1938 |
Révolution et contre-révolution en Espagne, de Felix Morrow, reste la meilleure analyse marxiste de la révolution espagnole de 1936-1937 et de son issue tragique. |
Révolution et contre-révolution
en Espagne (1936-1938)
ch. IX – La contre-révolution et les masses
Ce serait calomnie que de penser que le progrès de la contre-révolution n'alarma pas les masses dirigées par les socialistes et les anarchistes. Toutefois le mécontentement ne suffit pas. Il faut aussi savoir comment s'en sortir. Sans une stratégie ferme et bien conduite pour repousser la contre-révolution et diriger les masses vers le pouvoir d'Etat, le mécontentement peut s'accumuler indéfiniment, et ne trouver d'issue que dans des mouvements sporadiques et désespérés, voués à l'échec. En d'autres termes, les masses ont besoin d'une direction révolutionnaire.
Le mécontentement était énorme, dans les rangs de la C.N.T. et de la F.A.I. en particulier. Il suintait au travers de centaines d'articles et de lettres dans la presse anarchiste. Bien que les ministres anarchistes de Valence ou de la Generalidad aient voté les décrets gouvernementaux ou s'y soient soumis sans protester publiquement, leur presse n'osait pas défendre directement la politique gouvernementale. La pression des travailleurs de la C.N.T. sur leur direction s'accrut en même temps que la répression gouvernementale.
Le 27 mars, les ministres de la C.N.T. sortirent du gouvernement de la Catalogne. La crise ministérielle qui s'ensuivit dura trois semaines entières. " Nous ne pouvons pas sacrifier la révolution à l'unité ", déclara la presse de la C.N.T. "Pas d'autres concessions au réformisme. L'unité a été maintenue jusqu'ici sur la base de nos concessions. Nous ne pouvons pas reculer davantage."
Ce que la direction de la C.N.T. proposait précisément alors demeurait toutefois un mystère. Companys discrédita définitivement leur attitude dans un sommaire du cours ministériel depuis décembre, en montrant que les ministres de la C.N.T. avaient tout voté, le désarmement des travailleurs, les décrets de mobilisation et de réorganisation de l'armée, la dissolution des patrouilles ouvrières, etc .
" Arrêtez cette plaisanterie et revenez travailler ", disait Companys. Et de fait, à la fin de la première semaine, les ministres de la C.N.T. étaient prêts à revenir. Toutefois, les staliniens exigèrent alors une capitulation de plus : les organisations qui fournissaient des ministres devraient signer une déclaration commune s'engageant à réaliser une série de tâches définies. Les ministres de la C.N.T. protestèrent, disant que la déclaration ministérielle d'usage après la constitution du nouveau cabinet suffirait. La proposition stalinienne aurait laissé les ministres de la C.N.T. absolument démunis à l'égard des masses. Ainsi, la crise ministérielle se poursuivit durant deux semaines.
Un petit aparté s'ensuivit, qui ne conduisit à rien de plus qu'à une division ministérielle du travail qui liait plus fortement que jamais les dirigeants de la C.N.T. à la Generalidad. Companys assura la C.N.T. qu'il était d'accord avec elle, non avec les staliniens, et il offrit ses services afin de les " contraindre " à renoncer à leur requête.
Au même moment, le premier ministre Taradellas, lieutenant de Companys, défendit l'administration de la guerre (dirigée par la C.N.T.) contre une attaque de Treball, l'organe du P.S.U.C., qu'il qualifia " de calomnies totalement arbitraires ". Pour ces petits services, la C.N.T. accorda à Companys son soutien politique inconditionnel d'une façon abjecte :
"Nous déclarons publiquement que la C.N.T. est au côté de Luis Companys, président de la Generalidad, auquel nous avons accordé tout ce qui était nécessaire pour faciliter la solution de la crise politique. Nous sommes – sans servilité aucune – procédé incompatible avec la morale de notre mouvement révolutionnaire, au côté du président qui sait qu'il peut compter sur notre respect le plus profond et sur notre soutien sincère."
(Solidaridad obrera, le 15 avril 1937.)
