque l’idée du socialisme. Certes, les travailleurs n’ont pas encore récolté le bénéfice de leur action mais c’était impossible qu’ils le pussent : aucun profit matériel et durable ne peut leur être acquis tant que le socialisme reste un simple cause et n’est pas parvenu à fonder une nouvelle société. Mais comme je l’ai écrit la semaine dernière, ce mouvement, a du moins réussi en ceci qu’aucun individu conscient n’est satisfait des choses comme elles sont. Si les exclamations de triomphe glorifiant la civilisation étouffaient autrefois les récriminations des plus pauvres (il y a tout au plus une dizaine d’années), elles ont maintenant tourné à l’apologie mal assurée de l’horreur et de la stupidité du système existant, que nous supportons faute de mieux (c’est la seule justification de son maintien), jusqu’à ce que nous ayons trouvé les moyens de le jeter aux oubliettes. Et les ouvriers, dont on pensait à l’époque de la « prospérité galopante » qu’ils avaient atteint le bout du rouleau et qu’ils se satisferaient d’une sorte de paradis terrestre pour subalternes, montrent maintenant qu’ils n’en resteront pas là, quoi qu’il arrive. Les principes du socialisme commencent à être si bien assimilés que, pour certains d’entre nous qui les ont entendu énoncer très souvent, ils font figure de lieux communs sur lesquels il semble inutile de s’appesantir ; jugement que je ne peux cependant en aucun cas partager, comme je vais tout de suite m’en expliquer.
Tout cela est du passé. Comment ? Et pourquoi ? Est-ce en vertu des qualités de ceux qui sont à l’origine du mouvement ? Cette petite bande d’excentriques qui a fait siennes les thèses socialistes au cours des dernières années, valait-elle mieux que ne le laissaient croire les apparences ? Nous avons pour la plupart fait preuve d’humanité, certes, mais on ne peut pas dire que se soient développés parmi nous de grands ou d’inattendus talents pour la gestion et la conduite des affaires, ou de grandes qualités de prévoyance. Nous avons été ce que nous paraissions, du moins aux yeux de nos amis, et c’était la moindre des choses. Nous avons commis dans nos rapports internes autant d’erreurs que n’importe quel parti dans un laps de temps équivalent. Plus souvent qu’à notre tour, nous avons vidé des querelles et parfois aussi, par crainte de celles-ci, nous avons acquiescé à ce avec quoi nous étions en désaccord.
Nous avons connu l’égoïsme, la vanité, la fainéantise et l’irréflexion jusque dans nos rangs, ainsi, tout de même, que le courage et le dévouement. Lorsque j’ai rejoint le mouvement, j’espérais tout d’abord que se révéleraient un ou même plusieurs meneurs, issus du milieu ouvrier, et qu’ils deviendraient, en repoussant toute aide de la bourgeoisie, de grands personnages historiques. Je garderais bien cet espoir, s’il semblait proche de se concrétiser, car il me tient à cœur en vérité ; mais, en toute franchise, cela ne paraît pas en prendre le chemin.
Cependant, je le répète, malgré tous les obstacles, nous avons obtenu des résultats. Pourquoi ? Mon propos ci-dessus a déjà fourni une partie de la réponse mais il faut en répéter la teneur : parce que l’infrastructure de la société moderne qui semblait inexpugnable va à la ruine. Elle a fait son temps et va se transformer en autre chose. Voilà donc la raison qui, en dépit de nos erreurs, nous a permis d’agir. Je ne crois pas non plus que puissent se réunir les moyens du grand changement sans que parallèlement se développe la capacité des piliers de la société (c’est-à-dire des ouvriers) à prendre en charge ce changement et à construire le nouvel ordre qui en sortira.
Voilà du moins de quoi nous encourager. Certains d’entre nous ne sont-ils pas déçus, malgré la façon nouvelle dont le socialisme est généralement considéré ? Cette déception n’est que trop naturelle. Lorsque au début nous avons commencé à nous unir, presque rien n’était exprimé en dehors des grands idéaux du socialisme. Et sa réalisation nous semblait tellement lointaine que nous ne pouvions guère envisager les moyens de sa mise en œuvre, si ce n’est sous la forme de grands événements dramatiques qui auraient certes transformé nos vies en tragédies, mais nous auraient extirpés de la « paix » sordide qu’est la civilisation. Avec l’influence croissante du socialisme, cela aussi a changé. Notre succès même a estompé les grands idéaux qui nous guidaient alors, car l’espoir d’une réalisation partielle et, pour ainsi dire, vulgarisée du socialisme nous a rendus impatients. Nous sommes tous convaincus, je pense, qu’il se réalisera ; il n’est donc pas extraordinaire que nous mourrions d’envie de le voir se réaliser de notre vivant. Par conséquent, ce sont les méthodes pour y parvenir plutôt que les grands idéaux qui nous préoccupent. Mais il est inutile de parler de méthode si elle n’est pas, du moins en partie, immédiatement applicable ; et c’est dans la nature même de telles méthodes partielles d’être prosaïques et décourageantes, bien qu’elles soient nécessaires.
Deux tendances coexistent à propos de ces méthodes : d’un côté, notre vieille connaissance qu’est le réformisme, qui prend aujourd’hui beaucoup plus d’importance qu’auparavant en raison du mécontentement grandissant et des nets progrès du socialisme ; de l’autre, la révolte, ou plutôt l’émeute, limitée, dirigée contre les autorités qui règnent absolument et sans partage et qui peuvent aisément la réprimer : elle est donc nécessairement vaine et inconséquente.
