1944

Première mise en ligne en français : mondialisme.org


Le Socialist Workers Party et la guerre impérialiste

G. Munis

novembre 1944



Prologue de novembre 1945

Le droit à la discussion et à la critique a toujours existé dans les partis ouvriers du monde entier. Le mouvement révolutionnaire s’est formé par la discussion et la critique réciproque et constante dont il s’est nourri et qui l’ont renforcé. Jusqu’à présent, seul le stalinisme les a méthodiquement supprimées. Il ne pouvait agir autrement, puisque la discussion mettait en jeu la décision du chef tout-puissant et que la critique aurait inévitablement mis un terme à son prestige. Mais les partis et les groupes de la Quatrième Internationale se sont continuellement opposés à l’étouffement stalinien et ont toujours revendiqué la méthode de la discussion et de la critique libres comme faisant partie du patrimoine du mouvement révolutionnaire. C’est la garantie de son succès.

Le Groupe espagnol au Mexique de la Quatrième Internationale a considéré qu’il était absolument nécessaire d’analyser à fond la politique de notre parti frère des États-Unis pendant la guerre, et a donc rédigé le document qui suit. Cette critique du Socialist Workers Party lui a été transmise dès qu’elle fut approuvée par le Groupe il y a un an, mais, depuis, les militants de notre organisation ignorent même son existence. C’est pour cette raison, le succès de la révolution socialiste européenne en gestation dépendant en partie d’une position juste sur la guerre et sur les problèmes qui en découlent – comme l’occupation par les armées impérialistes anglo-franco-américaines et par les armées de la bureaucratie stalinienne – que le Groupe espagnol au Mexique de la Quatrième Internationale a décidé de publier son document.

En effet, de l’attitude d’un parti révolutionnaire par rapport à la guerre impérialiste dépend en grande mesure son comportement durant la paix qui s’ensuit. Et pour que son attitude soit révolutionnaire, elle doit entièrement graviter autour du mot d’ordre de Liebknecht : l’ennemi est dans notre propre pays. Il s’ensuit que l’ennemi extérieur, contre lequel la bourgeoisie du pays menacé veut entraîner le prolétariat, ne peut être pour elle qu’un ennemi transitoire, et en fin de compte un allié sur le terrain de la lutte de classes. La guerre qui vient de prendre fin en a été la preuve flagrante, malgré le masque démocratique que portaient les Alliés dans leur lutte contre les puissances fascistes de l’Axe. N’a-t-on pas vu les Anglo-Américains essayer d’appuyer Pétain contre la volonté unanime du peuple français ?

N’a-t-on pas vu ces mêmes alliés, appuyés par l’impérialisme français, menacer les généraux japonais de les juger comme criminels de guerre s’ils ne réprimaient pas l’insurrection du Vietminh ? N’a-t-on pas vu les troupes russes maintenir au pouvoir, en Europe de l’Est, les pires ennemis des masses travailleuses ? N’a-t-on pas vu les Trois Grands sauver en même temps la propriété capitaliste en Allemagne et s’appuyer contre les masses sur les restes de l’appareil de coercition nazi ? C’est que, au-delà des conflits qui les divisent, les impérialistes, les bourgeois, considérés mondialement, et la contre-révolution russe ont un intérêt en commun par-dessus toutes leurs différences : le maintien de l’ordre existant.

Si la bourgeoisie mondiale et la contre-révolution stalinienne défendent avant tout cet intérêt primordial, le prolétariat pour sa part doit évidemment s’atteler à arracher la propriété privée des moyens de production à la première, et le monopole usurpé de la propriété nationalisée soviétique à la deuxième, et elle doit leur arracher, à toutes deux, le pouvoir politique qui forme leur conseil d’administration. Il faut, pour arracher le pouvoir à la bourgeoisie, profiter de la guerre extérieure qui exacerbe les antagonismes impérialistes.

C’est dans ce but qu’il aurait fallu profiter, en Union soviétique, de la conduite contre-révolutionnaire du gouvernement. Ce gouvernement était incapable de mener le prolétariat à une victoire qui soit à la fois une victoire du prolétariat soviétique et du prolétariat mondial ; de plus, il souhaitait ardemment, comme tous les gouvernements impérialistes, une victoire réactionnaire. Mais pour pouvoir profiter des conditions créées par la guerre, a fortiori dans un pays aussi nettement impérialiste que les États-Unis, le parti révolutionnaire du prolétariat devait avoir une attitude claire et limpide, par rapport à la guerre, à sa nature, au rôle des travailleurs dans le conflit, à la tâche concrète des révolutionnaires, que ce soit dans les usines ou dans l’armée. Il devait s’affronter à la guerre, non en paroles, mais par des actes.

Le SWP a-t-il montré face à la guerre une opposition radicale et claire ? Force est de répondre catégoriquement non à cette question. Tout en reconnaissant le caractère impérialiste du conflit, il n’a pas su tirer les conclusions qui s’imposaient. En effet, si dans chaque pays, en guerre ou non, les prolétaires ont pour ennemi principal leur propre bourgeoisie, il s’ensuit qu’ils doivent considérer les prolétaires du pays « ennemi » – dont la bourgeoisie est en guerre contre la leur – comme leurs alliés dans la lutte contre l’ennemi commun : le capitalisme mondial. C’est une vérité primaire qui se déduit de l’ABC du marxisme révolutionnaire. Il est superflu d’affirmer que cette vérité n’est pas comprise par l’ensemble des travailleurs de chaque pays en guerre, car, dans le cas contraire, le massacre eut été impossible. Mais le premier devoir des révolutionnaires est précisément d’éclairer les travailleurs que la bourgeoisie a réussi à dévoyer en les envoyant au massacre pour défendre ses intérêts exclusifs.

Il est évident qu’aucune bourgeoisie ne tolérerait une telle action de la part d’une fraction de la classe opprimée, pour aussi minuscule qu’elle fût. Il en va de même pour la bureaucratie stalinienne qui a le même intérêt à maintenir et à développer les privilèges qu’elle usurpe. Mais l’action révolutionnaire qui ne peut être menée ouvertement, doit l’être clandestinement. Le SWP, avec les moyens considérables dont il dispose, aurait dû mener une action résolue et persévérante au sein des forces armées américaines. Il aurait dû constituer des cellules clandestines ; il aurait dû diffuser un journal entièrement consacré à la lutte contre la guerre ; il aurait dû préparer le terrain pour que les soldats américains passent du côté des prolétaires révolutionnaires des pays occupés ; il aurait dû appeler à retourner les armes contre l’ennemi intérieur. Il aurait dû aussi dénoncer toutes les formes de collaboration de classes et d’appui à la guerre réactionnaire dont les dirigeants réformistes et staliniens se sont faits les champions honteux et conscients. Il aurait dû surtout préconiser la fraternisation avec les soldats « ennemis » et dû se préparer à ce que même de petites minorités la mettent en œuvre.

Il est indéniable, du moins dans la dernière phase de la guerre en Europe, que la fraternisation aurait été accueillie avec enthousiasme par les soldats allemands ; ceux-ci se seraient dissociés de leurs oppresseurs nazis, contribuant ainsi à abréger le massacre et à favoriser le réveil politique des grandes masses ouvrières européennes. Il suffit de constater la ténacité avec laquelle le haut commandement s’oppose à la fraternisation dans les territoires occupés d’Europe – même si elle est apolitique – pour se rendre compte du danger qu’elle représente pour la classe dominante. On peut dire, sans exagérer, que, en temps de guerre, la fraternisation entre les travailleurs mobilisés est l’arme principale de la classe opprimée, et la plus redoutable, car elle vise directement la classe qui opprime, elle détruit les mythes réactionnaires de la patrie, et tend à faire sauter les gonds de la société capitaliste. En effet, la fraternisation présuppose qu’une partie des exploités soit consciente du rôle que leurs maîtres veulent leur imposer ; c’est une rébellion contre ce rôle.

L’objection, suivant laquelle le niveau politique du prolétariat américain ne permettait pas d’appliquer cette tactique, ne tient pas la route un seul instant. En effet, pour aussi inconscients qu’aient été les travailleurs américains mobilisés de leur rôle dans la société capitaliste et de celui que la classe dominante leur impose dans la guerre, le devoir évident, immédiat et inéluctable du parti révolutionnaire – avant-garde de la classe ouvrière – était de le leur montrer. Attendre, pour ce faire, que la classe ouvrière dans son ensemble, ou une majorité, soit en condition de le comprendre, sans ne rien faire au sein même des armées, est une preuve de fatalisme (« Je ne peux rien faire parce que les ouvriers doivent suivre leur propre rythme pour comprendre »), ou de pédanterie (« Les travailleurs ne sont pas en condition de comprendre notre tactique »).

Dans le monde moderne, où l’oppression des grandes puissances n’a pour limite que leurs appétits opposés, le fameux « Prolétaires de tous les pays unissez-vous » doit se transformer immédiatement en règle de conduite idéologique et d’action pratique, sinon le monde sera englouti par la boue de l’esclavage totalitaire. Le retard idéologique du prolétariat d’un endroit par rapport à un autre est une arme très dangereuse aux mains des impérialistes : elle leur permet de lancer le prolétariat idéologiquement en retard sur le prolétariat idéologiquement avancé, en utilisant ainsi les déséquilibres du prolétariat mondial en faveur de la contre-révolution. Dans le cas concret du prolétariat américain, il est évident que son retard idéologique par rapport au prolétariat européen représente une grave menace et qu’il permet une grande liberté de mouvement au gouvernement de Wall Street, le plus dangereux de tous les gouvernements réactionnaires parce qu’il est le plus puissant.

Les révolutionnaires, loin de s’adapter au retard idéologique du prolétariat américain, auraient dû et doivent encore s’efforcer de réduire ce déséquilibre avec le prolétariat européen en lui parlant précisément de ce qu’il ne comprend pas : le fait qu’il doit dans sa lutte immédiate s’affronter à l’ennemi intérieur et plus précisément lutter contre la guerre en s’alliant au prolétariat allemand et au prolétariat japonais contre la bourgeoisie américaine. L’argument du retard idéologique du prolétariat américain, utilisé par le SWP, est un argument supplémentaire en faveur de notre critique. Si le prolétariat américain n’a pas encore pu dépasser le stade des luttes pour l’amélioration immédiate de son pouvoir d’achat, c’est au parti révolutionnaire de le pousser à la lutte politique et à la solidarité internationale. Les tactiques qui s’en tiennent aux revendications économiques sont étriquées et ne peuvent être considérées comme internationalistes.

Les révolutionnaires, lorsqu’ils interviennent dans les syndicats, doivent mettre en avant, en plus des revendications économiques du prolétariat américain, les revendications de solidarité active avec la révolution européenne, avec le mouvement prolétarien et anti-impérialiste en Amérique latine, avec les mouvements indépendantistes d’Asie, d’Océanie et d’Afrique. Si l’impérialisme américain est en mesure d’opprimer partout dans le monde, le prolétariat américain doit également être en mesure de se solidariser avec tous ceux qui subissent la mainmise de sa bourgeoisie. Sinon, pendant que l’avant-garde de ce prolétariat nous dit : « Nous ne pouvons mettre en pratique des tactiques qui dépassent le niveau idéologique du prolétariat américain », le gouvernement de Wall Street écrase lui-même les mouvements révolutionnaires qui existent dans le monde, ou aide d’autres à le faire. Non ! Le développement de la conscience ouvrière n’est nulle part un développement purement national. En palliant ses différences de niveau, le prolétariat doit faire en sorte que ses besoins d’internationalisme révolutionnaire soient un fait concret, une réalité militaire, sinon il sera incapable de se charger de l’unification et de la direction socialistes du monde, et en ce cas, les bandits de toujours continueront à opprimer la planète du Pôle nord au Pôle sud.

La Deuxième Guerre mondiale est terminée, mais l’occupation par les armées impérialistes anglo-américaines, et par les armées de la contre-révolution stalinienne, continue. Les masses exploitées se soulèvent contre l’occupation. En ce sens, nous sommes dans le vrai en disant que la guerre impérialiste se transforme en guerre civile et que ce n’est que par cette transformation que les peuples et l’humanité pourront s’émanciper. L’intervention anglaise en Grèce, la répression française en Indochine, l’intervention anglo-hollandaise à Java, l’intervention russe en Iran, l’intervention russo-américaine en Chine, et l’intervention exceptionnellement barbare des trois puissances en Allemagne et en Autriche, l’intervention continuelle et renforcée des États-Unis en Amérique du Sud, etc., en témoignent de façon assez éloquente. La fraternisation entre les exploités mobilisés sous les divers drapeaux, et en particulier la fraternisation entre les exploités américains, russes ou anglais et les populations des pays occupés et coloniaux, qui était nécessaire durant les hostilités, devient incontournable au moment où la révolution socialiste pointe à l’horizon de la lutte de classes. Il est indispensable et urgent de mettre sur pied, dans les trois principales armées d’occupation, une organisation clandestine destinée à appuyer tous les mouvements révolutionnaires des populations occupées, et à s’y unir contre les états-majors, si cela sert les intérêts de la révolution. Un parti qui est incapable d’entreprendre cette tâche n’a pas le droit de se proclamer révolutionnaire.

L’occupation américano-britannico-russe qui a succédé à l’occupation germano-italienne n’a fait que changer la localisation géographique des termes de l’opération révolutionnaire, mais elle n’a changé ni sa tâche essentielle ni ses objectifs. Hier, c’est principalement le prolétariat allemand et le prolétariat italien qui devaient retourner leurs armes contre leur gouvernement respectif, en solidarité avec les populations exploitées des pays occupés par leurs bourgeoisies ; aujourd’hui, le poids principal de cette nécessité retombe sur les prolétariats américain, russe et anglais. Le fait que les troupes germano-italiennes n’aient pas su ou pu organiser la fraternisation avec la population des pays qu’ils occupaient ne peut être un argument susceptible de justifier la passivité des partis révolutionnaires des pays dont les troupes occupent aujourd’hui l’Europe entière et la plus grande partie du monde. Hier, le chauvinisme des dirigeants staliniens et réformistes des pays occupés fut le principal obstacle qui empêcha la fraternisation. Aujourd’hui, il faut empêcher que la fraternisation se heurte au chauvinisme alimenté au sein des troupes d’occupation par ces mêmes dirigeants staliniens et réformistes.

Hier, nous affirmions que si la fraternisation entre les soldats du camp germano-italien et le prolétariat des pays occupés ne se concrétisait pas contre les états-majors de Berlin et de Rome, les traîtres staliniens et réformistes, dans le rôle de porte-parole et d’agents militaires de l’impérialisme américano-britannique et de la contre-révolution russe, arriveraient à faire en sorte que le processus naturel de transformation de la guerre impérialiste en guerre civile reprenne son cours impérialiste.

Aujourd’hui, nous annonçons que si la fraternisation des soldats américains, russes et anglais avec les populations occupées n’arrive pas à se matérialiser à grande échelle, la guerre civile sera étouffée par les mêmes traîtres staliniens et réformistes (sans eux, les trois grands seraient quasiment impuissants), et l’occupation ferait ressurgir les méthodes de sabotage au service des tendances nationalistes et réactionnaires, prémices d’une nouvelle guerre impérialiste.

Ainsi, en ayant pour « leitmotiv », « Non à la présence des troupes d’occupation anglaises, américaines et russes », il faut sérieusement préparer la réalisation militaire de ce mot d’ordre par la fraternisation générale des soldats américains, anglais et russes avec le prolétariat de tous les pays occupés, contre les gouvernements contre-révolutionnaires de Washington, de Londres et de Moscou. C’est l’avenir de la révolution européenne et mondiale qui a poussé le Groupe espagnol de la Quatrième Internationale au Mexique à écrire ce texte.


La politique mise en pratique pendant la guerre par le Socialist Workers Party (Quatrième Internationale) mérite d’être analysée et devra être largement discutée par les partis et les groupes de la Quatrième Internationale dans le monde entier. Elle représente un exemple remarquable du ni oui ni non, de l’acceptation et du refus simultanés, des écarts idéologiques et de leur défense scolastique ; elle est l’exemple même de l’élasticité opportuniste qui peut s’inspirer des idées révolutionnaires les plus élaborées, sans tomber de manière trop manifeste dans ce qui est déjà reconnu et qualifié comme opportunisme.

L’Internationale devra examiner la politique du SWP pendant la guerre, elle devra en faire un matériel d’étude pour ses militants, et elle devra se prononcer clairement contre cette politique ou en sa faveur de façon explicite.

Pour notre part, nous avons vu depuis le début, dans la politique du SWP, une variation opportuniste de la politique de la Quatrième Internationale. Nous l’avons critiquée dans la mesure permise par les circonstances et en fonction de l’urgence de notre travail particulier. Comme le contact et la discussion au niveau international seront bientôt possibles, nous voulons entamer une discussion générale avec ce document. Il va de soi qu’avec ce texte, nous réclamons formellement qu’une discussion s’engage au sein de l’Internationale dans son ensemble afin de trancher la question lors des débats du prochain Congrès mondial.

LA TOILE DE FOND SOCIALE AMÉRICAINE

Il semble presque impossible de penser que le SWP ait accidentellement attrapé le virus opportuniste pendant la guerre. L’occasion ne se présente que si les conditions existent. La guerre en a donné l’occasion, mais les conditions existaient déjà dans l’atmosphère nationale américaine : acceptation paisible de la démocratie bourgeoise, mouvement ouvrier ayant peu d’expérience politique, très influencé par les idées bourgeoises et n’ayant eu que très peu d’activité révolutionnaire au cours des dernières décennies ; s’ajoutent à cela, sous la fureur des coups de canon, les déclamations soi-disant antifascistes attisées par les magnats financiers et gouvernementaux. Telles sont les causes principales du consentement du SWP et de son inhibition politique.

Ce n’est pas la première fois qu’un parti s’oriente vers l’opportunisme sans s’attaquer de plein fouet aux principes de son Internationale. Souvenons-nous de l’exemple du Parti communiste français au sein du Komintern, dans sa jeunesse. Sans transgresser ses principes fondamentaux, il s’est toujours situé à droite mais, en général, il n’a pas franchi la limite du cercle révolutionnaire ou alors il l’a franchi, de-ci de-là, en dissimulant son opportunisme.

L’impérialisme français, victorieux, était capable de concéder au prolétariat un niveau de vie relativement élevé, grâce à l’exploitation de ses colonies, et il pouvait aussi lui concéder la liberté de parole : celle-ci, d’ailleurs, était suffisamment monopolisée par les leaders syndicaux et socialistes, et bien emmurée derrière les barrières naturelles du système capitaliste. Le Parti communiste français a été pris dans ce contexte et n’a pas pu s’en immuniser au point que son attitude ne transparaisse pas.

Mais l’ambiance sociale aux États-Unis était bien plus endormie par les mystifications démocratico-bourgeoises qu’en France dans les années vingt. Nos camarades américains subissaient une pression bien plus forte de la part des forces conservatrices. Et cela est apparu de façon plus évidente. L’éducation bolchevik de notre Internationale, riche de l’expérience du Kominterm et mise en garde contre ses erreurs, est, sans nul doute, le meilleur antidote pour se protéger des pressions de l’environnement. Mais, ni en médecine ni en politique, les antidotes ne sont infaillibles. Le contexte du « pays le plus avancé du monde », le « plus démocratique », celui qui possède le meilleur niveau de vie, qui possède la meilleure technique, qui est le moins révolutionnaire, et dont l’avenir au sein du capitalisme est le moins sombre, a influencé la politique du SWP.

LA « POLITIQUE MILITAIRE »

Il n’y a pas de contexte plus propice aux faiblesses politiques que la guerre impérialiste, surtout à ses débuts, lorsque les masses se sont laissées duper par les leurres de la propagande officielle et qu’elles se sentent patriotes. Le parti [trotskyste] américain avait le désavantage de compter sur le milieu ouvrier le plus pollué par les idées bourgeoises et le plus patriote des grands pays en guerre, plus patriote même, sans nul doute, que le prolétariat allemand. Il fallait donc s’attendre de sa part à des faux pas et à des inhibitions. Mais à cette cause générale, innée pourrait-on dire, s’ajoute une cause plus immédiate qui a conduit tout droit au consentement opportuniste et à l’abandon de certains devoirs : c’est la « politique militaire ».