Companys, bien entendu, persuada habilement les staliniens de renoncer à leur demande de pacte, et le 16 avril, la crise ministérielle était " résolue ". Comme son prédécesseur, le nouveau cabinet donna la majorité à la bourgeoisie et aux staliniens, et ne différa en rien, naturellement, du précédent.
Les masses de la C.N.T. ne pouvaient pas être aussi "flexibles". Elles avaient une tradition héroïque de lutte à mort contre le capitalisme. La reconstruction de l'Etat bourgeois se faisait sur leur dos, de façon de plus en plus insistante. L'inflation et la manipulation incontrôlées des prix par les hommes d'affaires " intermédiaires " entre la paysannerie et les masses urbaines provoquaient maintenant une hausse des prix vertigineuse. Dans cette période, la hausse des prix servait de " leitmotiv " à toute activité. La presse était pleine de cette question. La condition des masses devenait plus intolérable de jour en jour, et les dirigeants de la C.N.T. ne leur indiquaient aucun moyen de s'en sortir.
Plusieurs voix s'élevaient maintenant pour un retour à l'apolitisme traditionnel de la C.N.T. :
" Plus de gouvernements ! " Les journaux locaux de la C.N.T. brisèrent la discipline et reprirent ce refrain. Ceci était l'expression d'un désespoir irréfléchi.
L'apparition des " Amis de Durruti " fut bien plus significative. Au nom du dirigeant martyr, un mouvement surgit, qui avait compris la nécessité de la vie politique, mais rejetait la collaboration avec la bourgeoisie et les réformistes. Les Amis de Durruti s'étaient organisés pour arracher la direction à la bureaucratie de la C.N.T. Dans les derniers jours d'avril, ils recouvrirent Barcelone de leurs slogans, en rupture ouverte avec la direction de la C.N.T. Ces mots d'ordre comprenaient les points essentiels d'un programme révolutionnaire : tout le pouvoir à la classe ouvrière, et des organismes démocratiques d'ouvriers, de paysans et des combattants en tant qu'expression du pouvoir ouvrier.
Les Amis de Durruti constituèrent un ferment profond dans le mouvement libertaire. Le premier avril, un manifeste de la Jeunesse libertaire de Catalogne (Ruta, 1er avril 1937) avait dénoncé " la Jeunesse socialiste unifiée (stalinienne) qui fut la première à aider à faire remonter la cote d'Azafia tombée si bas dans les premiers jours de la révolution, quand il avait tenté de fuir le pays – et fait appel à la Jeunesse catholique unifiée et même à des sympathisants fascistes. Le manifeste stigmatisait le bloc bourgeois stalinien qui " soutenait ouvertement toutes les intentions d'encerclement de la révolution espagnole des gouvernements anglais et français ". Il dénonçait avec véhémence les attaques de la contre-révolution contre les maisons d'édition et la station de radio du P.O.U.M. à Madrid. 11 notait :
"On refuse des armes au front de l'Aragon parce qu'il est vraiment révolutionnaire, de manière à pouvoir ensuite traîner dans la boue les colonnes qui opèrent sur ce front ; le gouvernement central boycotte l'économie catalane pour nous contraindre à renoncer à nos conquêtes révolutionnaires. On envoie les fils du peuple au front, mais on garde les forces en uniforme à l'arrière, à des fins contre-révolutionnaires; ils ont gagné du terrain pour une dictature – non pas prolétarienne – mais bourgeoise."
Différenciant clairement la Jeunesse anarchiste des ministres de la C.N.T., le manifeste concluait :
"Nous sommes fermement décidés à ne pas porter la responsabilité des crimes et des trahisons dont la classe ouvrière devient la victime. [... ] Nous sommes prêts, s'il le faut, à revenir à la lutte clandestine contre les traîtres, contre les tyrans et contre les misérables marchands de la politique."
Un éditorial du même numéro de Ruta déclarait :
"Que certains camarades ne viennent pas vers nous avec des mots d'apaisement. Nous ne renoncerons pas à notre lutte. Les automobiles officielles et la vie sédentaire de la bureaucratie ne nous éblouissent pas."