Je désapprouve les deux méthodes : principalement parce que les palliatifs que sont les réformes doivent être mendiés et que les émeutes sont le fait d’hommes qui ne savent rien du socialisme et ignorent totalement quelle pourrait être l’étape suivante si, contrairement à toute prévision, leur lutte était victorieuse. Par conséquent, nos maîtres, au mieux, seraient toujours les maîtres car rien ne les remplacerait. Nous ne sommes pas prêts pour un tel changement ! Les autorités pourraient être un peu bousculées sans doute et légèrement plus enclines à céder du terrain face aux revendications des esclaves, mais ceux-ci le demeureraient : car les hommes resteront assujettis tant qu’ils ne seront pas préparés à prendre eux-mêmes leurs affaires en main. Je pense même que l’utilisation de moyens violents et partiels n’ébranlera pas du tout le pouvoir des autorités mais au contraire le renforcera car les timides de toutes les classes, qui ensemble font la masse des hommes, se rallieront alors à lui.
Je viens d’évoquer les deux directions que ceux que j’appelle les partisans de l’impatience déclarent ouvertes. Avant de décrire la seule méthode qui puisse convenir à certains d’entre nous, je veux exprimer aussi brièvement que possible, mon avis sur l’état actuel de notre mouvement.
Ceux qui sont plus ou moins attirés par le socialisme, sans être vraiment socialistes, se tournent généralement vers le nouveau syndicalisme ou le réformisme. Ces hommes estiment qu’ils peuvent arracher aux capitalistes quelques lambeaux de leurs profits et privilèges. Les maîtres croient aussi, à en juger d’après leurs récentes menaces de coalition, que cela pourrait advenir. Mais ces avantages ne seraient que très partiels, et nous, socialistes, contrairement à d’autres, savons bien que les gens ne pourraient pas en rester là si cela arrivait. Passons là-dessus pour le moment. L’aspect parlementaire de la lutte semble être actuellement en suspens et il a fait place à l’aspect syndical. Mais, bien entendu, il réapparaîtra. Et, en son temps, si rien ne vient entraver le cours logique des événements, une loi finira par proclamer la journée légale de huit heures, sans que cela ne change grand-chose pour les travailleurs et leurs maîtres.
D’autre part, je crois que le socialisme d’Etat n’est ni désirable en soi, ni surtout possible comme projet global. Cependant, une réalisation quelconque en sera certainement tentée et, à mon avis, cette tentative précédera toute édification du nouvel ordre des choses. A ce propos, le succès de l’utopie de monsieur Bellamy, aussi mortellement ennuyeuse soit-elle, prouve que son ouvrage est dans l’air du temps. Et l’attention générale que l’on porte à ces gens habiles que sont nos amis conférenciers et pamphlétaires fabiens n’est pas due à leurs talents littéraires : les gens ont réellement le regard plus ou moins tourné dans leur direction.
Aujourd’hui les gens sont mécontents, ils conçoivent l’espoir d’améliorer leurs conditions de travail, et pourtant les moyens d’atteindre ce but restent incertains, ou plutôt on confond le commencement de l’emploi de ces moyens et la fin elle-même ; et c’est justement parce que les gens s’enthousiasment pour un socialisme dont ils ignorent souvent à peu près tout qu’il faut mettre en avant ses principes élémentaires, sans aucun souci de politique à court terme.
Les lecteurs saisiront mieux mon propos si j’ajoute que je m’adresse à ceux qui sont réellement socialistes, aux communistes donc. Pour nous, maintenant, la tâche essentielle est de former des socialistes, et je ne crois pas que nous puissions mener d’activité plus utile aujourd'hui. Ceux qui ne sont pas de vrais socialistes – les syndicalistes, les fauteurs de troubles, que sais-je – feront ce qu’ils sont contraints de faire et nous n’y pouvons rien. Quelque chose de bon se dégagera peut-être de leur action, mais nous n’avons nul besoin de travailler de concert avec eux – d’ailleurs nous ne pourrions le faire de gaieté de cœur – puisque nous savons que leurs méthodes ne mènent pas dans la bonne direction.
Nous devons, je le répète, former des socialistes, c’est-à-dire convaincre les gens que le socialisme est bénéfique et qu’il est réalisable. Lorsque nous aurons réuni assez d’individus autour de cette conviction, ils découvriront d’eux-mêmes le type d’action nécessaire pour pratiquer leurs idées. Tant qu’aucune prise de conscience massive n’existe, l’action en vue d’un changement total qui profiterait à toute la population est impossible. En sommes-nous là, en approchons-nous ? Certainement pas. Si nous nous éloignions de cette atmosphère ensorceleuse qui émane du combat militant, nous verrions clairement ceci : aussi nombreux soient ceux qui croient possible de contraindre par quelque moyen les maîtres à mieux se comporter vis-à-vis d’eux et qui sont impatients de les y forcer (par des moyens prétendument pacifiques comme la grève, par exemple), aucun d’entre eux, excepté une toute petite minorité, n’est prêt à se passer de maîtres. Ils ne se sentent pas capables de prendre leurs affaires en main et de devenir responsables de leurs vies dans ce monde. Lorsqu’ils y seront prêts, le socialisme sera alors réalisé mais sinon rien ne peut raccourcir ce délai, ne serait-ce que d’un jour.
Formons par conséquent des socialistes. Nous ne pourrons rien faire de plus utile, et propager sans cesse nos idées n’est pas un moyen dépassé. Au contraire, pour ceux qui comme moi ne croient pas au socialisme d’Etat, c’est le seul moyen rationnel d’arriver à un nouvel ordre des choses.
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