Notre critique doit donc s’appuyer sur son étude. Toutes les erreurs du SWP que nous blâmerons découlent directement de sa politique militaire. Si l’on approuve sa politique militaire, on approuve logiquement sa politique générale, et inversement.

Comme chacun le sait, la proposition initiale de ce que nous pourrions appeler la « nouvelle politique militaire » vient du camarade Trotsky. Il la formula verbalement par le mot d’ordre d’« instruction militaire obligatoire sous contrôle syndical », et elle fut précipitamment acceptée par le SWP qui l’interpréta à sa manière. Trotsky, qui se consacrait presque exclusivement alors au procès contre les assaillants du 24 mai [1940], et à la réfutation des attaques continuelles de la presse stalinienne et stalinisante mexicaine, est tombé sous les coups de Staline, avant d’avoir pu détailler sa pensée par écrit. Voyons l’interprétation du SWP.

Celui-ci aborde la question, pratiquement pour la première fois, le 10 août 1940 dans un éditorial du Socialist Appeal.

« Ainsi, lorsqu’ils [les ouvriers] s’opposent au recrutement, c’est parce qu’ils ne croient pas que l’armée où ils s’enrôleront luttera en faveur des intérêts des ouvrières et des ouvriers du pays. Ils ne sont pas à proprement parler radicaux, mais ils savent que Wall Street commande l’armée et la marine, et que c’est Wall Street qui tirera profit de la prochaine guerre, et non le peuple. » « Les véritables opposants au recrutement [gouvernemental] doivent donc proposer une solution alternative. Il y en a une. C’est l’instruction militaire obligatoire sous le contrôle direct des syndicats. »

À première vue, cet éditorial ne suscite aucune objection. Il est clair que Wall Street est le principal bénéficiaire de la guerre, et que le prolétariat, conscient ou non que Wall Street commande l’armée et la marine, en subira les conséquences. Mais l’instruction militaire obligatoire sous contrôle syndical ainsi proposée comme solution alternative réelle contient tacitement deux affirmations : premièrement que Wall Street ne pourra pas contrôler l’armée à travers le contrôle syndical, en contrôlant les contrôleurs ; deuxièmement – et c’est suggestif – que c’est le peuple, et non Wall Street qui « tirera profit de la prochaine guerre » si les syndicats ont le contrôle de l’instruction militaire ; en abondant dans le sens de l’éditorial, cela signifie que l’armée contrôlée par les syndicats « luttera en faveur des intérêts des ouvrières et des ouvriers du pays ».

Mais ne tirons pas de conclusions trop rapides. Continuons à montrer comment le SWP interprète la nouvelle politique militaire. Cependant, pour préciser le sens de la citation précédente, nous devons faire un saut jusqu’au mois d’octobre 1941 et écouter ce que Cannon a répondu à Goldman, lors de l’une des audiences du procès de Minneapolis :

« Question : Les syndicats actuels ne sont pas sous le contrôle du parti, c’est bien cela ?

Réponse : Non, ils sont sous le contrôle, essentiellement ou presque totalement, des dirigeants qui sont en accord avec l’administration actuelle de Roosevelt. »

Ainsi le contrôle de l’instruction militaire des dirigeants convenue avec l’administration actuelle de Roosevelt est discrètement présentée dans l’éditorial du Socialist Appeal comme une « solution alternative réelle » pour empêcher que Wall Street, le maître de Roosevelt, puisse contrôler les forces armées et tire profit de la guerre. La primeur de la nouvelle politique militaire ainsi révélée par nos camarades américains était à tel point particulière que l’on pouvait déjà avoir la puce à l’oreille.

La même année, J.P. Cannon déclarait dans un discours destiné à expliquer au parti les raisons de la politique militaire (Socialist Appeal, 26 octobre 1940) : « Eux [les ouvriers], ils ont besoin d’un programme de lutte militaire contre les envahisseurs étrangers qui leur assure l’indépendance de classe. C’est le cœur de la question. »

Remarquons au passage que l’acceptation de la lutte contre l’envahisseur étranger – de la guerre impérialiste en parlant sans ambages–, est considérée par Cannon comme étant compatible avec l’indépendance de classe du prolétariat, comme l’exprime l’une de ses phrases les plus importantes : « Dans le passé, nous avons souvent été placés en situation d’infériorité ; la démagogie des sociaux-démocrates fonctionnait jusqu’à un certain point. Ils disaient : “Vous, vous ne savez pas comment lutter contre Hitler, comment empêcher que Hitler envahisse la France, la Belgique, etc.” (Bien sûr, leur programme était très simple : interrompre la lutte de classes et subordonner totalement les ouvriers à la bourgeoisie. On connaît les résultats de cette politique de traîtres). “Eh bien, répondions-nous de façon générale, les ouvriers vaincront tout d’abord leur propre bourgeoisie et ils s’occuperont ensuite des envahisseurs.” C’était un bon programme, mais les ouvriers ne firent pas la révolution à temps. Maintenant, les deux tâches doivent être conçues et menées à bien simultanément. » (Souligné par nous).

Dans cette interprétation de la nouvelle politique militaire, il ne s’agit aucunement de lutter contre la guerre impérialiste, mais de combattre une hypothétique invasion étrangère. Ce qui existait, ce qui était palpable, ce qui saignait le monde lorsque ce discours fut prononcé, est balayé de la scène et remplacé par un élément hypothétique, irréel. On n’y parle pas de ce qui est en train de se produire, la guerre impérialiste, mais de ce qui ne s’est pas produit, l’invasion étrangère. L’attention du parti fut ainsi déviée de ce qui aurait dû être sa principale préoccupation pendant les années de guerre. Mais admettons que le danger d’invasion ait été réel et immédiat au moment où le SWP a approuvé sa politique militaire. À moins de tomber dans le sempiternel légalisme social-démocrate et stalinien par rapport aux forces qui attaquent et envahissent un pays, une agression militaire ne dispense pas le parti du devoir de discerner la nature de la guerre. C’est sa nature qui doit dicter son attitude et non le fait qu’un pays soit l’attaquant ou l’attaqué, l’envahisseur ou l’envahi. Même en supposant que l’Allemagne ait pu attaquer les États-Unis et s’approprier une partie de ses territoires, cela aurait-il changé en quoi que ce soit la nature impérialiste de la guerre ? Absolument pas. Les dirigeants du SWP n’iront pas jusqu’à prétendre que la guerre aurait été juste et progressive du côté des États-Unis, et injuste et réactionnaire du côté de l’Allemagne.

Mais, l’entraînement militaire sous le contrôle des syndicats est directement mis en relation avec la lutte contre l’envahisseur étranger, indépendamment de la nature de la guerre. La lutte contre l’envahisseur étranger devient la tâche principale ; la nature de la guerre devient accessoire. Par conséquent, la lutte contre la guerre impérialiste cède le pas et disparaît face aux besoins de la lutte contre l’envahisseur. Aucune déclaration formelle du SWP déclarant que la guerre est impérialiste ne peut effacer ce fait indéniable, admis d’autre part tacitement et explicitement par Cannon et par Goldman, comme nous le verrons par la suite.

La seule objection que l’on puisse nous faire est celle que Cannon attribue à la démagogie social-démocrate dans le deuxième paragraphe déjà cité de son discours : « Comment empêcher qu’Hitler envahisse la France, la Belgique, etc. » Ici, la question est déplacée de l’ennemi intérieur vers l’ennemi extérieur en altérant les termes servant à poser le problème de façon objective. Dans l’objection social-démocrate, les termes sont d’une part la France, la Belgique, etc., (et n’oublions pas que pour le SWP, les États-Unis font partie du « etc. ») et d’autre part l’Allemagne, le Japon, etc. Les classes et les régimes sociaux ne sont même pas pris en compte. En changeant les termes de cette façon, c’est le faux objectif qui apparaît (empêcher les conquêtes d’Hitler), ce qui ne peut se faire au sein du régime capitaliste qu’en interrompant la lutte de classes, comme Cannon le mentionne lui-même.

A ce raisonnement nous répondons : « Les ouvriers devront vaincre tout d’abord leur propre bourgeoisie et s’occuper ensuite des envahisseurs. » Mais pour Cannon, cette réponse appartient au passé : « Elle n’est plus juste, elle ne sert plus. » « Maintenant, les deux tâches doivent être considérées et menées à bien simultanément. » Comment ? Grâce à l’instruction militaire contrôlée par les syndicats.

Cette position n’admet ni doutes ni arguties évasives. En adoptant sa politique militaire, le SWP voulait rendre compatibles la lutte militaire contre les conquêtes d’Hitler, l’existence du capitalisme et le caractère impérialiste de la guerre. Maintenant il n’est plus besoin de vaincre tout d’abord sa propre bourgeoisie ; sans la vaincre, on peut lutter militairement contre l’« envahisseur ». Pour notre part, nous préférons dire qu’il s’agit, pour le SWP, de lutter contre le rival de l’impérialisme américain. S’il obtenait le contrôle syndical de l’instruction militaire, le SWP appuierait son impérialisme au nom de la lutte contre le fascisme. Un paragraphe très explicite de Goldman dans The Militant (l’ancien Socialist Appeal) du 23 août 1941 abonde dans ce sens : « Les syndicats peuvent mobiliser les masses en faveur d’une lutte effective contre le fascisme ; rien qu’en faisant cela, ils donneraient aux jeunes travailleurs un idéal et un but en faveur desquels lutter. Ils ont pour tâche de préparer les masses ouvrières à la lutte à mort contre toutes les formes de fascisme, de l’intérieur comme de l’extérieur. » (Souligné par nous.)

C’est parfaitement cohérent avec l’interprétation de Cannon, qui a été elle-même l’interprétation officielle du SWP. Défendue partout et sur tous les tons et servie quotidiennement aux ouvriers, la politique militaire du SWP modifie radicalement le programme de la Quatrième Internationale par rapport à la guerre impérialiste. Peu importe que Cannon ait nié et nie une fois de plus formellement la modification. Le programme de la Quatrième Internationale pose comme « condition » pour « défendre » la « patrie », de « prendre nos capitalistes à la gorge ».

Cette condition a cessé d’être nécessaire pour le SWP ; il lui suffit que l’instruction militaire soit aux mains des syndicats pour avoir « un idéal et un objectif en faveur desquels lutter », pour participer à la « lutte militaire contre les envahisseurs étrangers » en prétendant en même temps « assurer l’indépendance de classe ». La « condition » de notre programme n’était qu’une image pour mieux faire comprendre le besoin de lutter contre l’ennemi intérieur, c’était une condition défaitiste ; la condition du SWP est réellement une condition au sein du capitalisme, c’est un « défensisme » conditionnel, compatible avec la société capitaliste en général, et avec l’impérialisme le plus puissant en particulier. Du même coup, la lutte principale visait l’extérieur au lieu de viser l’intérieur.

Envisager et mener à bien simultanément le renversement de la bourgeoisie intérieure (ou au moins la lutte à mort contre elle) et la lutte militaire contre les conquêtes de Hitler est absolument impossible. L’une des tâches doit prendre le dessus sur l’autre, et lui être sacrifiée totalement ou partiellement. Défendre le contraire, c’est gommer d’un coup, et sans aucune argumentation, tout ce qu’a affirmé le marxisme révolutionnaire de l’époque de Marx à celle de la Quatrième Internationale. Il ne devrait pas être nécessaire d’exposer ce type d’argument. Cependant, nous avons un excellent point de référence à ce propos dans notre défense inconditionnelle de l’URSS. En l’adoptant, l’organisation n’interrompait pas sa lutte contre le stalinisme, mais reconnaissait clairement la prééminence de la lutte militaire contre « l’ennemi extérieur », et le besoin de modérer les revendications ouvrières contre le stalinisme si celles-ci pouvaient entraver la lutte militaire.

L’organisation a adopté la même position par rapport à la défense des pays colonisés contre l’impérialisme. Le programme de la Quatrième Internationale définissait ainsi cette position : « Tout en soutenant un pays colonisé ou l’URSS dans la guerre, le prolétariat ne se solidarise d’aucune façon avec le gouvernement bourgeois du pays colonisé ni avec la bureaucratie Thermidorienne de l’URSS. Au contraire, il maintient complètement son indépendance politique vis-à-vis de l’une et de l’autre. » (Souligné par nous.)

On croirait entendre Cannon aux audiences de Minneapolis définissant la position du SWP, non par rapport à l’URSS ou à un pays colonisé en guerre, mais par rapport à la guerre de l’impérialisme américain : « nous n’appuierons pas la guerre d’un point de vue politique ». Notre opposition à la guerre est « une opposition politique » ; « la position du parti veut qu’il n’y ait pas d’obstruction dans les formes et les moyens adoptés par le gouvernement par rapport à la poursuite effective de sa guerre ». (Souligné par nous, p. 48, 49 et 52 de la brochure Socialism on Trial.)

L’indépendance politique du prolétariat en URSS et dans un pays colonisé, tout en appuyant la guerre, est définie dans notre programme, non comme la poursuite de la lutte de classes dans toute l’extension que permet la guerre, mais au contraire, comme son affaiblissement en faveur de l’objectif suprême, la défaite de l’ennemi extérieur, ce qui permettrait dans une étape ultérieure de se retourner plus facilement contre l’ennemi intérieur. La lutte simultanée contre les deux ennemis, sans concessions de la part des masses, a toujours été considérée comme étant chose impossible par la Quatrième Internationale, pour l’URSS et la Chine.

Comment cela pouvait-il être possible pour les États-Unis qui soutiennent une guerre totalement réactionnaire ? Quoi qu’on en dise, lutter militairement contre les conquêtes de Hitler, sans avoir écrasé auparavant le gouvernement de la Maison Blanche, était totalement impossible pour le SWP sans qu’il ne subordonne totalement ou partiellement les intérêts des ouvriers à ceux de la bourgeoisie, tout particulièrement en ce qui concerne la lutte contre la guerre, ce qui est décisif dans toute situation de conflit inter-impérialiste. Nous y reviendrons plus en détail dans le chapitre sur le défaitisme révolutionnaire.

Bien sûr, le SWP n’a pas caractérisé la guerre dans le cas des États-Unis comme dans celui de l’URSS et de la Chine. Dans le cas des États-Unis, il a qualifié la guerre d’impérialiste. Mais par contre, la définition de sa conduite comme parti face à la guerre impérialiste est étrangement semblable aux directives que donne la Quatrième Internationale à ses organisations dans le cas de l’URSS et de la Chine.

Il est impossible, encore plus sous la domination capitaliste que sous la domination de la bureaucratie, d’impulser « un programme de lutte militaire contre les envahisseurs étrangers » sans abandonner la lutte contre l’ennemi intérieur et sans faire tomber d’un seul coup tous nos concepts sur la guerre impérialiste. Cependant, c’est ce que prétend l’interprétation de la nouvelle politique militaire par le SWP.

Qui plus est, Cannon se trompe quant aux possibilités d’application de l’instruction militaire sous contrôle syndical. Dans le discours que nous avons mentionné, il s’aventure à dire : « La mise en pratique de notre politique ou même un grand mouvement en sa faveur, entraînerait la condamnation des leaders syndicaux actuels : Lewis, Green, Hillman, Dubinsky, etc. Personne ne peut croire que de semblables fripons puissent mener à bien une entreprise aussi sérieuse que l’instruction des ouvriers pour l’action militaire. » Il se trompe du tout au tout. La bourgeoisie et ses laquais ouvriéristes seront disposés à donner une instruction militaire aux ouvriers tant qu’ils pourront s’en servir comme instruments de domination à l’intérieur et à l’extérieur du pays. Faut-il insister sur cela alors que des millions et des millions d’ouvriers ont reçu une instruction militaire organisée par la bourgeoisie ? D’autre part, les leaders actuels adopteraient l’initiative du contrôle syndical si les conditions l’exigeaient, précisément dans le but d’assurer la lutte « contre l’envahisseur étranger », et de continuer à être un pilier de Wall Street. Une telle attitude, loin de causer nécessairement leur perte, pourrait les sauver dans un moment de grande instabilité de la société existante. En Espagne, durant les dix ou douze premiers mois de la guerre civile, les organisations ouvrières, syndicales et politiques ont eu le monopole absolu de l’instruction militaire et le monopole pour désigner les officiers. On connaît parfaitement le résultat de leur gestion. Le contrôle fut exercé par les dirigeants traîtres jusqu’au moment où ils purent le restituer à l’État bourgeois, alors suffisamment reconstitué. Signalons un fait intéressant : l’exemple de l’Espagne a été cité à Minneapolis comme si le contrôle des organisations ouvrières avait été le moteur de la guerre civile alors qu’il n’a fait que la saboter. En réalité, il s’agit de l’exemple le plus accablant contre l’interprétation de ce mot d’ordre par le SWP. En Espagne, on a vu jusqu’à quel point le contrôle qu’exercent des organisations ouvrières non révolutionnaires sur l’instruction militaire et l’élection du commandement peut servir les réactionnaires. Et en Espagne, il s’agissait d’une guerre civile, la bourgeoisie avait été expropriée et totalement désarmée ; aux États-Unis, il s’agit d’une guerre impérialiste et l’application du mot d’ordre prévu par le SWP n’impliquait pas le désarmement et l’expropriation de la bourgeoisie.

On nous objectera qu’en Espagne, il n’y avait pas de parti révolutionnaire, alors qu’aux États-Unis, le SWP veille consciencieusement. C’est un argument sophistique. On n’adopte pas un mot d’ordre parce que l’on croit que les traîtres du mouvement ouvrier ne peuvent pas la mettre en pratique, mais parce qu’il offre des possibilités révolutionnaires, même s’il est adopté par des traîtres. Goldman et Cannon l’affirment tous deux dans les articles précédemment mentionnés.

L’instruction militaire sous contrôle syndical aurait certainement facilité, dans une grande mesure, le travail révolutionnaire du SWP. Mais elle n’aurait pas obligatoirement signifié la condamnation de la direction syndicale actuelle, et encore moins la mort du capitalisme. Au contraire, vu ses déclarations à ce sujet, le SWP se serait retrouvé dans l’embarras. En toute probabilité, sa situation n’aurait pas ressemblé à celle de l’Espagne en 1936, mais plutôt à celle de la Russie entre février et octobre 1917, ou à celle de la France et de l’Italie immédiatement après l’arrivée des Alliés. Le contrôle des leaders syndicaux et politiques traîtres deviendrait alors la seule manière pour l’État capitaliste de contrôler les masses armées. Que ferait alors le SWP ? Conformément aux définitions de Cannon et de Goldman, les ouvriers auraient déjà « un programme de lutte militaire contre les envahisseurs étrangers assurant leur indépendance de classe », ils disposeraient d’« un but et d’un idéal en faveur desquels lutter ». Pour être conséquent avec lui-même, le SWP se verrait alors contraint d’appuyer la guerre explicitement, en appliquant la position de la Quatrième Internationale envers l’URSS et la Chine.

Le contrôle syndical sur l’instruction militaire n’assurerait pas plus l’indépendance de classe au prolétariat que l’appartenance aux syndicats contrôlés par les Lewis, Hillman, Green et autres. En effet, ou bien le SWP (dont la position coïnciderait avec celle des leaders syndicaux puisqu’elle légitimerait la lutte contre l’envahisseur étranger ou contre le fascisme – ce ne sont pas les masques qui manquent) se contenterait d’une opposition ne gênant pas la conduite des opérations militaires ; ou bien, condamnant la guerre, il se refuserait à l’appuyer, même sous le contrôle des syndicats. Mais dans ce cas-là, son interprétation de la politique militaire serait réduite à une peau de chagrin et circonscrite dans les limites où elle aurait dû rester : une revendication, parmi d’autres, du programme de transition, semblable à celle du « contrôle ouvrier de la production ». De même que le contrôle ouvrier ne nous oblige pas à défendre l’économie capitaliste contrôlée par les ouvriers, de même la revendication d’une « instruction militaire sous contrôle syndical » ne doit pas nous obliger à soutenir la guerre impérialiste, ou à revenir sur le besoin impérieux de lutter contre elle. Et si le premier mot d’ordre est conçu comme un levier pour exproprier le capitalisme, le second doit être conçu comme un instrument de lutte contre la guerre impérialiste – interprétation diamétralement opposée à celle de la direction du SWP.