Ceci venait de l'organisation officielle de la jeunesse anarchiste !
Un regroupement ne se fait ni en un jour ni en un mois. La C.N.T. avait une longue tradition, et le mécontentement de sa base n'évoluerait que lentement vers une lutte organisée pour une nouvelle direction et un nouveau programme. C'était d'autant plus vrai qu'il n'y avait pas de parti révolutionnaire pour encourager un tel processus.
La réponse du P.O.U.M. à la contre-révolution
Un abîme béait entre les dirigeants et la base dans le mouvement de la C.N.T. Le P.O.U.M. s'engouffrerait-il dans la brèche pour se mettre à la tête des masses militantes ?
La prédominance dans les rangs de la C.N.T. d'une large tendance favorable au retour à l'apolitisme traditionnel constituait un obstacle incontournable au P.O.U.M. qui n'avait rien fait pour gagner ces travailleurs à la vie politique révolutionnaire. Aussi, sans aucune aide de la direction du P.O.U.M., un courant authentiquement révolutionnaire se cristallisait-il autour des Amis de Durruti et de la Jeunesse libertaire. Si jamais le P.O.U.M. devait frapper indépendamment de la direction de la C.N.T., c'était le moment !
Le P.O.U.M. n'en fit rien. Au contraire, il montra dans la crise ministérielle des 26 mars – 16 avril qu'il n'avait rien appris de sa participation antérieure à la Generalidad. Le comité central du P.O.U.M. adopta une résolution qui déclarait :
"Il faut un gouvernement qui puisse canaliser les aspirations des masses en donnant une solution radicale et concrète à tous les problèmes par le biais de la création d'un ordre nouveau, qui serait garant de la révolution et de la victoire sur le front. Ce ne peut être qu'un gouvernement formé de représentants de toutes les organisations politiques et syndicales de la classe ouvrière, qui proposerait comme tâche immédiate la réalisation du programme suivant."
(La Batalla, 30 mars.)
Le programme en quinze points proposé n'est pas mauvais – pour un gouvernement révolutionnaire. Mais son dernier point – la convocation d'un congrès de délégués des syndicats, des paysans et des combattants qui élirait à son tour un gouvernement ouvrier et paysan permanent – montre immédiatement l'absurdité de proposer un tel programme à un gouvernement incluant par définition les staliniens et le Syndicat de Rabassaires (paysans indépendants) contrôlé par l'Esquerra.
Depuis six mois, le P.O.U.M. disait que les staliniens organisaient la contre-révolution. Comment pouvait-il alors proposer de collaborer avec eux au gouvernement et de convoquer un congrès avec eux ? Les travailleurs concluraient seulement de cette proposition que la caractérisation des staliniens par le P.O.U.M. n'était que phraséologie partisane, et ils ne prendraient plus désormais au sérieux les accusations qu'il portait contre eux.
Et Companys, et son Esquerra ? Un nouveau cabinet devait recevoir un mandat de Companys, et le P.O.U.M. ne proposait pas de rompre avec cette loi. Pouvait-on concevoir qu'un gouvernement qui convoquerait un tel congrès recevrait l'agrément de Companys ? Là encore, les masses ne pourraient que conclure des déclarations du P.O.U.M. sur le rôle nécessairement contre-révolutionnaire de l'Esquerra de Companys qu'elles n'étaient pas sérieuses.
De fait, les travailleurs ne pouvaient pas sentir que le P.O.U.M. attachait une importance fondamentale au congrès. L'entrée du P.O.U.M. dans la Generalidad leur semblait beaucoup plus importante. La Batalla du 30 mars publia côte à côte deux colonnes sous le titre : " Bilan de deux périodes de gouvernement. " Dans l'une, " le gouvernement auquel le P.O.U.M. a participé " ; dans l'autre, " le gouvernement auquel le P.O.U.M. n'a pas participé ". Le gouvernement du 26 septembre – 12 décembre est lyriquement décrit comme une période de construction révolutionnaire. Ainsi le P.O.U.M. refusait toujours de comprendre comment le gouvernement auquel il avait participé avait fait les premiers pas de géant dans la reconstruction de l'Etat bourgeois. La seule conclusion logique de ces tableaux que l'ouvrier puisse tirer, c'était qu'il fallait que le P.O.U.M. soit admis à nouveau dans le gouvernement.