S’ils réussissaient à imposer l’instruction militaire sous contrôle syndical, les révolutionnaires disposeraient d’un terrain plus propice, au sein du capitalisme, pour initier le désarmement de la bourgeoisie et l’armement total du prolétariat – seule façon de faire triompher la révolution. Face à la guerre impérialiste, cette situation faciliterait sa transformation en guerre civile. Mais à condition de garder le cap sur la lutte contre la guerre, c’est-à-dire contre l’ennemi intérieur. À l’inverse, l’interprétation et la pratique du SWP allaient dans le sens opposé. Pire encore : explicitement comme nous l’avons déjà dit, et tacitement de mille façons, le SWP a considéré l’instruction militaire sous contrôle syndical comme un moyen de rendre compatibles les intérêts des classes exploitées et la guerre actuelle... au nom de la lutte contre Hitler. Si ce mot d’ordre avait été appliqué, le SWP aurait considéré que la principale condition requise était remplie pour une véritable lutte contre le fascisme, pour appuyer la guerre. Au lieu de concevoir cette revendication comme un instrument de transformation de la guerre impérialiste en guerre civile, il l’a conçue comme un moyen de ne pas faire face à ses obligations, comme un moyen de dévier la lutte principale, de l’intérieur du pays vers l’extérieur.

Prenons un exemple très connu dans notre milieu. Dans les périodes révolutionnaires, lorsque les masses croient défendre leurs intérêts en appuyant les dirigeants réformistes et staliniens, notre organisation soutient la création de gouvernements formés par ces organisations auxquelles les masses font encore confiance ou dont elles n’ont pas encore réussi à se séparer. Très souvent dans le passé, nous avons lancé le mot d’ordre de « gouvernement PS », et maintenant il sera peut-être nécessaire de lancer celui de « gouvernement PC-PS ». Quel était le but de ce mot d’ordre ? Que les intérêts de la révolution soient compatibles avec le fait d’appuyer l’État capitaliste représenté par les dirigeants traîtres, ou voulions-nous faciliter la lutte des masses contre eux ? Il s’agissait pour nous de faciliter la lutte des masses bien sûr.

Les gouvernements de ce genre accélèrent l’expérience des masses, et les révolutionnaires sont dans de meilleures conditions pour conquérir la majorité. De même, l’instruction militaire sous contrôle syndical aurait dû être conçue comme une mot d’ordre pour démontrer aux masses que le contrôle des dirigeants traîtres n’altère en rien le caractère réactionnaire de la guerre « antifasciste », et que les masses armées évoluent plus facilement vers les révolutionnaires afin de transformer la guerre impérialiste en guerre civile.

La revendication d’une instruction militaire sous contrôle syndical n’est aucunement une « solution alternative réelle » à la guerre impérialiste pas plus que le mot d’ordre d’un gouvernement PC-PS ou du contrôle ouvrier de la production n’est une solution alternative réelle au capitalisme. Ce sont tous des mots d’ordre expérimentaux pour les masses ; ils sont destinés à servir de passerelles entre leur niveau de conscience à un moment donné et l’action insurrectionnelle. Mais en présentant ce mot d’ordre comme un moyen de rendre compatible la lutte contre l’ennemi impérialiste de sa propre bourgeoisie avec les intérêts des masses, en la présentant comme une solution alternative réelle, le SWP en a fait la limite de ses efforts pendant la guerre au lieu d’en faire le levier de la lutte contre ce conflit. Autrement dit, le SWP a remplacé la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile par la lutte militaire contre le fascisme sous le contrôle des syndicats.

C’est en vain que nous avons cherché dans la presse de nos camarades américains des arguments qui puissent infirmer nos critiques. Nous n’avons même pas trouvé une déclaration formelle stipulant que le SWP continuerait à considérer la guerre comme impérialiste et qu’il continuerait à s’y opposer, même si l’instruction militaire était concédée aux syndicats. Nos camarades ont délibérément refusé de parler de cette question. En effet, le camarade Munis dans sa Critique du procès de Minneapolis en avait fait la demande, et Cannon, dans sa longue réponse, évite la question.

Ils ne pouvaient pas répondre parce que leur interprétation de la nouvelle politique militaire les a conduits à un affaiblissement de leur position face à la guerre impérialiste, à une inhibition politique, à une espèce de neutralité leur dictant de ne pas faire obstruction « aux formes et aux moyens pris par le gouvernement pour la poursuite effective de sa guerre ». En réalité, cette déclaration, comme bien d’autres, interdit même au SWP de lutter sérieusement au sein de l’armée en faveur de sa propre conception de la politique militaire. Aucune lutte sérieuse ne pouvait être menée à bien sans l’obstruction à la guerre impérialiste qu’il condamnait. Par ses déclarations, avec ou sans instruction militaire contrôlée par les syndicats, il montrait que pour lui, l’ennemi principal était Berlin et non pas Washington.

Évidemment, nos camarades américains prétendaient que leur interprétation de la nouvelle politique militaire correspondait parfaitement à l’idée de Trotsky. Nous le nions catégoriquement, mais si tel était le cas, nous nous y opposerions. Nous disposons, pour éclairer la question, d’une lettre intéressante de Trotsky adressée à l’un des dirigeants américains, écrite le 19 juillet 1940 et publiée dans Fourth International du mois d’octobre de la même année :

« Il est très important – dit-il – de comprendre que la guerre n’annule pas ou ne diminue pas l’importance de notre programme de transition... La caractéristique de la guerre, c’est qu’elle accélère le développement. Cela signifie que nos revendications révolutionnaires de transition seront de plus en plus réelles, effectives, importantes, au fur et à mesure de son déroulement, mois après mois. Nous n’avons plus, bien sûr, qu’à les concrétiser et à les adapter aux conditions. C’est pourquoi, dans votre premier paragraphe, je supprimerais le mot “modifier” parce que cela peut donner l’impression que nous devons modifier quelque chose de nos principes. » (Souligné par nous).

La lettre de Trotsky se réfère entièrement au problème de l’instruction militaire sous contrôle syndical. Les dirigeants du SWP américain ne sont pas des enfants à qui il faut répéter constamment l’ABC du marxisme. L’allusion à la pérennité du programme de transition et à la demande de suppression du mot « modifier » indique un virage à droite du ou des interlocuteurs de Trotsky.

La même idée apparaît un peu plus loin dans cette lettre : « Dans votre quatrième paragraphe, vous dites : “Une fois que le service obligatoire sera intégré dans la loi, nous arrêterons de lutter contre lui, mais nous poursuivrons notre lutte en faveur de l’instruction militaire sous contrôle ouvrier, etc.” Je préfèrerais qu’il soit dit : une fois que le service militaire sera intégré dans la loi, sans que nous interrompions notre lutte contre l’État capitaliste, nous concentrerons notre lutte en faveur de l’instruction militaire, et ainsi de suite. »

À la fin de la lettre, l’objectif du nouveau mot d’ordre est clairement formulé : « l’instruction militaire obligatoire (sous contrôle syndical, la parenthèse est de nous), ne peut que nous aider à créer la milice ouvrière de défense ».

Ici, n’apparaît aucune compatibilité entre la lutte contre l’hypothétique envahisseur et les intérêts des masses. Seul figure le mot d’ordre expérimental dont nous venons de parler. Tout cela cadre parfaitement avec le programme approuvé à la conférence de fondation de la Quatrième Internationale. Dans le chapitre « La lutte contre l’impérialisme et contre la guerre » se trouvent les mot d’ordre suivants :

« Instruction militaire et armement des ouvriers et des paysans sous le contrôle immédiat des comités ouvriers et paysans ;

Création d’écoles militaires pour la formation d’officiers provenant des rangs des travailleurs, choisis par les organisations ouvrières ;

Substitution de l’armée permanente, c’est-à-dire de caserne, par une milice populaire liée aux usines, aux mines, aux fermes, etc. »

Ces mots d’ordre, comme tous les autres, apparaissent après le premier de tous : « Pas un homme, pas un centime pour le gouvernement bourgeois ! »

La formation de la milice ouvrière, qui est une revendication immédiate dans le programme, n’apparaît que de façon indirecte dans le mot d’ordre d’« instruction militaire sous contrôle syndical ». Dans le programme, le mot d’ordre de l’instruction militaire est directement lié aux organes de pouvoirs ouvriers. En le liant aux syndicats, Trotsky voulait uniquement précipiter la formation de la milice ouvrière et des organes de pouvoir ; il souhaitait prouver expérimentalement au prolétariat que le contrôle des dirigeants traîtres sur l’armée n’altérait en rien le caractère impérialiste de la guerre, et que cette dernière ne devenait pas une véritable lutte contre le fascisme. Il voulait surtout faciliter la mise en pratique de ce mot d’ordre du programme de transition. Cette démarche concorde avec notre programme et avec les besoins de la lutte contre la guerre impérialiste qu’il dénonce ; l’interprétation de nos camarades américains les contredit. Comme l’expriment clairement les citations mentionnées, pour eux, l’instruction militaire sous contrôle syndical constitue un objectif en soi, susceptible de rendre compatibles l’indépendance de classe et la défense nationale sous le capitalisme, susceptible de donner à la classe ouvrière « un idéal et un but en faveur desquels lutter ».

Ainsi s’explique leur passivité face à la guerre, surtout dans des moments culminants, durant le procès de Minneapolis et après. Les mots d’ordre d’agitation, « Pas un homme, pas un centime pour le gouvernement bourgeois ! », « A bas la guerre impérialiste ! », furent enfouis dans la conscience de nos camarades. Aucune agitation contre la guerre de la part du SWP. Par contre, une abondante agitation sur les moyens de porter des coups mortels à Hitler... sur les moyens de transformer la guerre impérialiste en véritable guerre contre le fascisme...

Il n’est pas étonnant que le camarade S. Joyce, amalgamant Trotsky et le SWP, se soit dressé contre la politique militaire en exclamant : « Si un révolutionnaire allemand lançait le mot d’ordre : “transformation de la guerre impérialiste en véritable guerre contre la pluto-démocratie”, on l’accuserait avec raison d’adopter le masque de Goebbels » . Cette transformation vaut tout autant que celle du SWP et ses « moyens » de porter des coups à Hitler. S’il avait parlé de porter des coups à la tête de Roosevelt, cela aurait été complètement différent.

À Minneapolis, Cannon-Goldman se sont limités à démontrer que le SWP était, d’une façon ou d’une autre, en faveur du service militaire obligatoire. En redéfinissant la position du parti, Cannon répond : « Notre résolution dit que nos camarades doivent devenir de bons soldats, tout comme nous disons à un camarade dans une usine qu’il doit être le meilleur syndicaliste et le meilleur ouvrier, pour gagner la confiance et le respect de ses camarades ».

Ici, on confond tout. Bien sûr que le meilleur ouvrier peut aussi être le meilleur syndicaliste et même, si l’on veut, le meilleur révolutionnaire, mais on ne peut pas être à la fois le meilleur révolutionnaire et le meilleur serviteur du patron. À moins de transformer l’école révolutionnaire qu’est le parti en une école technique et moralisatrice, sa propagande principale ne peut pas viser à former de bons ouvriers, mais de bons syndicalistes et de bons révolutionnaires.

C’est valable aussi pour un « bon soldat ». Il peut être le meilleur expert en armes et le plus farouche adversaire de la discipline et des devoirs du patriotisme bourgeois. Le révolutionnaire se définit par la seconde attitude, pas par la première. La recommandation d’être un « bon soldat » ne peut avoir, pour un parti révolutionnaire, que cette signification : « N’esquivez pas le sort de votre génération, soyez à ses côtés, et apprenez le maniement des armes. »

Le vrai problème de l’action politique (ou de la propagande, pour que le camarade Cannon ne nous cite pas à nouveau Lénine) commence à partir de là, à partir du moment où le soldat, habile ou maladroit sur le plan technique, est capable de devenir un catalyseur contre la discipline bourgeoise et contre les buts réactionnaires de l’armée. Des millions de soldats n’ont pas eu besoin des conseils du parti pour acquérir une grande dextérité dans le maniement des armes, mais ils en ont besoin pour lutter contre l’état-major de Wall Street.

Mais la conception de la politique militaire du SWP qui recommande surtout d’être un « bon soldat » sert bien peu cet objectif. À moins que le parti n’ait eu une autre propagande que celle connue légalement (et pour l’instant nous n’en avons pas connaissance). Cette conception les a plutôt induits à être de bons soldats, non seulement d’un point de vue technique, mais aussi dans le sens bourgeois et disciplinaire du mot, le sens qu’il a pour l’état-major : des soldats soumis à ses projets.

Aujourd’hui, l’armée américaine occupe une partie de l’Europe et de l’Océanie. Elle accomplit déjà sa tâche de bourreau de la révolution. Que signifient les recommandations d’être un « bon soldat » et d’obéir aux ordres ? N’aurait-il pas mieux valu prévenir de ce qui allait se produire et recommander ce qu’il fallait faire pour s’y opposer ?

Nous connaissons à l’avance ce qui peut nous être objecté : « À Minneapolis nous ne devions pas fournir d’arguments à l’accusation. » Mais ce n’est pas l’accusation qui posait les questions mais Goldman, après avoir élaboré avec les autres dirigeants du parti les questions et les réponses. Pourquoi se poser à soi-même des questions auxquelles on ne veut pas répondre correctement ? Devait-on ou ne devait-on pas dire autre chose ? Devait-on ou ne devait-on pas recommander aux soldats de s’organiser contre l’état-major bourgeois ? Oui, on devait le faire, et c’est ce que nous prétendons. Où, quand et comment le parti l’a-t-il fait ? Aborder le problème d’une autre façon c’est se situer sur le même terrain qu’un avocaillon.

LE DÉFAITISME RÉVOLUTIONNAIRE

Il y a, en ce qui concerne la politique du parti dans ce domaine, de façon directe ou indirecte, de nombreux documents critiquables. Mais nous ne nous référerons qu’à une petite partie d’entre eux, ceux dont tous les autres découlent. Il faudrait une brochure volumineuse, ou même un livre, pour procéder à une critique complète de cet aspect de la politique du SWP. Surtout parce qu’on a affaire à des déclarations et à des attitudes ambiguës, évasives, comme si elles étaient conçues pour permettre d’aller dans un sens ou un autre. La tournure que prendra la discussion nous permettra de voir s’il est nécessaire ou non de développer cette critique.

Loin de toute ambiguïté, nous préférons commencer par une déclaration catégorique que nous espérons argumenter comme il faut : le SWP a sali le défaitisme révolutionnaire ; la politique qu’il a défendue comme une application tactique du défaitisme aux conditions américaines ne peut être interprétée que comme une déviation centriste. Les documents le prouvent. Dans The Militant (29-3-1941), Goldman présente, sous le titre « Où nous situons-nous ? », une série de questions et de réponses pour donner au prolétariat une idée élémentaire de ce qu’est le défaitisme révolutionnaire. L’article devrait être reproduit intégralement dans toutes les langues pour que les militants de la Quatrième Internationale ne commettent pas les mêmes bêtises :

« QUESTION : –Mais vous prétendez être défaitistes révolutionnaires, et cela signifie que vous voulez que votre pays soit vaincu par Hitler. Est-ce ainsi ?

RÉPONSE : –Absolument pas. Affirmer cela, c’est ne pas comprendre ce qu’est le défaitisme révolutionnaire, ou alors n’être tout simplement qu’un calomniateur pervers. Nous sommes bien plus intéressés à vaincre Hitler que ne le sont Churchill et Roosevelt. Ces deux représentants des grands capitalistes de leurs pays peuvent facilement arriver à des accords avec Hitler.

QUESTION : Mais, en n’appuyant pas la guerre, n’aidez-vous pas Hitler à gagner la guerre ?

RÉPONSE : Pas le moins du monde. Maintenant, nous ne faisons qu’essayer de convaincre les ouvriers de notre point de vue. Nous leur disons la vérité en ce qui concerne le caractère de la guerre et ce qu’il faut faire pour gagner la guerre contre tous les capitalistes. Nos militants, tout comme les ouvriers que nous influençons, doivent participer à la guerre et faire ce que leur disent les dirigeants de ce pays. Tant que nous n’aurons pas une majorité derrière nous, nous ne serons pas en condition de faire autre chose que d’obéir aux ordres... » (Souligné par nous.)

Et comme si cela ne suffisait pas, à la fin de l’article, Goldman inverse complètement la conception du défaitisme révolutionnaire :

« Regardez ce qui est arrivé en France. Les capitalistes avaient le contrôle. Ils ont dirigé la guerre de façon misérable et ils ont capitulé de façon misérable. Pourquoi ? Parce que d’importants secteurs de la classe capitaliste française sympathisaient avec Hitler, et que d’autres secteurs avaient peur que la victoire française conduise à une révolution ouvrière ». (Souligné par nous.)

On peut certes recourir à la casuistique et dépeindre ces déclarations comme une présentation tactique, élémentaire, réaliste, adaptée aux conditions américaines pour nuancer le défaitisme révolutionnaire. Nous n’allons certainement pas ergoter ici, même si on veut nous placer sur ce terrain. Le sensibilité révolutionnaire la plus élémentaire ne peut qu’inciter un militant à rejeter totalement ces propos. La façon dont The Militant décrit ce qui s’est passé en France n’a rien à voir avec une interprétation révolutionnaire, et, de plus, elle trahit son ignorance de la situation réelle en France, de la mobilisation en France à la victoire de Hitler. D’autre part, cette vision coïncide avec la version propagée par les défenseurs du Front populaire français, et même par certains tenants du secteur démagogique du régime de Vichy.

Lorsqu’on est disposé à ignorer le défaitisme révolutionnaire, on peut se permettre de passer sous la table, dans le cas spécifique de la France, le dégoût et l’indifférence du prolétariat français vis-à-vis de la guerre ; le verbalisme défaitiste du stalinisme, alors au service du pacte Hitler-Staline, et l’impopularité générale de la guerre qui ont fait croître le nombre de mécontents rejoints par de larges couches de la petite-bourgeoisie des campagnes et des villes. Ces différents éléments ont créé une atmosphère telle dans l’armée, dans les usines et dans les campagnes, que même en comptant sur la bonne volonté des capitalistes français, « gagner » la guerre aurait été pour eux impossible.

Il est évident que la classe capitaliste française sympathisait avec Hitler, comme celle de tous les pays. Et ce n’était pas le fruit du hasard, mais parce que Hitler était celui, à ce moment-là, qui représentait le mieux la contre-révolution. Néanmoins, la sympathie envers Hitler en tant que meilleur bourreau du prolétariat n’a pas supprimé pas les contradictions entre le capitalisme français et le capitalisme allemand dans la sphère de l’économie mondiale. Exactement comme, lors de la guerre impérialiste précédente, les sentiments pro-allemands de l’aristocratie russe et d’un secteur de la grande bourgeoisie n’ont pas empêché la guerre entre ces deux pays.

Les pays capitalistes « alliés » éprouvaient certes de la sympathie pour Hitler, mais ils devaient défendre aussi leurs intérêts économiques nationaux. Cela les a menés à dénoncer le totalitarisme fasciste ou stalinien sur le plan international, dans le cadre des rivalités impérialistes, tout en essayant d’imposer des méthodes totalitaires à l’intérieur de leurs frontières ou contre les peuples sous leur domination coloniale. Mais laissons cela pour une autre occasion.

Nous n’avons cité l’article de Goldman que parce qu’il illustre clairement la politique qui a été encensée à Minneapolis et après. Au cours du procès, ce texte fut cité comme argument à décharge, ce qui lui donna ainsi le statut d’une déclaration officielle du parti. Ajoutons seulement que, dans cet article, tous les termes du défaitisme révolutionnaire ont été inversés :

– l’ennemi principal n’est plus l’ennemi intérieur, mais l’ennemi extérieur ;

– la lutte contre l’armée capitaliste est transformée en soumission ;

– les opportunités révolutionnaires du prolétariat ne sont plus fournies par les revers de la bourgeoisie elle-même.

Si l’on croit que les capitalistes français, ou une partie d’entre eux, se sont livrés à Hitler parce qu’ils craignaient que la « victoire française conduise à une révolution ouvrière », la tâche principale des travailleurs des Nations Unies aurait été d’obliger la bourgeoisie à faire la guerre et à la gagner. Cet article, pierre angulaire de la politique du SWP pendant la guerre, transforme le défaitisme révolutionnaire en « triomphalisme révolutionnaire », si vous me permettez l’expression. Mais n’oublions pas que l’interprétation américaine de la nouvelle politique militaire exigeait le « triomphalisme » et qu’en même temps elle enterrait le défaitisme.

Une fois semée, la graine a poussé et la plante a donné des fruits. Les erreurs et les échappatoires que nous attribuons à notre section américaine se sont exprimées ouvertement dans la politique menée au procès de Minneapolis et dans la presse au cours de la période de la plus grande ivresse patriotique et « antihitlérienne ». Nous nous référerons principalement à ce procès. D’autant plus que les propos tenus au cours de ces audiences nous ont été présentés, sans sourciller, comme l’application tactique de nos idées. Cela, Cannon l’a aussi défendu plus tard à coups de citations dont la plupart n’ont rien à voir avec le problème. Pour notre part, nous n’utiliserons que peu de citations, voire pas du tout dans la mesure du possible, sauf dans le cas des idées exprimées par nos camarades, dont les formulations doivent être connues de tous. Nous sommes convaincus que ce travail critique serait superflu si toute l’Internationale avait pu connaître, dans sa totalité, tout ce qui a été dit à Minneapolis, et pendant et après Minneapolis dans la presse et dans les comités responsables.

Voici comment a été définie l’opposition du SWP à la guerre durant l’une des audiences du procès. C’est Goldman, éminent dirigeant du parti, à la fois accusé et avocat de la défense, qui pose les questions et Cannon qui lui répond :

« QUESTION : Quand vous dites “Pas de soutien à la guerre”, que feriez-vous exactement pendant une guerre pour montrer que vous ne la soutenez pas ?

RÉPONSE : Quand nous jouirons de nos droits, nous dénoncerons la guerre en montrant qu’il s’agit d’une politique fausse qui doit être changer, de la même façon – de notre point de vue – que d’autres partis peuvent s’opposer à la politique extérieure du gouvernement, en temps de guerre, comme Lloyd George, par exemple, s’est opposé à la guerre des Boers en faisant des déclarations publiques et en prononçant des discours. Ramsey MacDonald, plus tard Premier ministre de l’Angleterre, s’est opposé à la politique de guerre de l’Angleterre pendant la Première Guerre mondiale de 1914-18. Nous avons notre propre point de vue, qui est différent du point de vue des deux personnalités politiques que nous venons de citer, et tant que l’on nous permettra d’exercer notre droit, nous continuerons à écrire et à plaider en faveur d’une politique extérieure différente pour l’Amérique.

QUESTION : Le parti sera-t-il disposé à aller plus loin pratiquement pour montrer son opposition à la guerre, son non-appui à la guerre ?

RÉPONSE : Aller plus loin dans quel sens ?

QUESTION : Le parti tentera-t-il de saboter la poursuite de la guerre par tous les moyens ?

RÉPONSE : Non. Le parti s’est spécifiquement prononcé contre le sabotage. Nous sommes contre le sabotage.

QUESTION : Qu’entendez-vous par sabotage ?

RÉPONSE : Faire obstruction au fonctionnement des industries, des transports ou des forces militaires. Jamais, à aucun moment, notre parti n’a pris position en faveur de l’obstruction ou du sabotage des forces militaires en temps de guerre.

QUESTION : Pourriez-vous nous expliquer pourquoi ?

RÉPONSE : Tant que nous serons une minorité, nous n’avons pas d’autre choix que de nous soumettre à la décision qui a été prise. La décision de faire la guerre a été prise, et elle a été acceptée par la majorité du peuple. Nos camarades doivent accomplir leur devoir. S’ils sont susceptibles d’être appelés, ils doivent l’accepter, avec le reste de leur génération, ils doivent partir faire la guerre et accomplir le devoir qu’on leur a imposé, jusqu’à ce qu’ils arrivent à convaincre la majorité en faveur d’une politique différente.

QUESTION : Ainsi, votre opposition pendant la guerre serait essentiellement du même type qu’avant la guerre ?

RÉPONSE : Une opposition politique. C’est bien ça. »

Ce qui apparaît de prime abord, c’est que l’opposition à la guerre est substituée par le « non-appui », ce qui permet de passer, presque comme si de rien n’était, de la lutte contre la guerre au « d’écrire et de plaider en faveur d’une politique différente pour l’Amérique ». Même si l’on essayait de nous convaincre, à coup de citations ou pas, que le « non-appui » à la guerre équivaut à l’opposition et à la lutte contre la guerre, ou qu’il s’agit d’une formulation tactique de cette opposition, nous continuerions à crier : non et mille fois non ! Si vous le croyez vraiment, dites franchement que la position correcte pour les États-Unis était le non-appui à la guerre et non l’opposition et la lutte contre la guerre. Mais si l’on veut nous faire avaler que le « non-appui » à la guerre est un aspect tactique de la lutte contre la guerre, nous répondrons sans ambages : ne galvaudez pas la notion de tactique.

Par tactique, nous entendons les modalités d’application d’un principe ou les modalités pour atteindre un objectif, à partir des problèmes quotidiens des masses. Le principe qui était en jeu était le défaitisme révolutionnaire ; l’objectif, porter des coups à sa propre bourgeoisie. La tactique aurait donc dû nous montrer ce qu’auraient dû faire les ouvriers et les soldats pour lutter contre la guerre et porter des coups à leur propre bourgeoisie. Mais sur cette question, les interrogatoires et les discours du procès ont été hermétiquement discrets. Tout comme la presse. Les quelques propos tenus se bornaient à des propositions négatives : pas de protestations contre la nourriture des soldats, pas d’insubordination. (Comment peut-on lutter sans pratiquer et soutenir l’insubordination ?).

Mais examinons les interrogatoires de plus près, même si cela peut sembler fastidieux.

Lorsque Goldman demande : « ... que ferait exactement le parti pendant la guerre pour montrer son non-appui à la guerre ? », on s’attend à une explication de la tactique du parti pour atteindre son objectif défaitiste. La tactique, c’est ce que l’on fait « exactement », et l’ensemble de l’action montre la fidélité au principe, même si on n’atteint pas toujours son objectif.

Mais pour expliquer « exactement » son non-appui à la guerre, Cannon répète qu’il ne l’appuie pas. Incapacité, maladresse dues à l’improvisation ? Nous sommes sceptiques. Nous pensons plutôt que les questions et les réponses ont été trop calculées, trop élaborées à l’avance. Tout ce dialogue n’a qu’un seul objet : affirmer en fin de compte que le parti ne pourra rien faire contre la guerre tant qu’il n’aura pas la majorité en sa faveur, et qu’il ne pourra donc que se soumettre et accomplir « le devoir qui lui a été imposé ».

Au lieu de donner des conseils pratiques, de proposer une tactique aux masses, il fait exactement le contraire ; ce sont des conseils d’inhibition et d’immobilisme qui ne servent à rien, même si en soi, ils ne sont pas condamnables. Ces conseils auraient pu être utiles si les masses ou une partie d’entre elles avaient eu un esprit putschiste, aventurier. Tel était-il le cas aux États-Unis ? Répondez sincèrement. Il est clair que non. Dans aucun autre pays, les masses n’ont besoin d’être autant conseillées et d’être réveillées révolutionnairement. Au fond, ce dialogue n’est qu’une manœuvre légale, dans le sens purement juridique. Nous reviendrons là-dessus. Pour le moment, continuons notre analyse.

L’explication pratique du non-appui à la guerre, pour Cannon, se réduit à dire qu’il ne l’appuie pas. Sa réponse n’a pas de sens, elle est tautologique. Mais c’est un choix délibéré ; car si le non-appui avait réellement signifié pour la direction du parti une opposition et une lutte contre la guerre, la personne interrogée se serait vue obligée de dire aux masses comment mettre ces positions en pratique. Cannon aurait été obligé de répondre au lieu d’éluder la question. Si la question de Goldman lui est renvoyée sous forme de réponse par Cannon, c’est parce que ce dernier n’avait rien à dire sur les procédés concrets de la lutte contre la guerre ; parce que la direction du parti concevait sa position pendant la guerre comme un « non-appui », et le non-appui comme une non-lutte contre la guerre. Ainsi, la substitution de l’expression « opposition à la guerre » par le « non-appui » à la guerre nous a placés sur un terrain totalement différent. Et une fois la transposition faite, l’« opposition à la guerre » ne signifie plus que le « non-appui », la non-lutte contre la guerre ; en pratique, cela se réduit à la neutralité face au conflit impérialiste.

On pourrait prétendre que la dernière phrase de la première réponse citée répond à la question et aux besoins politiques du moment. Mais ce n’est qu’un appendice de la même tautologie. « Continuer à écrire et à plaider en faveur d’une politique extérieure différente pour l’Amérique » est déjà compris dans le « non-appui » à la guerre. Cannon esquive la question de savoir ce que le Parti fera « exactement ». Cela confirme notre interprétation au lieu de l’infirmer. En effet, une politique de non-appui à la guerre peut être menée en écrivant et en parlant ; une politique d’opposition et de lutte contre la guerre se mène en écrivant et en parlant mais elle doit être complétée par autre chose. Et en quoi se distingue une politique révolutionnaire d’une politique verbeuse si ce n’est par l’action ?

Ce dernier mot, utilisé dans la Critique du procès de Minneapolis a mis le camarade Cannon très en colère. Nous regrettons de le mettre à nouveau en colère, mais « l’ultragauchisme », oiseau de mauvais augure, nous pousse continuellement dans cette direction. Nous reviendrons plus loin sur l’ultragauchisme. Ajoutons, en le reliant à ce qui a été dit plus haut, que les exemples de Lloyd George et de MacDonald cadrent parfaitement bien avec le non-appui à la guerre, mais se heurtent à la lutte contre la guerre ; c’est la main dans la main qu’ils se retrouvent pour parler et écrire en faveur d’une politique extérieure différente, mais ils sont brouillés avec l’action révolutionnaire, l’action défaitiste.

Un deuxième point ressort du dialogue cité : l’identification de toute lutte contre la guerre, de toute obstruction en général, avec le sabotage. Lorsque Goldman demande si le parti « fera tout ce qui est en son pouvoir » pour démontrer « son opposition ou son non-appui à la guerre », Cannon demande qu’on lui précise la question : « Le parti essaiera-t-il de saboter la poursuite de la guerre par tous les moyens ? », pour pouvoir répondre qu’il s’est spécifiquement prononcé contre le sabotage. C’est l’une des nombreuses échappatoires utilisées pour esquiver les problèmes politiques à Minneapolis. Dans le passage de la première à la deuxième question, le sujet a été supprimé et remplacé par un autre. Là où il y avait opposition ou non-appui à la guerre, nous trouvons sabotage. Comment faut-il considérer la réponse : comme une réponse à la deuxième question ou comme une réponse aux deux questions ?

Bien sûr, dans l’esprit de Goldman, tout pas en avant pratique d’opposition à la guerre est synonyme de sabotage, vu que sa deuxième question est une formulation différente de la première. Dans l’esprit de Cannon, il semblerait que non à première vue, puisqu’il demande « dans quel sens ». Mais il le fait seulement pour que la question lui soit formulée comme elle l’a été la deuxième fois. S’il n’en avait pas été ainsi, il aurait senti le besoin d’ajouter que l’on peut faire de nombreux pas en avant pratiques dans l’opposition à la guerre sans pratiquer le sabotage. Le vrai but du dialogue se trouve dans la deuxième question de Goldman.

Goldman. – Le parti serait-il prêt à aller plus loin pratiquement pour démontrer son opposition à la guerre ?

Cannon. – Qu’entendez-vous par aller plus loin pratiquement contre la guerre ?

Goldman. – Le sabotage.

Une mentalité de casuiste pourrait conclure : il est vrai que seul le sabotage est cité parmi toutes les actions pratiques possibles, mais le parti n’a pas dit que c’était le seul. Les casuistes ont toujours une part de raison, ne serait-ce que dans la forme. Qu’ils marquent un point s’ils le veulent. Nous, nous en tirons une conclusion opposée : l’ensemble du parti savait que le sabotage n’avait pas à être pris en compte comme méthode de lutte, contre la guerre, et contre tout ce que l’on voudra. Le brandir pour le nier ne pouvait avoir qu’une utilité préventive par rapport à de possibles accusations staliniennes ou bourgeoises. Il n’est même pas juste de dire que le sabotage soit un pas en avant pratique dans l’opposition à la guerre. Tout marxiste voulant aller dans ce sens pense à mobiliser les ouvriers et non à lancer une bombe contre l’état-major ou à faire exploser une usine.

Une manifestation contre la guerre de quelques milliers d’ouvriers, ou même de centaines d’ouvriers, une grève de protestation dans les usines, ne serait-ce que de quarante-huit heures ou de cinq minutes, des meetings et de l’agitation écrite contre la guerre dans les quartiers ouvriers, auraient été des actions sans relation avec le sabotage mais d’une grande utilité pour l’avenir révolutionnaire des masses américaines, si cela s’était produit. Le dialogue Cannon-Goldman, en éliminant tout ce qui aurait pu intéresser les masses dans la lutte contre la guerre, a amalgamé toute opposition active à la guerre avec le sabotage.

Ce qui est réaffirmé immédiatement après, puisque le sabotage est défini comme l’« obstruction au fonctionnement des industries, des transports et des forces militaires ». Tout peut rentrer dans cette définition : la grève pour des revendications économiques, les protestations dans l’armée contre les abus, et même le simple cri : A bas la guerre impérialiste ! A fortiori, cela englobe également l’organisation de la lutte active contre la guerre par une minorité du prolétariat, qui, dans le dialogue précité, est considéré comme une attitude totalement illégitime. On peut tourner et retourner cette définition dans tous les sens, l’identification de la lutte contre la guerre au sabotage est indéniable.

À l’une des audiences, Cannon a promis d’expulser du parti tous les membres qui « font obstacle, par n’importe quel moyen, au bon fonctionnement de l’armée ». Observons que faire obstacle ne signifie pas saboter. D’ailleurs, il est impossible de mener une lutte contre l’ennemi de classe intérieur, si l’on ne se limite pas à la parole et l’écriture, sans plus ou moins faire obstacle à la bonne marche de la guerre. La partie du dialogue où Cannon évoque les exclusions a été coupée dans la brochure Socialism on Trial, alors qu’elle devrait se trouver à la page 59. À elle seule, cette dissimulation nous donne entièrement raison.

Le dialogue entre Cannon et Goldman, son avocat, se poursuit. Le dirigeant du SWP justifie ses propos antérieurs : n’ayant pas le choix, nous devons nous soumettre « à la décision qui a été prise. La décision d’aller à la guerre a été prise et elle a été acceptée par la majorité du peuple. Nos camarades doivent s’y soumettre. S’ils sont recrutés, ils doivent l’accepter avec le reste de leur génération, accomplir le devoir qui leur est imposé, jusqu’au moment où ils auront convaincu la majorité en faveur d’une politique différente » . Ici aussi, Cannon procède à un tour de passe-passe. Ce qui est vrai cache ce qui ne l’est pas ; ce qui n’a aucun intérêt prend la place de ce qui en a réellement.

À propos des socialistes belges qui, en 1914, parlaient aussi de « majorité » et de « processus historique », Lénine disait : « Parler de la dialectique et du marxisme et ne pas savoir combiner la soumission nécessaire (si elle est temporaire) à la majorité avec le travail révolutionnaire dans n’importe quelle condition, c’est se moquer des ouvriers et se moquer du socialisme. Citoyens belges, une terrible calamité s’abat sur notre pays, provoquée par la bourgeoisie de tous les pays, y compris par la nôtre. Nous sommes minoritaires ; je m’incline et je vais à la guerre, mais à la guerre je ferai de la propagande, je préparerai la guerre civile des prolétaires de tous les pays, car en dehors de cela il n’y a pas de salut pour les ouvriers et les paysans de Belgique et des autres pays. » C’est ce que, d’après Lénine, auraient dû dire les socialistes belges. Par propagande, il entendait l’organisation de la propagande illégale de la révolution socialiste et de la guerre civile. (V.I. Lénine : Contre le Courant, p. 57-58).

Dans sa Défense de la politique de Minneapolis, le camarade Cannon cite ce même paragraphe de Lénine. Mais en le lisant hors de son contexte et à la sauce de Cannon, on pourrait croire que Lénine se prononce réellement pour le même respect de la majorité que celui que défend le SWP. En réalité, la citation vise, comme l’ensemble de l’article dont elle provient, à combattre des déclarations sociales-démocrates qui ressemblent à celles faites par nos camarades. La « défense » a-t-elle le droit de s’en servir ? De plus, Cannon passe totalement sous silence ce que Lénine entend par propagande. Ce dernier liait la propagande aux actes, sans lesquels les déclarations lui semblaient n’être que des paroles que le vent emporte. La citation de Lénine correspond complètement à ce que Cannon qualifie d’ultragauchisme.

Le cas de nos camarades n’est pas le même que celui des sociaux-démocrates européens, mais la situation et la tâche du prolétariat sont les mêmes. La citation de Lénine est partiellement applicable au SWP. Celui-ci établit également une confusion entre la soumission au contexte (sans laquelle aucun travail révolutionnaire n’est possible) et l’attitude, dans ce contexte, de la minorité révolutionnaire. Au procès, il a été explicitement affirmé que la minorité révolutionnaire ne fera qu’écrire et parler contre la guerre et contre la bourgeoisie, « jusqu’au moment où elle aura convaincu la majorité en faveur d’une politique différente ». Pour qu’aucun doute ne persiste, nous ajoutons une autre citation du procès : « (…) un parti semblable, tant qu’il sera minoritaire, ne peut essayer de faire obstacle à la mise en pratique des décisions de la majorité ». Et plus loin : « Maintenant, jusqu’à ce que les ouvriers et les paysans des États-Unis établissent leur propre gouvernement et emploient leurs propres méthodes pour vaincre Hitler, le SWP doit se soumettre à la majorité du peuple, c’est bien cela ? – C’est tout ce que nous pouvons faire. C’est tout ce que nous proposons de faire. » (Souligné par nous.)

Un parti révolutionnaire ne peut certes pas imposer sa volonté minoritaire à une nation ou à sa propre classe. Mais toute l’histoire des partis révolutionnaires dans le monde est une succession de luttes contre ce qui, à Minneapolis, a été qualifié de décisions de la majorité, ce qui signifie, en réalité, que le prolétariat se montre incapable de résister à la volonté de la bourgeoisie. La prétendue majorité pour déclarer la guerre fait partie de ce genre de décisions.

Mais nous, nous ne nous soumettons pas à cette décision, nous nous soumettons au fait matériel d’aller à la guerre pour vivre les mêmes malheurs et les mêmes expériences que les masses. Et nous en profitons pour leur montrer que la guerre civile est la seule issue et nous en profitons pour l’organiser. Un parti révolutionnaire ne peut pas organiser la révolution et la prise du pouvoir politique s’il ne compte pas sur la majorité du prolétariat et des paysans. Mais l’action minoritaire ou les tentatives d’action sont le seul moyen réel dont disposent les révolutionnaires pour conquérir la majorité. Il est incroyable que nous devions insister là-dessus ; c’est la défense de la politique de Minneapolis faite par le camarade Cannon qui nous y oblige.

Prenez ne serait-ce que la situation européenne, où l’état-major de Wall Street est en train d’étouffer la révolution, et dites si, bien que la majorité soit toujours la même, il n’y a rien d’autre à faire que « de ne pas faire obstacle à la mise en pratique des décisions de la majorité ».