En fait, la proposition du P.O.U.M. n'était rien d'autre que la revendication honteuse d'un retour au gouvernement du 26 septembre. Le numéro du 13 avril du journal du P.O.U.M. de Lerida Adelante le confirme, en décrivant plus explicitement un gouvernement pour lequel les organisations ouvrières auront la première place, et les organisations bourgeoises la, seconde. Huit mois d'enseignements avaient été perdus pour la direction du P.O.U.M.
Examinons de plus près ce congrès de délégués des syndicats, paysans et combattants proposé par le P.O.U.M. Cela sonne "presque" comme soviet, et de fait on proposait ce congrès pour tromper l'infatigable aile gauche du P.O.U.M.
Mais il n'avait rien à voir avec la conception léniniste des soviets.
Il ne faut pas oublier – ce que les staliniens ont complètement enterré – que les soviets ne commencent pas par être des organes du pouvoir d'Etat. En 1905, en 1917, en 1918 en Allemagne et en Autriche, ils ont plutôt surgi comme de puissants comités de grève représentant les masses afin de s'occuper des problèmes concrets immédiats et traiter avec le gouvernement. Bien avant d'être en mesure de prendre le pouvoir, les soviets se développent en tant qu'organes de défense des intérêts quotidiens des travailleurs. Bien avant que les députés ouvriers, paysans et soldats ne se réunissent en congrès national, il faut créer des soviets dans les villes, les villages, les régiments, qui s'uniront plus tard en organisation nationale. Pour en arriver à un tel congrès, il faut commencer par élire des comités d'usines, de paysans et de soldats partout où l'on pense que les travailleurs pourront organiser leur vie par le biais de leurs propres comités. L'exemple de quelques comités dans quelques usines et dans quelques régiments gagnera les masses à ce type d'organisation, la méthode de représentation la plus démocratique que l'humanité ait connue. C'est alors seulement qu'il est possible d'organiser un congrès national pour s'efforcer de prendre le pouvoir.
Surtout, à ce moment-là le congrès reflétera inévitablement le niveau politique des masses, bien que de façon plus radicale que les autres organes ouvriers. Si les staliniens, les anarchistes et les autres organisations réformistes sont toujours puissants, alors le congrès reflétera leur ligne politique. En un mot, il n'y a rien de magique dans le soviet : c'est simplement la forme de représentation politique des masses la plus exacte, la plus spontanément fidèle et sensible aux changements.
La simple convocation du congrès ne résoudrait pas la tâche politique fondamentale du P.O.U.M. : arracher la direction politique de la majorité de la classe ouvrière aux staliniens et aux anarchistes. Le congrès concentrerait les pensées et les élans politiques des masses comme aucun autre organe. Il serait l'arène dans laquelle le parti révolutionnaire pourra gagner le soutien de la classe ouvrière – mais ce, seulement par la lutte la plus vive contre les lignes politiques fausses des réformistes de tout poil.
Si la direction du P.O.U.M. avait proposé sérieusement le congrès, elle n'aurait pas demandé au gouvernement de le convoquer, elle aurait au contraire immédiatement tenté de faire élire des comités partout où c'était possible. Mais le P.O.U.M. n'élut même pas de tels comités dans les usines et les milices qu'il contrôlait. Ses 10 000 miliciens étaient bureaucratiquement contrôlés par des officiels nommés par le comité central du parti, l'élection de comités de soldats étant expressément interdite. Plus la vie interne du parti devenait intense, les ouvriers de l'aile gauche demandant un cours nouveau, et plus le contrôle de la direction sur les usines et les milices se faisait bureaucratique. Ce n'était là guère un exemple qui pousserait les travailleurs à créer ailleurs des comités élus !