Certes, nous ne pouvons pas provoquer une insurrection, mais nous pouvons et nous devons mobiliser des minorités d’ouvriers, aux États-Unis, contre les plans de Wall Street, et nous devons mobiliser des minorités de soldats américains, en Europe, en Asie et en Océanie, en faveur de la fraternisation avec les révolutionnaires.

Mais l’écrasement de la révolution européenne est autant une décision majoritaire que l’entrée en guerre. Et si aujourd’hui nous avons le devoir d’agir, nous l’avions aussi alors, toujours dans la mesure de nos forces. Est-il besoin d’ajouter que l’absence d’un travail contre la guerre mené par le SWP et ses propositions d’alors diminuent ses possibilités d’actions aujourd’hui ? Les ouvriers et les soldats éduqués à l’école de Minneapolis pourraient très bien répondre : Faire quelque chose contre les plans de Wall Street ? Impossible, nous n’avons pas encore la majorité. À la fin de la partie citée du dialogue, on n’a plus affaire à une substitution, mais à une modification de notre politique, en accord parfait avec tout ce qui a été dit précédemment :

« QUESTION : Ainsi, essentiellement, votre opposition à la guerre serait du même genre que votre opposition avant la guerre ?

RÉPONSE : Une opposition politique. C’est de cela dont nous parlons. »

Par cette question et cette réponse, l’interprétation donnée à la « politique militaire », présente tout au long de l’interrogatoire, dévoile un autre aspect important. Sans répéter ce qui a déjà été dit dans le chapitre sur l’instruction militaire sous contrôle syndical, que peut bien signifier l’expression « une opposition du même genre » ? Les conditions de la société pendant la guerre impérialiste sont-elles les mêmes qu’avant la guerre ? La guerre elle-même n’entraîne-t-elle pas des conséquences extraordinaires ? Notre politique ne doit-elle pas changer en fonction des changements au cours de la guerre et surtout en fonction de la prévision de ses conséquences catastrophiques ? La clé de toute la lutte de classes, pendant la guerre, n’est-elle pas la lutte contre cette dernière ? Bien évidemment.

Evoquer, par conséquent, une « opposition du même genre », c’est cacher le fond du problème. La réponse, qui est affirmative, introduit de plus une modification totalement étrangère à notre conception de l’attitude à adopter face à la guerre impérialiste. Un parti dont la position, en temps de guerre, est à peu près semblable à celle qu’il défendait en temps de paix n’a aucune raison de s’inquiéter. Tout ne continue-t-il pas à être comme avant ? Il lui suffit de poursuivre son train-train habituel, en attendant que tel ou tel phénomène historique inéluctable renforce sa propre position.

Telle est la conduite que s’est fixée le SWP ; pis encore, ce parti a même mis un frein à son train-train lorsque la guerre battait son plein. Si ce parti avait alors parlé clairement et agi dans la mesure de ses moyens, légalement ou illégalement, il serait aujourd’hui bien plus capable de mobiliser un noyau de prolétaires chevronnés contre les conséquences de la guerre à l’intérieur des Etats-Unis, et au sein de l’armée contre les plans contre-révolutionnaires de leur impérialisme à l’extérieur. Même si le SWP se mettait franchement au travail aujourd’hui, ce que nous espérons, il a de toute façon perdu trop de temps et de possibilités pour éduquer les couches ouvrières qui étaient en contact avec lui. Ce travail aurait dû commencer avec la guerre, pas maintenant. Et il va de soi que toute action à venir sera gênée et non facilitée par ce que le parti a dit dans le passé.

Mais revenons au cœur de notre débat. Jusqu’à présent, notre mouvement s’est défini par son opposition irréductible à la guerre. Pourquoi nos camarades ont-ils éprouvé le besoin de changer cette attitude en une « opposition politique » ? Parce que, pour eux, cela change également le type d’opposition qu’ils défendent ; on ne peut l’expliquer autrement. Mis à part les exemples de l’attitude face à l’URSS et à la Chine, il y a le cas de Clémenceau en France, pendant la guerre de 1914-18 qui est présenté comme un exemple d’opposition politique. Une opposition qui voulait faire obstacle à la politique du gouvernement lorsque cette obstruction pouvait avoir des retombées positives pour la guerre elle-même. Cette attitude était tout à fait légitime puisque son objectif était de faire la guerre mieux que ceux qui la dirigeaient au début.

Tout le monde sait que l’exemple de Clemenceau a été utilisé par Trotsky lorsque l’Opposition de gauche n’avait pas encore été expulsée du parti russe, pour définir sa propre conduite par rapport à la défense de l’URSS. « Ainsi, de la même façon que l’opposition politique de Clemenceau était plus française que la position du gouvernement, notre opposition politique au stalinisme est plus soviétique, plus défensiste que le défensisme de la bureaucratie », disait-il grosso modo.

C’est ce que l’on doit comprendre, de façon rigoureuse, par « opposition politique » ; quand on est en faveur de la guerre, mais hostile aux méthodes du gouvernement, on appuie la première et on s’oppose aux secondes. Nous ne voulons pas dire que la position de nos camarades ait été plus américaine que celle du gouvernement américain, bien que les déclarations tolérantes du SWP ne manquent pas dans ce sens ; mais il apparaît clairement que leur « opposition politique » modifiait l’opposition à la guerre dans le sens du non-appui, de la non-lutte contre la guerre. Telle fut la pratique du SWP face à la guerre, pratique qui tournait le dos au défaitisme révolutionnaire. En résumé : la neutralité.

Les bases de la politique du parti étant ainsi faussement posées, afin de ne pas les nier ouvertement, il fallait admettre d’autres positions concrètement plus réactionnaires. Nous avons déjà cité la promesse d’expulsion des militants qui feraient obstruction à la guerre. Comment cela pouvait-il être évité lorsque Cannon amalgamait, sous un même terme générique, le sabotage et toute action pratique contre la guerre ?

De même, en ayant posé d’entrée un concept erroné de soumission à la majorité de la population, nos camarades ont dû l’étendre à l’assujettissement aux majorités parlementaires. Lorsque l’accusation demande à Cannon si les trotskystes prendraient le pouvoir si, le moment venu, le gouvernement en place ne le cédait pas volontairement en suivant l’exemple du comte Karolyi en Hongrie, Cannon répond : « Vous voulez dire s’il n’accepte pas la majorité lors d’élections démocratiques ? » Et quand l’accusation répliqua : « Ah ! vous allez le faire par la voix électorale », notre camarade déclara : « Nous participons toujours aux élections. ». Un peu plus loin Cannon est encore plus explicite : « le but d’avoir des candidats, c’est de gagner les élections ».

Et comme la lutte contre la guerre et l’ennemi de classe intérieur avait été remplacée par l’« opposition politique » (le non-appui, la non-lutte contre la guerre), les dirigeants du SWP durent oublier leur propres paroles, du temps ou il n’y avait ni menace de guerre, ni guerre. Cela a été mis en relief par le camarade Munis dans sa critique du procès. Ajoutons à cela deux autres exemples. Durant le procès, l’accusation lut une ancienne publication du SWP : « La politique du marxisme consiste toujours à utiliser la guerre et l’armement des ouvriers pour promouvoir les intérêts de la révolution mondiale, pour transformer la guerre impérialiste en guerre civile, pour considérer sa propre bourgeoisie comme l’ennemi principal. » L’accusation demanda ensuite à Cannon : « Cela signifie que vous et votre parti, vous essaierez, au cours de la guerre, d’utiliser ce genre de méthodes pour fomenter la guerre civile ? » Et il répondit : « Je ne le dirai pas aussi succinctement. » S’ensuivent des explications sur la propagande qui n’expliquent rien, si ce n’est qu’elles montrent comment il s’emmêle lui-même les pinceaux.

Précisément, avant la question citée, l’accusation a lu à notre camarade ce qu’écrivait la presse du parti en 1939. Dix questions et dix réponses ont également été expurgées de la brochure Socialism on Trial, page 105, bien que cette publication prétende être le procès-verbal du procès (Official court record). En voici le résumé.

ACCUSATION (lisant un texte du SWP) : « S’il est nécessaire de violer un mandat (dans la lutte contre la guerre), il ne faut pas hésiter à le faire. S’il est nécessaire de ne pas respecter une décision, il ne faut pas la respecter. » Convenez-vous que cette déclaration est à la fois écervelée et idiote ?

CANNON : Oui, c’est ce que je pense.

ACCUSATION : Ne pensez-vous pas que ça concorde totalement avec la politique générale exposée dans la presse de votre parti ?

CANNON : Non, je ne le crois pas. Je ne connais pas de dirigeants assumant une haute responsabilité dans notre parti qui aient employé un tel langage.

À dire vrai, nous non plus depuis la veille de l’entrée en guerre des États-Unis, bien qu’à plusieurs reprises, nous ayons demandé à nos camarades d’utiliser précisément un peu plus ce langage « écervelé » et « idiot ». Mais bien évidemment, les formules de nos amis de Minneapolis n’étaient pas une simple couverture légale, mais leur véritable politique. Prisonniers de ces formules, ils durent aller plus loin qu’ils ne l’avaient prévu eux-mêmes. Heureusement, l’accusation ne connaissait rien au marxisme et elle ne cherchait pas coûte que coûte à obtenir des réponses tranchées ; sinon, nos camarades se seraient vus obligés de déclarer clairement que l’ennemi de classe intérieur passait au second plan par rapport aux besoins de la guerre « antifasciste » ; ou alors ils auraient été contraints de proclamer que le devoir immédiat était de lutter contre la guerre, en précisant quelles étaient les premières « mesures pratiques » pour arriver à la guerre civile armée. Mais dans ce cas-là, tout le plan de la défense aurait changé, et, ce qui est essentiel, la politique du SWP aussi.

Si les camarades de la Quatrième Internationale, dans diverses parties du monde, pouvaient prendre connaissance de notre critique, beaucoup d’entre eux pourraient la considérer excessive, car ils supposeraient comme totalement évident qu’à côté de ce qui a été dit et fait à Minneapolis et dans la presse, d’innombrables actes et paroles complètent ou modifient ce qui ne pouvait être développé légalement. S’il en était ainsi, notre critique, visant seulement certains aspects de la politique du SWP, prendrait un caractère totalement différent. Mais il n’en est rien. Les possibilités légales, d’après nos amis, cadraient avec toutes leurs exigences.

Quittons maintenant l’atmosphère chargée et suintante des tribunaux de Minneapolis, et cherchons, en esquivant l’œil menaçant de la justice réactionnaire, des définitions du défaitisme révolutionnaire. Il en existe une, ineffable, mais qui n’a été publiée que dans le Bulletin intérieur (volume IV, nº 3, septembre 1942). Il s’agit d’un article signé par Morrison et intitulé « Sur le défaitisme révolutionnaire ». Morrison est l’un des principaux dirigeants du parti. Que son article soit à vocation interne n’en est pas moins une preuve de son opportunisme. Il faudrait nous démontrer que l’attitude du parti réfute la conception de Morrison. Bien au contraire, ce qu’il expose dans son article doit être considéré comme l’opinion de la direction du parti, comme son code de conduite. De plus, si la poursuite de la discussion l’exigeait, nous pourrions trouver d’autres citations. Pour les besoins de cette critique, les citations reproduites ici suffisent.

« Dans la guerre actuelle, quiconque refuse d’appuyer un gouvernement impérialiste et défend la poursuite de la lutte de classes en faveur du socialisme, adopte en essence la position de Lénine par rapport à la guerre impérialiste » – est-il écrit dans l’un des paragraphes de cet article.

Quant à nous, nous sommes loin d’être aussi généreux. « En essence », c’est la position, succinctement exprimée, du centrisme de gauche par rapport à la guerre impérialiste. Nous la connaissons parfaitement d’autant que, en tant que groupe exilé au Mexique, nous avons eu affaire à des centristes espagnols et français. Et, d’après ce qu’on nous en a dit, c’est « en essence », une fois de plus, la position des centristes anglais. Voilà ce que disait une résolution du POUM, écrite en mai 1942, pour les pays démocratiques, bien sûr, puisque pour les pays de l’Axe, il réclamait le défaitisme révolutionnaire à outrance : « Opposition politique par rapport aux classes dirigeantes et critique systématique du fait que leur but ne soit pas la guerre contre le totalitarisme ».

Quant à la lutte de classes quotidienne, son programme était aussi restreint que celui du SWP (soutenir les grèves, mais pas ne pas faire obstruction à la guerre) : « Tout conflit entre les patrons et les ouvriers doit déboucher sur l’expropriation et la nationalisation. » Le leader centriste français qui a invariablement soutenu toutes les grèves en Angleterre, en France et aux États-Unis, déclarait dans un document que je cite de mémoire : « Il ne faut pas appuyer les gouvernements en place et il faut appuyer toutes les luttes de la classe ouvrière n’entravant pas la lutte militaire contre Hitler. » Pour sa part, à la même époque, un des députés de l’Independent Labour Party anglais déclarait à la chambre des Communes : « Je refuse d’appuyer une classe qui, dans ce pays, a plus de points communs avec Hitler qu’avec les aspirations profondes et les idéaux honnêtes de la classe ouvrière. » Ensuite il vota contre le gouvernement Churchill.

Tout cela vaut bien ce qui a été dit à Minneapolis, ce que soutenait l’article de Morrison et ce que défendait la presse du SWP. Et nous affirmons que ce n’est pas la position essentielle de Lénine, parce que la position de Lénine est celle de la Quatrième Internationale ; nous affirmons également que ce n’est pas une application tactique du défaitisme révolutionnaire. Ce ne sont que des positions, pas très différentes dans le fond, qui préconisent le non-appui, la non-lutte contre la guerre : c’est du centrisme. Nous accusons précisément nos camarades américains d’être tombés dans une déviation centriste par rapport à la guerre. Comme les centristes, ils ont laissé dans l’ombre la lutte idéologique et pratique contre la guerre et mis au premier plan le bavardage sur la défaite de Hitler et celle du totalitarisme.

Définir la position révolutionnaire pendant la guerre comme une simple continuité de la lutte de classes, c’est abuser d’un principe élémentaire. La guerre impérialiste est une catastrophe sociale qui décuple brusquement le despotisme des classes possédantes, et la spoliation et le sacrifice des classes dépossédées, qui immole des dizaines de millions de personnes et qui détruit des quantités fabuleuses de richesses. La société est saignée et triturée de partout au profit de la minorité réactionnaire des rangs capitalistes.

Et alors que la machine à tuer et l’oppression s’élèvent à la puissance n, en absorbant et en déterminant tous les rapports sociaux, le prolétariat et les révolutionnaires en particulier devraient agir exactement comme avant la guerre ? Bien au contraire. Les conflits de classe, du plus insignifiant au plus décisif, ont pour fond le poids écrasant de la guerre ; ceux-ci favorisent ou vont à l’encontre de la guerre, cela dépend de qui s’impose, la bourgeoisie ou le prolétariat. Mais le plus grave des conflits de classe en temps de guerre est, sans comparaison, la guerre elle-même. La lutte contre cette dernière doit être le principal souci des internationalistes, leur obsession, pour ainsi dire. Sans cela, l’internationalisme est mitigé, même si formellement la guerre est qualifiée d’impérialiste. Il est clair, que pour lutter contre la guerre, la lutte classe contre classe est la seule méthode dont dispose une organisation révolutionnaire.

Mais affirmer que l’internationalisme, que le défaitisme révolutionnaire, n’est que la simple continuité de la lutte de classes en faveur du socialisme est un abus opportuniste de cette vérité élémentaire, alors que toute la lutte de classes doit être dirigée contre la guerre, alors qu’on ne peut l’exercer dans toute sa splendeur sans contredire les intérêts de la guerre impérialiste, de la victoire bourgeoise, à proprement parler ; alors que finalement l’un des devoirs révolutionnaires les plus importants est de détruire dans la conscience sociale le mythe réactionnaire de la victoire. D’autant plus que le capitalisme, à juste titre en fonction de ses sales intérêts, considère ce devoir comme une trahison et un crime. En s’en tenant à la simple continuité de la lutte de classes, nos camarades « ont oublié » de la diriger contre la guerre impérialiste.

Mais ce n’est pas tout. Il est impossible de lutter à fond contre la guerre et contre tous les problèmes qu’elle engendre, si l’on considère que la victoire de sa propre bourgeoisie peut être plus ou moins utile, ou que sa défaite peut, plus ou moins également, être nuisible. La victoire militaire est le facteur le plus déterminant pour que la classe gouvernante puisse repousser les attaques de ses classes exploitées, puisse leur faire payer le coût de la guerre et puisse, qui plus est, s’en servir pour écraser la révolution dans d’autres pays.

La victoire de sa propre bourgeoisie, dans une guerre impérialiste, rend les tâches révolutionnaires plus difficiles. En cela, les révolutionnaires ont un devoir de contre-enseignement auquel ils ne peuvent renoncer sans trahir. Mais comment faire, si en même temps ils veulent éviter d’être considérés comme des partisans de la défaite de leur propre bourgeoisie ? C’est impossible.

S’ils veulent éviter cette accusation, ils deviendront les partisans de la victoire, activement ou passivement, totalement ou partiellement. Pour éviter les conséquences réactionnaires de la victoire, la défaite est le remède le plus radical. Avec elle, les tâches révolutionnaires sont rendues plus aisées. Et, finalement, vu le caractère profondément réactionnaire de tous les impérialismes, la défaite de sa propre bourgeoisie est le seul moyen que possède le prolétariat pour contribuer à la défaite révolutionnaire de la bourgeoisie de l’autre camp impérialiste.

D’où le besoin de formuler le défaitisme révolutionnaire et de le mettre en pratique. Sans poser le problème de cette façon, le défaitisme n’est rien d’autre que bavardage fantasmagorique.

Le défaitisme révolutionnaire suppose la lutte active et la mobilisation des masses contre la guerre, alors que la simple poursuite de la lutte de classes comme en temps de paix affaiblit la lutte contre la guerre. C’est pour cela que nos camarades américains qui, coûte que coûte, s’en sont tenus à « la simple poursuite » en sont arrivés à la neutralité du non-appui à la guerre. Ce non-appui, qui équivaut à la neutralité, n’a même pas la valeur de la résistance passive de Gandhi. D’ailleurs, la résistance passive est un mot d’ordre aussi douteux que celui du non-appui, puisqu’il s’agit, dans les deux cas, d’avoir l’air d’agir sans rien faire ; mais la résistance passive laisse la porte ouverte à une résistance réelle, bien qu’inorganisée et sporadique, parce qu’elle déborde le cadre de la « passivité » recommandée par les leaders, alors que le non-appui à la guerre est une attitude à la Ponce Pilate.

Il n’est pas étonnant non plus que Morrison arrive à la conclusion tragi-comique suivante dans son article-bréviaire : « Le désir de Lénine de voir la défaite de son propre gouvernement impérialiste est complètement platonique dans la mesure où ça ne le conduit pas à proposer d’autres actions que celle qui émane de la position fondamentale de non-appui à la guerre et de poursuite de la lutte de classes. » Comme si la lutte de classes, en temps de guerre, ne comprenait pas en soi cette opposition irréductible : l’avancée du prolétariat est égale à l’affaiblissement militaire de la bourgeoisie ; le renforcement militaire de la bourgeoisie est égal au recul du prolétariat !

Le dilemme est beaucoup plus grave. D’une part, des millions d’ouvriers, précisément les plus combatifs, sont mobilisés et ne peuvent donc faire un seul pas sans s’opposer immédiatement aux intérêts de leur impérialisme ; d’autre part, la lutte militaire pour l’exploitation du monde décide parallèlement de la direction de la contre-révolution internationale. Par rapport à cette situation objective à laquelle aboutit l’évolution du capitalisme pris globalement, comment éviter le problème de la défaite ou de la victoire de son propre impérialisme ? C’est impossible sans renoncer, partiellement au moins, aux devoirs de la lutte de classes prise internationalement. C’est bien le cœur de la question du défaitisme révolutionnaire.

Le monde actuel est une unité contre laquelle le prolétariat ne peut lutter sans réserve que s’il la personnalise en mettant un visage à sa propre bourgeoisie. Ce dont a besoin le prolétariat international et ce qu’il poursuit, c’est la défaite de la bourgeoisie internationale ; mais l’état de division qui lui est imposé par la société capitaliste canalise impérativement sa lutte dans les limites géographico-politiques de chaque nation. Il en sera ainsi tant que le prolétariat n’aura pas pris le pouvoir. La conception du défaitisme révolutionnaire identifie l’ennemi mondial à l’ennemi national, auquel il s’attaque à fond ; dans la conception de nos camarades américains, cette tête nationale, la seule que les masses voient et peuvent attaquer, se cache derrière la bourgeoisie mondiale.

En se cachant derrière la lutte de classes, les formulations tranchantes de Lénine, c’est-à-dire le défaitisme révolutionnaire, sont pour Morrison exactement le contraire de ce qu’elles signifient. En effet, si on le suit : 1) « Un parti révolutionnaire, comme tel, doit ignorer » la question de la défaite de son gouvernement ; 2) « On peut presque considérer comme un axiome que la défaite militaire infligée à un pays par les armées de Hitler, pays occupé par ces dernières, ne peut augmenter les chances de révolution. »

Nous n’allons pas réfuter ici l’impossibilité théorique, l’absurdité théorique d’une telle ignorance. Elle est déjà réfutée dans le deuxième point, où l’« ignorance » ou la neutralité devient ouvertement partielle, non en faveur de la défaite, mais en faveur de la victoire de sa propre bourgeoisie, afin d’éviter l’occupation hitlérienne. Le problème semble être mal posé intentionnellement. Chacun sait que la défaite de la France a fait croître les possibilités révolutionnaires, comme plus tard aussi la défaite des bourgeoisies alliées à l’Allemagne ou protégées par elle, en Grèce, en Italie, en France, en Belgique. Nos camarades français, en dépit de leur faiblesse organisationnelle, purent se poser la question de la possibilité de prendre le pouvoir.

En Pologne, pour faire référence à un pays où Hitler a vaincu, le mouvement ouvrier a réagi instantanément et a acquis une puissance et un radicalisme qui lui faisaient défaut auparavant, et que les conditions de désorganisation et de défaite de sa propre bourgeoisie ont objectivement favorisés. Le recul qui s’en est suivi immédiatement après est dû à l’impuissance des organisations révolutionnaires, excessivement petites pour affronter les besoins énormes de la lutte de classes et pour empêcher que l’état-major ne domine la situation. Telle est la raison principale de la période de passivité relative que l’on a pu observer en Europe après l’occupation allemande. Hitler en a bénéficié alors, tout comme les Alliés peuvent en tirer profit actuellement si l’impuissance des organisations révolutionnaires devait perdurer.

Mais dans le raisonnement de Morrison, la nature du système hitlérien remplace la raison fondamentale. Et, en changeant les facteurs, on change aussi l’attitude que l’on a vis-à-vis d’eux. Hitler, considéré comme un facteur déterminant, devient l’ennemi principal ; alors apparaît le « triomphalisme » révolutionnaire. Ainsi, notre parti américain est tombé dans la partialité que Trotsky attribuait aux opportunistes peu après la capitulation française : « Du point de vue de la révolution dans son propre pays, la défaite de son propre gouvernement impérialiste est indiscutablement “un moindre mal”. Cependant, les pseudo-internationalistes se refusent à appliquer ce principe par rapport aux pays démocratiques en déroute. » Évidemment, le prolétariat de tous les pays occupés par Hitler serait bien plus en retard politiquement, s’il avait donné la victoire à sa propre bourgeoisie en la soutenant.

Mais, pourraient insister certains, n’est-il pas juste d’affirmer que nous devons continuer la lutte de classes pendant la guerre ? Oui, à condition de dire ou de sous-entendre qu’elle doit être dirigée contre la guerre ; non, si après avoir confirmé cette vérité élémentaire, à savoir que la seule méthode est celle de la lutte classe contre classe, on prétend limiter la lutte de classes à la routine des revendications économiques, comme si la guerre ne devait pas être nécessairement sa cible immédiate. Cette dernière conception étant celle de nos camarades, nous affirmons qu’ils se situent à droite du défaitisme révolutionnaire de la Quatrième Internationale.

Nous insistons sur le fait que le discours de Morrison, admis ou non explicitement par le parti, guide la conduite de ce dernier. Plusieurs déclarations faites aux tribunaux de Minneapolis et dans la presse concordent parfaitement avec son article. Avant même l’entrée des États-Unis dans la guerre, la presse de notre parti parlait déjà, tantôt explicitement, tantôt par sous-entendus, de « transformer la guerre impérialiste en une véritable guerre contre le fascisme ». De nombreux articles se demandaient « comment vaincre Hitler », mais aucun ne se demandait comment lutter contre la guerre, et encore moins si le prolétariat américain devait, ou pas, s’intéresser à la victoire de sa bourgeoisie. Certains articles, indignés, accusaient les bourgeois de saboter la production de guerre. Finalement, en lisant la presse de nos camarades, les ouvriers pouvaient constater que le SWP était favorable à la guerre « antifasciste », mais hostile aux méthodes de Washington.

Après l’entrée en guerre des États-Unis, le parti a persisté à « ignorer » la question de la défaite ou de la victoire, il a continué à ne pas soutenir la guerre et à ne pas lutter contre. La simple lecture de The Militant et de Fourth International montre bien que l’ennemi principal est loin d’être sa propre bourgeoisie. Le parti a volontairement refusé le rôle qui aurait dû être le sien par rapport à la guerre et à la lutte contre l’impérialisme de Wall Street. Cannon, dans une brève déclaration sur la guerre, publiée dans la revue théorique du parti, a répété en substance sa position sur le non-appui à la guerre, la non-lutte contre la guerre. À part ça, le SWP agit comme si les États-Unis n’étaient pas entrés en guerre. Nous n’avons pu constater aucun travail pratique du parti contre la guerre, sans même parler d’actions, nous n’avons trouvé trace d’un travail d’agitation et de propagande. Le fait de répéter à satiété que vaincre Hitler pour un gouvernement ouvrier serait un jeu d’enfants, ne signifiait rien et n’a rien signifié. Pour pousser les masses sur la voie du gouvernement ouvrier, il aurait fallu d’abord obligatoirement lutter contre la guerre, question dont dépendait le reste, et arrêter de présenter la défaite de Hitler comme préférable, pour les ouvriers américains, à la défaite de Washington.

La validité d’une politique apparaît plus clairement à long terme. A quoi riment aujourd’hui les avertissements sur « la véritable guerre contre le fascisme » et à quoi ont-ils servi ? Ils ne semblent avoir été qu’une échappatoire et un subterfuge, sans aucune utilité. Par contre, si le SWP avait soutenu une agitation active contre la guerre et s’il avait agi, dans la mesure de ses forces et des possibilités, aujourd’hui, il aurait la possibilité d’en récolter les fruits, et demain encore plus qu’aujourd’hui. Mais au lieu de planter courageusement, au milieu de l’ivresse patriotique, son drapeau antiguerre, dirigé clairement contre l’ennemi de classe intérieur, le parti s’est effacé, il a baissé la voix et a affiché sa neutralité. Les milliers d’ouvriers qui auraient pu l’écouter seraient aujourd’hui bien plus proches de nos positions et y adhéreraient pleinement vu les conséquences de la guerre qui allaient retomber sur eux de tous leur poids. L’éducation révolutionnaire du parti y aurait énormément gagné, ce qui n’est plus aussi évident après le cours opportuniste de ces dernières années.

Pour finir, Trotsky écrivait dans « Learn to think », publié par Fourth International en juillet 1938 : « Pousser la lutte de classes jusqu’au bout – la guerre civile – est la tâche du défaitisme. Mais cette tâche ne peut être menée à bien que par la mobilisation révolutionnaire des masses, c’est-à-dire en élargissant, en approfondissant et en intensifiant les méthodes révolutionnaires qui font partie de la lutte de classes en “temps de paix” ».

Notre parti américain, à l’inverse, les a restreintes, superficialisées et amoindries. Que l’on nous prouve le contraire et nous n’aurons aucun inconvénient à reconnaître notre erreur par rapport au contenu général de cette critique.

LA « DÉFENSE DE LA POLITIQUE DE MINNEAPOLIS »

C’est le titre d’un document de Cannon qui répond à une brève critique de notre camarade Munis. Y répondre serait fastidieux, parce qu’il est principalement constitué de citations ; il nous faudrait donc les reprendre une par une, les remettre dans leur contexte, puis les appliquer au contexte américain. Le principal défaut de la « défense » est le même que celui des audiences de Minneapolis. Elle contourne continuellement les problèmes posés, répond à côté, se cache et altère même le contenu de la critique pour avoir le malin plaisir de pouvoir la harceler à coup de citations de Lénine, de Trotsky et de Marx. L’essence de ses arguments est réfutée tout au long de ces pages, même quand nous ne nous y référons pas explicitement. Cependant, nous ne nous priverons pas de réfuter certains arguments en particulier, et de démontrer comment « la défense » élude les vraies réponses. D’autant que les écrits de Cannon ont été amplement diffusés et acclamés comme parole d’évangile.

La « défense » de Cannon repose sur deux arguments qu’il considère essentiels et expliqueraient tout ce qui a été dit à Minneapolis. Il prétend qu’ils n’auraient pas été pris en compte (« overlooked ») par la critique. Les réfuter, c’est réfuter toute la défense de Cannon.

Le premier argument, le principal, c’est le contexte social américain. Le dirigeant américain du SWP le décrit en ces termes : « Les États-Unis, où le procès a eu lieu, sont de loin la nation la plus riche de toutes, raison pour laquelle elle peut encore se permettre le luxe des formes de la démocratie bourgeoise à l’époque du déclin et de la décadence du capitalisme. Les syndicats, qui ont été détruits en Europe, dans un pays après l’autre, fleurissent aux États-Unis, et leurs membres ont doublé au cours de la même période, en partie avec l’aide du gouvernement. La liberté de parole et de la presse, supprimée ou réduite à une simple parodie dans d’autres pays, est virtuellement illimitée ici (sic). Les élections se sont déroulées suivant les règles normales de la démocratie bourgeoisie, traditionnelles aux États-Unis depuis plus d’un siècle, et de grandes masses d’ouvriers ont pu y participer librement (sic). La bourgeoisie américaine, riche et favorisée, a pu, en dépit des crises dévastatrices, maintenir le niveau de vie des ouvriers américains bien au-dessus de celui des autres pays ». Nos idées, poursuit Cannon, « devraient être simplifiées au maximum, devraient être rendues plausibles aux ouvriers et devraient être illustrées, autant que faire se peut, par des exemples connus de l’histoire américaine ».

Tout cela a l’air bien sensé. Mais nous pensons précisément que, sur les questions fondamentales, cela n’a pas été fait, à moins de penser que simplifier équivale à faire des concessions aux préjugés du contexte environnant. Durant le procès, nos camarades n’ont même pas essayé de souligner le mensonge de la démocratie yankee, sa caractéristique la plus évidente depuis des décennies. Dans aucun autre pays, la vérité officielle, créée par l’éducation bourgeoise et le contrôle du grand capital sur la presse, le cinéma, la radio, les maisons d’édition, etc., ne pénètre autant la conscience sociale. Le pouvoir de l’argent est plus absolu que nulle part ailleurs. Révéler cette vérité au grand jour, en l’illustrant avec des chiffres et des faits de l’histoire vivante américaine (ce n’est pas ce qui manque), aurait constitué la simplification de nos idées la plus adaptée au niveau des ouvriers et aux exigences politiques du moment. Mais lorsque le SWP affirme que notre opposition à la guerre est « politique », que nous ne pouvons que parler et obéir, que nous ne devons en aucune façon entraver la poursuite de la guerre bourgeoise et que cette guerre doit se transformer en véritable guerre contre le fascisme, etc., nous ne pensons pas qu’il s’agisse là d’une simplification de nos idées dans un certain contexte, mais plutôt que ce contexte a influencé nos idées. Rien, dans la défense adoptée à Minneapolis ne révèle au prolétariat la pourriture du cadre démocratique que décrit Cannon dans sa défense. Pourtant, ne serait-ce que sur la liberté de parole et de la presse, il y aurait beaucoup à dire, tout le monde le sait.

Durant les audiences, de longs dialogues entre Cannon et Goldman ont cherché à démontrer que la bourgeoisie américaine, à l’avenir, empêcherait ou essaierait d’empêcher par la violence l’exercice de la volonté socialiste de la majorité. Précisément, pendant que se tenait le procès, le gouvernement réprimait violemment des grèves, frappait des ouvriers, occupait militairement des usines et s’opposait à des augmentations de salaires. Ces exemples, et des centaines d’autres, auraient pu être mentionnés pour démontrer le rôle de la violence dans le pays le plus libre et illustrer le caractère antiprolétarien et dictatorial d’un gouvernement démocratique. Mais cela n’a pas été fait, la défense a préféré citer l’exemple de Jefferson, très accessible et très adapté aux circonstances, semble-t-il. Pour faire comprendre la notion de guerre impérialiste et le grand rôle contre-révolutionnaire que jouerait le gouvernement américain triomphant, ce ne sont pas les exemples qui manquaient pour illustrer le pouvoir étouffant du capital financier de Wall Street dans le monde entier et tout particulièrement en Amérique Latine ; on aurait pu citer les diverses expéditions militaires au Mexique, au Nicaragua, les coups portés à Cuba, Porto Rico, aux Philippines, etc. Bien « des exemples connus de l’histoire américaine » ont été oubliés ! Et, par hasard, ne sont-ce point ces exemples qui auraient pu faire comprendre aux ouvriers américains le besoin de lutter contre la guerre impérialiste et de fraterniser avec les exploités des autres pays ? C’est sur leur dos que la bourgeoisie américaine essaie de soudoyer les ouvriers américains avec un niveau de vie plus élevé !

La critique de Munis en revient expressément à ceci : « il doit y avoir beaucoup d’ouvriers, parmi ceux qui ont écouté Cannon et Goldman, qui ont subi la violence quotidienne de la société bourgeoise pendant des grèves, des meetings, des manifestations ; tous, sans exception, subissent la violence habituelle de devoir travailler pour un salaire établi sur le marché du travail, sous peine de périr ; la violence, beaucoup plus sensible de l’imposition de la guerre ; la violence éducative, la violence informative qu’imposent les trusts journalistiques. Loin d’avoir reçu une vision consciente du milieu dans lequel ils vivent et d’avoir été prédisposés à se rebeller contre lui, ils ont été tranquillisés par rapport au présent. La bourgeoisie n’emploiera la violence que plus tard ». Par conséquent, la réponse de Cannon contourne le problème au lieu de l’affronter.

Loin de négliger le besoin de décortiquer nos idées pour les ouvriers américains, notre critique reprochait que cela n’avait pas été fait. Lorsque Cannon conclut : « Nos critiques parlent en termes de processus en général et de principes en général qui, semble-t-il, doivent être formulés et expliqués aux ouvriers en général précisément de la même manière », il parle dans le vide et il complique la discussion au lieu de la simplifier. La pierre angulaire sur laquelle repose sa « Défense de la politique de Minneapolis » n’est pas plus solide qu’un tas de sable.

On nous reproche également d’avoir sous-estimé les impératifs légaux. Ce reproche n’a aucun fondement, surtout après la brochure Défense de la politique de Minneapolis.

La politique d’un parti révolutionnaire – à plus forte raison en temps de guerre – fait partie d’un tout et ne tient compte que des besoins de la révolution prolétarienne. Nous la défendons légalement si nous le pouvons, légalement et illégalement si besoin est, et enfin seulement illégalement si nous y sommes contraints. Mais d’une façon ou d’une autre, ou en combinant les deux, notre stratégie doit répondre à tous les besoins politiques du prolétariat.

En supposant qu’il ait été impossible d’aller plus loin, une partie de ce qui a été dit à Minneapolis pourrait être justifié comme la version légale de notre programme, ce que les lois permettaient de dire sans compromettre l’appareil du parti sous la démocratie bourgeoise. Mais la politique du SWP avant, pendant et après Minneapolis, a coïncidé pleinement avec ce qui s’y est dit ; dans la brochure de Cannon, les déclarations du procès sont présentées comme une politique juste et suffisante en soi. Il ne pouvait en être autrement, puisque le parti n’avait rien d’autre à ajouter. D’après nos camarades, ce qui pouvait se dire à l’époque et ce qui pouvait être fait légalement, et plus concrètement les propos tenus à Minneapolis, correspondaient parfaitement à tous les besoins politiques du prolétariat américain. Les déclarations publiques correspondaient à ce que l’on pouvait dire dans le contexte américain. Nous n’avons pas d’avis sur la question, puisque nous ignorons jusqu’où le parti aurait pu aller sans se heurter à la loi bourgeoise. Cela étant, nous affirmons que la politique défendue légalement par le SWP ne correspondait pas aux besoins révolutionnaires.

Il est faux de prétendre que le non-appui à la guerre, la définition du sabotage comme une tentative d’obstruction du fonctionnement des industries, des transports et des forces militaires, soient seulement une version du défaitisme révolutionnaire acceptable par les lois bourgeoises. En effet, une telle position va à l’encontre du contenu même du défaitisme révolutionnaire. Une tactique permettant d’éviter la répression bourgeoisie est admissible à condition de ne dire aux ouvriers que la pure vérité ; mais même dans ce cas, ça ne passerait pas, parce que la formulation légale choisie par le SWP contredisait trop ouvertement la formulation révolutionnaire. Et il est évident que l’activité du parti s’est parfaitement ajustée à ce qui a été dit à Minneapolis et à ce qui a été répété ensuite sous tous les angles possibles et imaginables.

Le second reproche important que la « défense » nous adresse est également sans fondement. Au lieu de répondre à notre critique, la « défense » se cache derrière un parapet qu’elle détruit elle-même puisqu’elle affirme que la politique du procès était juste et suffisante par rapport aux conditions sociales existantes aux États-Unis.

La brochure reproduit aussi, en guise d’argument important, une lettre de Trotsky à propos d’un procès qui a eu lieu au Texas contre certains de nos camarades. Cette lettre fut publiée dans Fourth International, en octobre 1940. Elle recommande de ne pas provoquer la répression, d’indiquer les méthodes les plus paisibles pour arriver au socialisme, de défendre les droits démocratiques par nos propres moyens, et de dire qu’à un moment donné, les soixante familles balaieront les institutions démocratiques et les remplaceront par une dictature réactionnaire.

A Minneapolis, ils ont fait de cette tactique une caricature totalement déformée. Il ne s’agissait plus simplement de ne pas provoquer mais de s’écraser en mettant nos idées au goût des fines bouches petites-bourgeoises ; la défense des droits démocratiques des masses est devenue l’acceptation de la castration démocratique américaine ; le cours contre-révolutionnaire des soixante familles qui est actuel et bien vivace, que le monde et les masses américaines subissent déjà, est devenu une perspective lointaine à peine perceptible, un problème pour demain et non pour aujourd’hui. Les méthodes les plus paisibles pour arriver au socialisme sont devenues du pur constitutionnalisme. Et pour couronner le tout, l’ensemble a été présenté aux masses comme l’ABC du trotskysme...

Le camarade Cannon, sachant que l’ultragauchisme tombe facilement dans des répétitions schématiques, accuse la critique de Minneapolis d’ultragauchisme et de fétichisme envers Lénine, alors qu’il nous sort lui-même une défense pleine de citations, à bon ou mauvais escient, de Lénine et de Trotsky ! Et pour que l’on puisse croire à son accusation, il a dû changer le sens d’un paragraphe de notre critique, ainsi que celui d’autres passages pour pouvoir lancer d’autres accusations.

Au cours du procès, l’accusation a lu les paroles suivantes de Lénine à Cannon : « Lors d’un soulèvement, il est de notre devoir d’exterminer sans pitié toutes les autorités civiles et militaires les plus importantes. » Notre ami, après avoir exprimé son désaccord avec cette phrase, d’autant qu’il ne s’agit pas d’une déclaration du parti, a ajouté : « Nous sommes contre l’extermination de quiconque, sauf dans le cas d’une véritable lutte armée où sont appliquées les lois de la guerre. » Dans notre critique de la défense adoptée à Minneapolis, nous avions pris cette phrase comme un bon exemple de la façon évasive d’aborder la plupart des questions. Et nous insistons : qu’est-ce qu’un soulèvement sinon une lutte armée ?