La forme soviétique prend directement ses racines dans les usines, par la représentation directe de chaque usine dans les soviets locaux. Ceci permet un contact immédiat avec les usines, en raison de la possibilité de renouvellement qui réduit au minimum le retard de représentation de l'évolution politique par les révocations et les réélections.
Cette caractéristique des soviets permet aussi aux révolutionnaires d'être en contact direct avec les usines, sans l'intervention des bureaucrates syndicaux. Néanmoins, c'est précisément sur ce point fondamental que le congrès proposé par le P.O.U.M. différait du soviet : Le P.O.U.M. propose la représentation des syndicats. Ce n'était qu'une concession de plus aux préjugés de la direction de la C.N.T., qui conçoit les syndicats, et non les soviets ouvriers, paysans et soldats bien plus larges, comme la forme de gouvernement de l'industrie dans une société socialiste, syndicats qui, entre autres, s'opposent à ce que les révolutionnaires touchent les ouvriers dans les usines.
Ainsi, le projet utopique du P.O.U.M. était une fraude, une contrefaçon, voué à n'exister que sur le papier – une concession vide à l'aile gauche. On cherche en vain, dans les documents du P.O.U.M., une défense systématique de son cours opportuniste. On trouve seulement un paragraphe ici ou là, que l'on présume pouvoir être le germe d'une nouvelle théorie. Par exemple, Nin semble penser que la seule forme authentique de dictature du prolétariat doit être fondée sur la direction de plusieurs ouvriers :
" La dictature du prolétariat, ce n'est pas celle de la Russie, qui est la dictature d'un parti. Les partis ouvriers réformistes dans les soviets travaillèrent pour la lutte armée contre les bolcheviks, ce qui créa les circonstances de la prise du pouvoir par le parti bolchevik. En Espagne, nul ne peut songer à la dictature d'un parti, mais à un gouvernement de démocratie ouvrière totale. "
(La Batalla, 23 mars 1937.)
Nin balaie ainsi la démocratie soviétique des premières années qui suivirent la révolution d'octobre, ainsi que l'histoire du processus de réaction qui résulta de l'isolement de la révolution par rapport à l'Europe, et qui finit par conduire la Russie non vers la dictature d'un parti, mais vers la dictature de la bureaucratie. S'il faut prendre ses paroles au sérieux, l'Espagne ne connaîtra pas de dictature du prolétariat, quelle que soit l'influence gagnée par le P.O.U.M., tandis que les autres organisations (F.A.I. et C.NT.) ne seront pas d'accord pour cela. Sinon, l'Espagne est vouée à la domination capitaliste ! C'est ainsi que Nin théorise son refus de quitter les basques des dirigeants de la C.N.T.
Le nœud du problème, c'est que Nin avait abandonné la conception léniniste du soviet. Il le fit explicitement :
" Il n'existait pas de traditions démocratiques en Russie. Il n'existait pas de traditions de lutte et d'organisation dans la classe ouvrière. Nous avons tout ceci. Nous avons des syndicats, des partis, des publications. Un système de démocratie ouvrière.
On comprend par là même que les soviets aient pris une telle importance en Russie. Ils étaient une création spontanée qui prit un caractère entièrement politique en 1905 et 1917.
Toutefois, notre prolétariat a ses syndicats, ses partis, ses propres organisations. C'est pour cette raison que des soviets n'ont pas surgi parmi nous. "
(" Le problème fondamental du pouvoir ", la Batalla du 27 avril 1937.)