Au lieu de répondre à cette objection, à ce qui est fondamental, Cannon s’en tient au mot « refuser » qui a été employé accessoirement, pour conclure triomphalement : « Devons-nous répéter ce qu’a dit Lénine mot pour mot ? »

Pas du tout, camarade Cannon ; l’immense domaine de la création vous est largement ouvert. Loin de nous l’idée d’imposer à quiconque la simple répétition des classiques du marxisme ! Par contre, nous exigeons que l’on ne joue pas à cache-cache avec nos idées sous prétexte de les présenter de façon tactique, et que l’on n’en change pas la signification. Dans cette citation, Lénine propose-t-il d’égorger les autorités à n’importe quel moment ?

C’est pourtant ce que la réponse de Cannon sous-entend. Est-il vrai qu’il ait été dit, tacitement ou explicitement, que cette citation de Lénine « ne s’applique pas à notre propagande aux Etats-Unis en 1941 », comme le prétend la « défense » ? Avons-nous demandé au SWP qu’il se consacre, en 1941, à égorger les autorités américaines ? Tout ce qui était limpide n’a-t-il pas été esquivé, changé au cours du procès, y compris une citation de Cannon lui-même ? Tout cela pourrait s’éclaircir rapidement, à condition d’aller à l’essentiel, sans déformer les faits pour confirmer une idée préconçue.

Nous sommes désolés d’ajouter un autre exemple de cette déformation, mais c’est la Défense de la politique de Minneapolis, brochure à laquelle nous nous référerons pour juger la politique du SWP, qui nous y oblige. Déformer ou éviter le problème en question, ou même parfois se taire, est une pratique courante du camarade Cannon. Nous nous contenterons de ce deuxième exemple avant de passer à des questions beaucoup plus importantes. Page 57, Cannon déclare : « Le camarade Munis semble attribuer au sabotage une vertu en soi. Pour notre part, nous n’admettons le “sabotage” que comme un complément secondaire des actions de masses ; c’est-à-dire quand ce n’est plus du sabotage à proprement parler . La différence est fondamentale. » À Minneapolis, non seulement les camarades du SWP ont rejeté le sabotage en général, ils l’ont de plus identifié à tout ce qui pouvait faire obstruction aux industries, aux transports et à l’armée. Saluons cette évolution du camarade Cannon, et voyons ce qu’il dit ensuite : « Munis écrit : “Je crois que le sabotage est une méthode tactique, dont l’application, qui peut être néfaste à certains moments, est absolument indispensable au plus fort de la lutte”. » (Souligné par Cannon.). Ensuite, notre ami nous explique que le sabotage est toujours néfaste, « lorsqu’il est employé en substitution de l’action de masses ». Et il finit, une fois de plus triomphalement, en montrant la contradiction entre la formulation de Munis et celle de Trotsky dans « Learn to think ».

Mais cette contradiction n’existe que dans la tête de Cannon, pour ses besoins polémiques. Prétendre que Munis défend le sabotage comme méthode d’action se substituant à l’action des masses, contre la guerre, ou contre quoi que ce soit, c’est ignorer le contenu de la critique. Après le paragraphe critique que cite Cannon, on peut lire un exemple qui ne laisse aucun doute et qui empêche toute fausse interprétation. Nous allons le rappeler nous-mêmes, puisque Cannon le néglige totalement :

Si sur un front, se présentaient des conditions permettant la fraternisation, et que les commandants des deux armées en présence voulaient l’empêcher en mobilisant des troupes moins disposées à fraterniser avec « l’ennemi » ou en ordonnant l’attaque, le sabotage serait évidemment alors indispensable pour contrer cette manœuvre et permettre la fraternisation. Il ne s’agit, ni plus ni moins, que du sabotage comme complément de l’action des masses, comme l’une de ses manifestations. Alors pourquoi notre camarade nous assène-t-il autant de citations contre le sabotage en tant que méthode d’action individuelle ? Ni Lénine, ni Trotsky, ni Marx, ni Engels, même réunis par Cannon, ne peuvent dissimuler qu’à Minneapolis, le sabotage a été condamné en soi, et que sa définition englobait les actions pratiques de lutte contre la guerre. Donc, encore une fois nos camarades ont tergiversé et cherché une échappatoire mais ne nous ont pas répondu.

Le camarade Cannon pense que la position de Lénine sur la violence ressemble à celle qu’il a défendu à Minneapolis. C’est pourquoi il nous assène encore une fois un nombre considérable de citations. Il insiste tout particulièrement sur une résolution du Comité Central bolchevik, qui est devenue une circulaire en mai 1917. Cette circulaire nie que le parti bolchevik ait menacé de lancer une guerre civile, « parce qu’actuellement, alors que les capitalistes et leur gouvernement ne peuvent pas et n’osent pas employer la violence contre les masses, alors que les masses de soldats et d’ouvriers expriment librement leur volonté, alors qu’elles choisissent et remplacent librement tous les fonctionnaires publics... toute idée de guerre civile serait naïve, dénuée de sens et une stupidité ». « Le gouvernement des capitalistes et sa presse essaient de cacher, par le tapage sur la prétendue guerre civile, le fait qu’ils refusent, eux qui ne constituent qu’une insignifiante minorité de la population, de se soumettre à la volonté de la majorité ».

Et Cannon d’ajouter : « Cela ne ressemble-t-il pas étrangement au “dialogue lamentable pour déterminer qui a commencé à utiliser la violence”, que Munis a critiqué de façon si hautaine ? »

Comparons avec flegme avant de trancher : la Russie était en pleine période de dualité de pouvoirs, avec une nette prédominance pour les soviets, auxquels les ministres bourgeois eux-mêmes devaient rendre des comptes ; aux États-Unis, nous avons affaire à une démocratie dégénérée où tout est soustrait au contrôle des masses et détenu par les grands capitalistes – à l’exception de la formalité de voter tous les quatre ans. En Russie, régnait une ambiance de surexcitation révolutionnaire ; les masses allaient de l’avant et le parti bolchevik lui-même courait le risque d’être entraîné dans des aventures insurrectionnelles. La déclaration précitée fut élaborée à la veille des journées de juillet faillirent transformer en défaite le chemin victorieux de la révolution.

Inversement, aux États-Unis, la propagande bourgeoise empoisonne et contrôle la conscience des masses. En Russie, il était nécessaire de tempérer afin d’éviter une insurrection prématurée ; aux Etats-Unis, il fallait redoubler d’efforts pour que les masses se défassent du fardeau des idées bourgeoises. En Russie, les capitalistes et leur gouvernement n’osaient pas prendre l’initiative d’écraser, les armes à la main, le mouvement révolutionnaire en expansion. Ils auraient voulu que ce dernier, surestimant ses propres forces, tente une insurrection leur permettant de l’écraser. Aux États-Unis, il n’y avait aucun débordement et c’est le gouvernement réactionnaire qui avait l’initiative et la capacité d’exercer la violence.

Et surtout, lorsque dans cette citation de Lénine, ou dans d’autres, il est question de violence et de guerre civile, il est fait référence à la violence suprême, celle de l’insurrection. Mais, qu’y avait-il en Russie si ce n’est une guerre civile atomisée, qui n’était pas divisée en fronts militaires, mais en fronts de classe, avec leur incessante violence quotidienne ? Vu l’existence des soviets, leur extension continuelle et l’influence de plus en plus grande des bolcheviks en leur sein, la guerre civile du prolétariat contre la bourgeoisie s’exprimait dans les organes ouvriers du pouvoir ; elle s’y canalisait, pour ainsi dire, rendant même possible le passage de tout le pouvoir au prolétariat sans en passer par la guerre civile dans un sens strictement militaire.

Au contraire, il fallait empêcher que la guerre civile éclate de façon prématurée, pour que le processus atomisé de la guerre civile entre les soviets et le pouvoir bourgeois ait le temps de penche définitivement en faveur des premiers. En dénonçant le fait que les capitalistes ne voulaient pas se soumettre à la volonté du peuple, le parti bolchevik voulait dire : « La volonté de la majorité s’exprime par le fait que les soviets appuient de plus en plus les bolcheviks. La bourgeoisie voudrait que nous lui fournissions un prétexte insurrectionnel pour nous écraser en même temps que les soviets. Nous n’avons pas encore assez d’appuis au sein de la population pour prendre le pouvoir. Laissons le temps au processus qui est en train de changer la majorité au sein des soviets. Cela nous permettra d’être dans de bonnes conditions pour faire face au gouvernement bourgeois en mettant toutes les chances de notre côté. »

Qu’y a-t-il de comparable avec les conditions américaines et avec les promesses faites à Minneapolis de se soumettre et d’obéir aux ordres de la majorité parlementaire ? Rien, si ce n’est la plus grossière des apparences. Lorsque le SWP a parlé de majorité, il s’est référé à la majorité démocratico-bourgeoise, constitutionnelle ; lorsqu’il a refusé la violence, il ne s’est pas référé à la violence suprême, à l’insurrection, mais à la violence de moindre importance, inséparable de la lutte de classe, sans laquelle aucune action révolutionnaire ne peut être menée à bien. Au lieu de dénoncer le gouvernement et la bourgeoisie en tant que protagonistes actuels de la violence, il a seulement prévu qu’elle l’emploierait un jour. Il a fermé la voie de la résistance à la violence gouvernementale et bourgeoise en recommandant de se soumettre à la volonté de la majorité et d’obéir aux ordres . Il a confondu le respect obligé de la volonté de la majorité des exploités en faveur du changement de régime, en faveur de l’insurrection contre la bourgeoisie, avec le respect, dans l’action quotidienne de la lutte de classes, de la volonté, de l’inertie ou de l’inexpérience – selon les goûts – de la majorité sociale. Il a appliqué une position définie pour une situation de dualité de pouvoirs penchant fortement du côté du pôle prolétarien en Russie, à une situation de dictature légale des soixante familles américaines, et de domination bourgeoise sur la conscience ouvrière.

La « surprenante coïncidence » entre les propos tenus à Minneapolis et les déclarations des bolcheviks, est de même nature que la ressemblance entre un être vivant et son cadavre. Une « surprenante coïncidence » similaire aurait pu permettre de condamner à Minneapolis le système des soviets en général, et ce, en se référant à Lénine. En effet, à un moment donné, Lénine a pensé qu’il fallait abandonner les soviets parce qu’ils étaient inféodés aux traîtres et, par leur intermédiaire, à la bourgeoisie. Réciter comme un perroquet des citations de Lénine, de Trotsky ou de n’importe quel autre révolutionnaire ne sert à rien pour nous critiquer. Nous aurons encore l’occasion de le prouver au sein de l’Internationale.

Le camarade Cannon s’indigne plus particulièrement lorsque nous demandons que son parti agisse contre la guerre. Nous lancer dans des actions, alors que nous ne sommes qu’une petite minorité ? Ça, c’est de l’aventurisme, du putschisme, de l’anarchisme, déclare-t-il. Et, en mélangeant une fois de plus les notions d’action décisive et celles d’actions quotidiennes, il refuse l’action en général. Ses citations de Lénine n’ont rien ou presque rien à voir avec le sujet traité. Concrètement, par rapport à l’action contre la guerre, Lénine disait : « Mourir à la guerre entre esclavagistes, mourir comme esclaves aveugles et impuissants, ou mourir dans les “tentatives de fraternisation” entre esclaves pour en finir avec l’esclavage. Dans la réalité, c’est ainsi que se pose la question pratique. »

« L’appel à la “lutte révolutionnaire contre la guerre” n’est qu’un cri vide de sens, un cri que savent aussi lancer les héros de la IIe Internationale, lorsqu’il n’implique pas d’actions révolutionnaires contre le gouvernement dont on est le sujet, et d’actions en temps de guerre. »

« Cependant, s’il n’y a pas d’actions de ce genre, les millions de phrases, pour aussi révolutionnaires qu’elles soient sur la lutte contre “la guerre, les conditions, etc.” ne seront que tromperie. » (V.I. Lénine, Contre le Courant, p. 86, 116 et 117).

Et pour sa part, le troisième congrès de l’Internationale communiste déclarait dans sa Thèse sur la tactique (chapitre : Combats et revendications partielles) : « Les partis communistes ne peuvent se développer que par la lutte. Même les plus petits partis communistes ne doivent pas se limiter à la simple propagande et à l’agitation. »

Des citations comme celles-là, nous en avons à revendre. Ce qui est surprenant, c’est que nous devions les rappeler. Mais le SWP s’est prononcé contre les actions en général, tant qu’il ne disposerait pas de la majorité, c’est-à-dire jusqu’au moment même de la prise du pouvoir. Et cette position-là est inadmissible. Aucune citation de Lénine ou de Trotsky ne va dans ce sens.

Face à ce conformisme, le cri de protestation qu’exprime la « Critique du procès de Minneapolis » – « nous demandons, nous incitons à la violence momentanée de la majorité contre la violence permanente, organique, de la minorité réactionnaire » – correspond indiscutablement à la situation américaine et aux besoins de désintoxication du prolétariat au moment des audiences de Minneapolis. C’est en vain que le camarade Cannon s’est efforcé de présenter et de rejeter notre position comme étant du blanquisme.

Dans la pratique, nous avons déjà eu l’occasion de nous opposer à des actions prématurées du prolétariat dont nous avions prévu qu’elles pourraient avoir des effets contraires : en octobre 1934 et en mai 1937. Nous ne pouvions donc pas recommander au parti américain de faire ce que nous-mêmes n’avions pas jugé opportun, dans une situation qui était révolutionnaire et alors que nous étions bien plus proches des masses. Mais en nous opposant à une action, à une violence décisive – sans cesser de l’appuyer totalement si malgré tout elle se produisait – nous ne condamnions pas le besoin d’action et de violence défensive des masses contre leurs ennemis ; nous l’avons fait dans des procès bien plus durs que celui de Minneapolis, entre les quatre murs des cachots de la Guépéou, sans que les masses nous appuient et en sentant sur nos tempes la froideur d’un pistolet . Nous n’avons rien demandé d’autre au parti américain. Le camarade Cannon aurait pu éviter de nous infliger ses leçons sur la « violence individuelle » et les « insurrections partielles ou de petits groupes ». Il aurait au moins pu répondre au lieu de contourner le problème.

Comme dans le cas des citations, la « défense » se raccroche à la légalité – permettez-nous cette expression – de certains textes pour justifier le refrain de Minneapolis : « Nous préférons que la transition au socialisme se déroule de façon pacifique. » Si cela peut vous tranquilliser, nous pouvons dire que nous aussi, malgré notre réputation d’ultragauchistes, nous préférerions qu’il en soit ainsi. Si, un jour, le pouvoir nous tombait entre les mains pacifiquement, nous promettons de ne pas le rejeter uniquement pour avoir le plaisir de le reprendre ensuite en employant la violence. Personne, jamais, ne peut exclure absolument cette possibilité. Si nous nous placions sur ce terrain, nous pourrions tout aussi bien dire que les capitalistes renonceront peut-être un jour à leurs privilèges et à leurs propriétés pour le bien de la société, surtout si une bonne situation leur était assurée... Et s’ils ne renonçaient pas pour le bien de la majorité, alors nous, la majorité, nous ferions la révolution. N’avons-nous pas l’exemple de la noblesse française qui s’est défaite généreusement de ses droits féodaux devant les États Généraux en 1789 ? Nous pouvons donc dire que nous préférerions une transition pacifique au socialisme. Mais la discussion n’avance pas d’un millimètre pour autant. Ce qu’il faut savoir c’est si cette formulation convient ou non à l’éducation révolutionnaire des masses, alors que le contexte de la société présente est extrêmement violent. Autrement dit, il faut savoir si cette fameuse transition est de plus en plus probable, ou de plus en plus improbable.

Le SWP lui-même, en défendant l’instruction militaire sous contrôle syndical, s’est référé à la militarisation du monde, où l’on observe une forte propension à régler les problèmes les armes à la main. Ensuite, ce qui importait, c’était d’expliquer aux masses que l’oppression du grand capital s’impose de plus en plus dans ce monde ; il fallait leur montrer que les rapports entre les classes étaient de plus en plus tendus, de plus en plus violents ; il fallait affirmer que le monde se dirige vers la plus implacable des guerres civiles. De tels propos auraient pu être tenus sans oublier de faire retomber la responsabilité sur qui de droit, la bourgeoisie, en montrant clairement sa culpabilité. Tout cela était particulièrement nécessaire dans le cas du prolétariat américain qui n’a pas encore bien compris ce qu’est l’impérialisme – mis à part la notion élémentaire d’oppression directe, par l’occupation d’une autre nation – et qui croit qu’il vit dans le meilleur des mondes grâce à son niveau de vie, aux élections tous les quatre ans et à une liberté de la presse et une liberté de parole bien dosées. En réalité, aux audiences de Minneapolis, toutes ces réalités ont été occultées sous la formule générale de transition pacifique. Les quelques prévisions et avertissements qui ont été lancés durant le procès n’ont occupé qu’une place secondaire, parce que l’attitude du parti était fondée sur le schéma de la transition pacifique au socialisme. Et au bout du compte, le parti a endormi la conscience ouvrière au lieu de la réveiller.

Le camarade Cannon peut nous présenter tous les textes qu’il voudra, nous continuerons à dire : à Minneapolis, ce problème et tous les problèmes importants ont été abordés de la façon qui convenait le moins à l’éducation des masses, surtout en cas de victoire américaine à l’issue de la guerre, victoire parfaitement prévisible. On aura beau chercher dans les déclarations de Minneapolis, on ne trouvera aucune phrase qui prévienne clairement le prolétariat que Wall Street et la Maison Blanche ont l’intention de l’utiliser comme bourreau de la révolution européenne et mondiale. L’emprise dictatoriale de la minorité des capitalistes très riches sur la société américaine n’a pas non plus été dénoncée. Cependant, ces deux éléments, combinés, accentuent sans cesse le caractère contre-révolutionnaire et quasi bonapartiste de la démocratie yankee.

Référons-nous maintenant à l’argument le plus clinquant du camarade Cannon. Il est tiré de « The case of Leon Trotsky ». À l’une des audiences dirigées à Coyoacàn par la Commission d’enquête sur les procès de Moscou, il fut demandé à Trotsky ce qu’il ferait au cours de la guerre en France si ce pays était l’allié de l’URSS, et celui-ci rétorqua tout d’abord que la réponse se trouvait dans la thèse « La Quatrième Internationale et la guerre ». Ensuite, il répondit par une déclaration que brandit Cannon avec emphase : « En Allemagne et au Japon, j’appliquerais des méthodes militaires dès qu’il me serait possible de combattre, de m’opposer et d’endommager l’appareil militaire du Japon, de le désorganiser, à la fois en Allemagne et au Japon. En France, je m’opposerais politiquement à la bourgeoisie et je préparerais la révolution prolétarienne. »

La « défense » exhibe cette réponse de Trotsky comme une confirmation irréfutable de la position qu’elle a soutenue à Minneapolis. Il nous semble au contraire que cet argument est facilement réfutable. Tout d’abord, l’« opposition politique » prêchée par le SWP ne se fondait pas, et ne pouvait pas se fonder sur l’alliance encore inexistante entre les États-Unis et l’URSS ; elle ne pouvait être induite que par les rapports du prolétariat américain avec la bourgeoisie et la guerre, par ses propres intérêts immédiats. La politique du parti est exactement la même à partir des premières formulations de la politique militaire, en 1940, et se situe encore plus à droite dans l’article de Goldman de 1941 que nous avons cité au début. A cette époque, les camarades américains auraient dû défendre l’« opposition politique », comme ils l’ont eux-mêmes définie (non-appui à la guerre, non-lutte contre la guerre) pour l’Allemagne et ils auraient dû toujours la défendre dans le cas du Japon, ce qu’ils sont très loin d’avoir fait. De ce côté-là, l’argument ne tient pas debout. Nous préférons laisser tomber. Mais si les camarades américains insistent, nous pourrons nous étendre sur la question.