Une fois engagés dans un cours erroné, opportuniste, les révolutionnaires dégénèrent politiquement à une vitesse effrayante. Qui aurait cru, quelques années auparavant, que Nin pourrait écrire ces lignes ? la gigantesque " tradition d'organisation et de lutte " accumulée par le prolétariat russe pendant la révolution de 1905, dont l'étude et l'analyse fournit les cadres de la révolution d'octobre, lui " échappe ". Qu'y avait-il de spécifiquement russe dans la forme soviétique ? Des soviets avaient surgi en 1918 dans des pays dont la tradition prolétarienne était beaucoup plus riche que celle de l'Espagne – l'Allemagne et l'Autriche. En fait, qu'était-ce donc que les comités d'usines, de milices, de villages, que les comités d'approvisionnement ouvriers, les patrouilles ouvrières, les comités d'enquête, etc., qui surgirent en Espagne en 1936, sinon les fondements du pouvoir soviétique ! Il suffirait d'une politisation et d'une coordination plus profondes de ces comités, d'une représentation directe des masses – et non des organisations – pour former ce pouvoir. La théorisation de Nin est pitoyable. Elle ne tient pas debout. Il s'était rallié aux staliniens et à la bourgeoisie en septembre dans le but explicite d'abolir le double pouvoir des soviets comme " une duplication inutile " – ainsi pouvait-il raconter neuf mois plus tard :
" Les soviets n'ont pas surgi parmi nous. "
Ainsi, la direction du P.O.U.M. restait à la traîne de la C.N.T. Au lieu d'assimiler les leçons du léninisme, elle le dénonça comme... du trotskysme. Pourquoi les staliniens nous appellent-ils trotskystes? – telle est la complainte perpétuelle de la direction du P.O.U.M. L'extrait suivant d'un article de Gorkin est typique :
" En tout cas, Trotsky n'a fourni aucun argument pour qu'on nous traite de trotskystes. Il a publié deux articles en 1931 sur le Bloc ouvrier-paysan d'alors et son chef Maurin. Pour lui [Trotsky], notre ligne politique constituait un mélange de préjugés petits-bourgeois, d'ignorance, de "science" provinciale, et de fourberie politique.
Avec la guerre civile espagnole, nous avons vu le sectarisme de Trotsky se manifester une fois de plus [... ] Le représentant actuel de la IVe Internationale en Espagne, deux heures après son arrivée et après avoir parlé un quart d'heure avec nous, sortit de sa poche un programme préparé a priori, nous donnant des conseils sur la tactique que nous devions appliquer. Nous lui avons courtoisement conseillé de se promener dans Barcelone et d'étudier un peu mieux la situation. Ce citoyen [... ] est le symbole parfait du trotskysme : doctrinaire sectaire, plein d'une grande suffisance, certain de posséder la pierre philosophale révolutionnaire. "
(La Batalla, 24 avril 1937.)
Cette fatuité provinciale, héritage de Maurin, n'avait pas été l'objet des critiques du seul Trotsky. Nin lui-même, en août 1931, avait déclaré que le plus grand danger pour le Bloc ouvrier et paysan, c'était le mépris de Maurin à l'égard des leçons de la révolution russe. Toutefois Nin, en héritant du manteau de Maurin, avait repris sa tradition d'aveuglement provincial.
Tous ceux qui étaient d'accord avec Nin en 1931 ne le suivirent pas dans sa renonciation au léninisme. Supportant l'essentiel du poids de la répression bourgeoise-stalinienne, la section de Madrid du P.O.U.M. donna une majorité écrasante au programme de l'opposition fondé sur le cours léniniste. La principale section du parti, celle de Barcelone, vota en avril 1937 pour l'organisation immédiate de soviets. Nin et Gorkin recoururent à des mesures bureaucratiques pour empêcher l'accroissement de l'aile gauche. On ramena les dissidents du front sous bonne garde, et on les chassa. L'organisation de tendances fut interdite. La répression gouvernementale était plus importante encore que celle de la direction, car elle s'abattait plus lourdement, bien entendu, sur les travailleurs qui émergeaient des rangs et dans les usines. Les travailleurs de l'aile gauche du P.O.U.M. (les exclus formèrent eux-mêmes le groupe des bolcheviks-léninistes espagnols, partisans de la IVe Internationale) nouèrent des contacts étroits avec les travailleurs anarchistes, en particulier avec les Amis de Durruti. Mais le regroupement se mit en place trop lentement. Avant que les forces révolutionnaires aient pu se rassembler et gagner la confiance des masses, transformer leur mécontentement en lutte constructive pour le pouvoir, substituer la stratégie objective de la direction au désespoir subjectif des masses, l'amertume des travailleurs sans direction avait été déjà abordée : le 3 mai, les barricades surgirent...