D’autre part, cette déclaration, par rapport à toutes celles qui ont été faites devant la Commission de Coyoacàn, est celle qui nous semble la plus insuffisante. Trotsky lui-même – et Cannon le répète – a prévenu que certaines réponses pouvaient contenir des erreurs. Et en reprenant à notre compte l’idée de Cannon sur le sabotage, qu’il considère comme une action néfaste si elle est utilisée en marge de l’action des masses, nous pouvons l’inviter à reconnaître que la réponse citée doit être considérée comme inappropriée. Comme le camarade Cannon l’a fait par rapport aux citations de Lénine et de Trotsky qui lui furent soumises à Minneapolis, il aurait dû une fois encore, et dans ce cas-là à bon escient, considérer la citation comme une déclaration « non officielle » de notre mouvement, selon ses propres paroles.

La vraie réponse de Trotsky se trouve dans la thèse « La Quatrième Internationale et la guerre » : « Le prolétariat d’un pays capitaliste allié à l’URSS doit maintenir pleinement et complètement son hostilité irrémédiable envers le gouvernement impérialiste de son propre pays. Mais dans l’action pratique [diable, ce texte prône l’« action pratique » ! Dira-t-on qu’il s’agit aussi de blanquisme ?, G.M.] peuvent surgir des différences considérables qui dépendront de la situation concrète de la guerre. Par exemple, il serait absurde et criminel, en cas de guerre entre l’URSS et le Japon, que le prolétariat américain sabote l’envoi de munitions américaines en URSS. »

Dans la pratique, le SWP n’a pas dû forcer la main de la bourgeoisie américaine qui souhaitait elle-même livrer des munitions à l’URSS. La différence entre un pays capitaliste allié à l’URSS et un pays capitaliste qui ne l’est pas se limitait au fait de considérer les besoins de la défense de l’État ouvrier dégénéré, et cela uniquement en fonction de la situation concrète de la guerre. L’« opposition politique » de nos camarades, détachée des besoins de la défense de l’URSS, modifie toute la politique de la Quatrième Internationale par rapport à la guerre. Cette « opposition politique » n’a aucun fondement dans notre mouvement. Ce n’est pas un hasard si Cannon a recours à la déclaration de Coyoacàn, prononcée dans un anglais qui laisse à désirer, et non à la thèse « La Quatrième Internationale et la guerre », document qui est indiscutablement plus important et plus complet.

Pour conclure ce chapitre, tout au long de sa brochure, Cannon nous accuse continuellement d’ultragauchisme : il considère que notre « Critique » tergiverse sur la question du sabotage que nous avons déjà mentionnée. L’accusation est tellement fantasmagorique que nous la négligerions si des camarades américains ne l’avaient pas reproduite, en l’étendant au passé et à l’organisation de la Quatrième Internationale espagnole en général. Cesserez-vous un jour de brandir des concepts de façon pompeuse ? On ne réussit, en les disant à la légère, qu’à leur enlever leur véritable signification. Tous les camarades américains qui ont parlé de l’ultragauchisme des camarades espagnols l’ont fait à la légère, tout simplement parce qu’aucun ne connaît, ne serait-ce que sommairement, ce qu’ont fait les membres de la Quatrième Internationale en Espagne ; surtout à partir de la rupture avec la vieille Gauche communiste. Que cesse donc le bombardement d’accusations sans fondements !

Quant à l’accusation globale lancée contre la « Critique du procès de Minneapolis », nous nous limiterons à dire ce qui suit, en laissant à la discussion mondiale le soin de nous ausculter pour dénicher chez nous les ultragauchistes : si la critique de Minneapolis doit être considérée ultragauchiste, alors il faut mettre dans le même sac tous les grands procès menés contre des révolutionnaires connus jusqu’à maintenant. Minneapolis représenterait une exception historique dans la tactique des procès de révolutionnaires. Avec ce genre de critère, Karl Liebknecht, face au tribunal militaire, serait pire qu’un ultragauchiste, ce serait un provocateur ou un fou à lier. Inutile de dire que nous préférons ce genre de folie à la sagesse de Minneapolis.

LA QUESTION NATIONALE

Cette question, en particulier à cause de son caractère en Europe, entraîne de nombreuses divergences assez importantes, même si dans les grandes lignes, il existe de nombreux points d’accord. La position du SWP n’a pas été complètement uniforme ; ses points faibles se sont manifestés à l’époque de la montée allemande, et ont influé sur sa politique générale. À ce moment-là, nos camarades abordaient la question en partant du schéma général selon lequel la défaite de Hitler était l’objectif principal du prolétariat américain, et par extension du prolétariat mondial. Sa vision de la question nationale découle aussi de sa conception de la nouvelle « politique militaire », que nous avons critiquée auparavant. C’est en tout cas l’explication que nous défendons ; si elle était rejetée par nos camarades, il faudrait qu’ils en proposent une autre, meilleure, et qui concernerait aussi toutes les erreurs que nous avons critiquées ici, mais nous doutons que ce soit possible.

L’influence opportuniste de la « politique militaire » du SWP a été tellement importante qu’elle a même eu des répercussions sur la question nationale dans les pays colonisés, entraînant des divergences entre les membres de la Quatrième Internationale qui paraissaient impossibles. Nous ne nous y référons que parce qu’elles illustrent bien des nuances introduites par le SWP.

En mai 1942, un éditorial de Fourth International affirmait : « Les ouvriers britanniques et américains se demandent de plus en plus pourquoi le gouvernement britannique n’accède pas aux demandes du peuple de l’Inde et s’en fait un allié. Nous devons tout faire pour que les 40 millions d’Indiens de l’Inde cessent d’être de tristes esclaves et deviennent de puissants guerriers contre le fascisme, ou sinon, les armées victorieuses japonaises et nazies encercleront le Moyen-Orient. Les ouvriers qui aiment l’Angleterre doivent considérer cette perspective comme un danger immédiat. »

De quoi s’agit-il ici : de libérer l’Inde ou d’empêcher la défaite de l’Angleterre ? Cette formulation privilégie le sort de la Grande-Bretagne, et la question de la libération de l’Inde apparaît uniquement comme un complément de la stratégie militaire alliée.

Il est clair que les masses indiennes n’ont jamais partagé les mêmes sentiments que les auteurs de cet éditorial. Pour elles, la question de la libération de l’Inde avait une importance vitale. Pour parvenir à cet objectif, il leur semblait certainement plus facile de laisser les îles britanniques se sortir toutes seules du piège qui les menace que d’aider à les libérer. En effet, le peuple indien pouvait espérer jouer sa carte avec l’impérialisme japonais, mais pas avec l’impérialisme britannique. Il aurait pu profiter de la rivalité entre les deux bandits pour arracher des armes à l’impérialisme japonais, dont il se serait servi pour se débarrasser du vice-roi et de tous les impérialistes anglais, ce qui lui aurait permis de proclamer l’indépendance de l’Inde et d’affronter le Japon tout de suite après. Qui peut douter que l’indépendance de l’Inde aurait soulevé l’ensemble de l’Asie et ébranlé plus nettement l’impérialisme japonais que l’impérialisme anglais ! Le pouvoir du premier s’exerce principalement en Asie et en Océanie, alors que le second dispose également de ressources importantes en Afrique, en Amérique et en Europe.

De toute façon, que l’on soit d’accord ou non avec cette hypothèse, il était totalement erroné et opportuniste de mettre l’indépendance de l’Inde au même niveau que les besoins militaires de l’impérialisme britannique. Le refus britannique d’accorder ne serait-ce qu’une indépendance formelle à l’Inde se fondait sur les intérêts impérialistes et les besoins stratégiques immédiats du Royaume Uni. Et nous sommes sûrs que les membres de la Quatrième Internationale en Inde ont appliqué le défaitisme révolutionnaire avec d’autant plus d’entrain. Mais pour nos camarades américains, la santé du monde dépendait alors de cette formule magique : « Comment porter un coup mortel à Hitler ? » Petit à petit, ils en sont arrivés à prendre ce flagrant virage opportuniste sur la question de l’indépendance d’une des colonies les plus horriblement exploitées de la planète.

La question de l’indépendance nationale en Europe a également viré à droite. La lutte pour l’indépendance nationale soutenue par des coalitions hétéroclites favorables aux Alliés a été menée de façon très insuffisante, et leurs méthodes de lutte idéalisées. The Militant a reproduit des photos de maquisards français suivies de commentaires qui approuvaient leur combat. En même temps, le sabotage auquel étaient poussés les peuples d’Europe par les impérialistes et leurs valets, véritable danger pour le mouvement des masses, était bien moins critiqué que ne l’a été à Minneapolis le sabotage inexistant aux États-Unis. La résolution adoptée au congrès d’octobre 1942 (The Militant, 17-11-1942) affirmait : « La tâche des ouvriers dans les pays occupés est de prendre la tête du mouvement insurrectionnel du peuple jusqu’à l’organisation socialiste de l’Europe. » Elle ajoutait que les ouvriers allemands étaient les alliés des ouvriers européens.

Cette déclaration générale était totalement insuffisante, vu que les bourgeois et les sociaux-patriotes imposaient le nationalisme, le sabotage et le guérillerisme aux masses. La question se posait concrètement par rapport à ces trois éléments et en raison de l’hostilité de ces forces à trois autres facteurs : le mouvement de masses, l’armement du prolétariat et la révolution prolétarienne. La résolution citée ne sous-entendait même pas qu’il puisse exister une opposition irréductible entre nationalisme, sabotage et guérillerisme d’une part, et mouvement de masses, armement du prolétariat et révolution prolétarienne, d’autre part. Cependant, le déploiement de la lutte révolutionnaire de classe contre l’occupation allemande était impossible en Europe sans combattre de façon décidée les trois premiers éléments. Certes, le problème de l’occupation ou de la domination de l’Europe se posait concrètement par rapport à l’impérialisme allemand, mais il fallait affirmer qu’il concernait aussi l’impérialisme en général ; le camp victorieux serait obligatoirement l’oppresseur. Qui pouvait croire que les impérialismes alliés abandonneraient volontairement l’Europe avant d’avoir écrasé la révolution ? L’impérialisme allemand en particulier illustrait seulement les intérêts de l’impérialisme en général. Sans révolution victorieuse, l’Europe était, et est, condamnée à la servitude, toujours par rapport au camp victorieux.

Le problème de l’indépendance nationale est celui de la révolution socialiste, tout comme dans les pays semi-féodaux, la révolution démocratico-bourgeoise dépend directement de la révolution socialiste. Et si dans ce second cas, notre organisation a toujours condamné la définition de la nature de la révolution comme démocratico-bourgeoise, à plus forte raison elle devait affirmer que la solution de la question européenne dépendait de la révolution prolétarienne continentale. La bourgeoisie des pays semi-féodaux est aussi incapable de mener à bien sa révolution que la bourgeoisie des pays européens est incapable de maintenir l’indépendance nationale. Dans un cas comme dans l’autre, les mots d’ordre adéquats sont conditionnés par la tactique de la révolution prolétarienne, que l’on ne peut atteindre que par ses méthodes elles-mêmes.

On pourrait sans doute nous rétorquer que, dans les pays semi-féodaux, la révolution démocratico-bourgeoise est un problème non résolu du passé, alors qu’en Europe, celui de l’indépendance nationale se pose d’une façon nouvelle à cause du débordement réactionnaire de l’impérialisme. Nous pensons, au contraire, que la lutte pour l’indépendance nationale en Europe est beaucoup moins actuelle, historiquement parlant, que la révolution démocratico-bourgeoise dans les pays où elle ne s’est pas encore produite. Justement parce que cette dernière question n’est pas résolue, alors que les États nationaux constituent une étape atteinte en général par les peuples d’Europe. Leur développement économique, politique et culturel ne leur donne que deux possibilités : l’unification socialiste par la révolution prolétarienne ou la mise en servitude sous la tutelle de l’impérialisme triomphant .

Mais, le nationalisme, le sabotage généralisé et les guérillas de la Résistance allaient de pair avec les armes de la bourgeoisie nationale et des impérialismes alliés pour s’opposer à une solution socialiste à la question européenne. Il fallait répondre à l’aide que ces mouvements ont reçue des traîtres staliniens et socialistes par une lutte sans trêve contre ces courants politiques, en faveur de l’organisation, de l’action et de l’armement des masses. Mais ce point de vue n’est pas apparu dans la résolution de nos camarades américains. Si les documents officiels tournaient le dos au problème concret, le contenu de la presse de notre mouvement peut se résumer ainsi : opposition au nationalisme, critique très insuffisante du sabotage et soutien au guérillerisme des mouvements de résistance.

Le guérillerisme a été tout particulièrement exalté dans le cas de la Yougoslavie, et nous ignorons quelles sont les particularités intrinsèques du stalinisme qui ont poussé nos amis à considérer Tito et sa bande comme fondamentalement révolutionnaires . Jusqu’à une date récente, la presse du SWP a présenté ce mouvement entièrement bourgeois et pro-allié presque comme une révolution sociale. Les citations pullulent. Il suffit de relire l’hebdomadaire du parti durant la période 1942-1943. Nous ne reprendrons ici qu’une citation, relativement modérée, d’un article écrit par Wright, le 2 février 1943 :

« La création d’un nouveau pouvoir d’État au travers de la prise des pouvoirs exécutif, législatif, policier et militaire, l’expropriation des magasins de comestibles de l’État, des grands propriétaires terriens, de bois pour la construction, etc., et leur partage entre les paysans, l’expropriation des banques ; ne sont-ce point des mesures révolutionnaires ? Et que peuvent-elles entraîner d’autre que les conditions d’une guerre civile dans le pays ? »

Cet article, et bien d’autres encore, qui proclamait urbi et orbi la nature révolutionnaire du mouvement de guérilla yougoslave reproduit aveuglément les informations des staliniens sans questionner un minimum leur véracité. Le mystérieux parfum révolutionnaire qu’avait Staline aux yeux de nos amis – malgré ce dernier bien sûr – les a conduits à idéaliser, de la façon la plus insensée, la guérilla yougoslave. De toute façon, on sait aujourd’hui que ce mouvement a fait revivre le vieil État capitaliste. Tout mouvement révolutionnaire en Yougoslavie se fera contre Tito, et ne viendra pas de lui. L’expropriation des banques, le partage des grandes propriétés terriennes entre les paysans seront dérisoires ou réduits à néant. La réalité contraste tristement avec la « création d’un nouveau pouvoir d’État ». Prise littéralement, cette déclaration signifie que nos camarades croyaient que la révolution socialiste avait été réalisée. A moins que, revenant à des thèses antérieures à la théorie de la révolution permanente, ils s’imaginent que la révolution démocratico-bourgeoise est possible sans que la révolution prolétarienne n’en soit son moteur et sa prolongation à la fois. Nous n’insisterons pas davantage ; il suffit que le SWP critique et corrige son erreur.

Avec presque le même enthousiasme qu’en Yougoslavie, le SWP a appuyé et idéalisé tous les mouvements de guérillas. Même après la défaite allemande en France, il présentait les incursions en Espagne de quelques groupes de guérilleros staliniens réfugiés en France, comme un début de guerre civile contre Franco, guerre civile qu’étaient censés craindre les impérialistes. Ces mêmes groupes qui n’hésitaient pas à lancer des appels aux dignitaires franquistes en criant « Vive Gil Robles ! »

La raison de cette position est évidente. Leur interprétation de la « politique militaire » a poussé nos camarades à abandonner la lutte contre leur impérialisme. Qu’y avait-il d’étrange à ce qu’ils appuient le guérillerisme nationaliste et antisocial de la Résistance ? N’était-ce pas l’une des nombreuses façons de porter des coups à Hitler ? Leur position opportuniste par rapport à la guerre devait forcément avoir une répercussion particulière sur la question européenne. À cause de cela, ils ne pouvaient pas voir que les guérillas des mouvements de résistance s’opposaient à la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile, en faisant revenir ces organisations dans le giron de la guerre impérialiste ; ils ne pouvaient pas voir que cette méthode de lutte correspondait aux objectifs bourgeois, opposés aux objectifs prolétariens. Loin de représenter une forme de guerre civile, comme nos camarades l’ont parfois affirmé, ces guérillas empêchaient cette guerre civile ou essayaient de l’empêcher, et elles étaient vouées, en dernière instance, à combattre la guerre civile du prolétariat contre la bourgeoisie. Leur objectif principal était de limiter au maximum l’armement des masses. Notre devoir était de démasquer cet objectif de la bourgeoisie, des réformistes et des staliniens, et de persuader les révolutionnaires de rester sur leurs lieux de travail – même en Allemagne – et de participer activement à la lutte de classes quotidienne .

Ainsi, l’accord général sur la question européenne – révolution prolétarienne, États-Unis Socialistes d’Europe – est loin d’absoudre la politique du SWP. La concession méthodologique faite aux guérillas de la Résistance est une concession indirecte faite à l’objectif national-bourgeois, explicable à son tour par sa conception indulgente envers le camp démocratique, camp que préfère le parti. Les ouvriers et les révolutionnaires qui ont fait partie des mouvements de guérilla de la Résistance sont maintenant pris dans un piège. Soit ils se transformeront en forces répressives de l’État capitaliste, soit ils seront désarmés s’ils s’y refusent, ce qui est peu probable puisqu’ils sont encadrés et contrôlés par des traîtres. Pour ne pas trahir leur classe et ne pas se transformer en instruments de la coalition réactionnaire qui unit la bourgeoisie, le stalinisme et le réformisme, ils devront réintégrer la lutte de classe quotidienne, ce par quoi ils auraient dû commencer.

S’ils l’avaient fait, ils auraient gagné du temps et nous disposerions de nombreuses possibilités d’agir et de nous armer pour la révolution. Pousser les travailleurs à rejoindre les mouvements de guérilla comme l’ont fait nos camarades américains a entravé la lutte en faveur de la guerre civile et de la révolution sociale, au profit de la coalition des bourgeois et des traîtres.

C’est en vain que les camarades du SWP ont voulu justifier leur position en affirmant que les révolutionnaires doivent entrer dans tout mouvement susceptible de se transformer en mouvement de masses, pour le guider vers des objectifs révolutionnaires, etc. La notion de guérilla et la notion de mouvement de masses s’excluent l’une l’autre, surtout à l’heure actuelle, en raison de notre objectif socialiste. À moins que nos camarades croient que l’armement des masses soit possible en marge des usines et des lieux de travail en général. S’ils ne le pensent pas, alors ils doivent reconnaître en même temps que pousser les travailleurs dans les bras de la guérilla a été une grossière erreur et qu’ils auraient dû privilégier la propagande en faveur de mouvements de masses et de leur armement.

Fin 1943, suite à la victoire partielle de la classe ouvrière italienne, le SWP a fait un virage à gauche. On peut le constater dans la résolution approuvée à la séance plénière de décembre. Cependant, même ce document n’exprime aucune critique du guérillerisme, alors qu’en Yougoslavie, Tito montrait clairement combien il était réactionnaire. Alors qu’en France, il était notoire que le mouvement des maquisards était destiné à empêcher l’armement du prolétariat industriel et à fournir au gaullisme sa première force coercitive. Tout le monde sait que les ouvriers de Paris ont dû arracher à l’armée allemande la plupart des armes qu’ils ont utilisées pour la repousser. D’autre part, Leclerc, chef des Forces Françaises de l’Intérieur, dès qu’éclata l’insurrection parisienne, a convenu d’un armistice avec le commandant des forces allemandes, pour lui permettre de partir avec ses armes et empêcher qu’elles ne tombent entre les mains de la classe ouvrière . À proprement parler, les FFI, c’étaient les maquis. Les masses qui ont élevé des barricades échappaient complètement au contrôle gaulliste ; elles représentaient l’armée prolétarienne de la guerre civile, face à laquelle les guérilleros contrôlés par de Gaulle, les staliniens et les socialistes, représentaient les forces de l’ordre bourgeois et de la guerre impérialiste. Les FFI servaient en même temps à désarmer les ouvriers qui s’étaient armés ou à les faire entrer dans l’armée capitaliste. Ainsi, si les guérillas [de la Résistance] avaient été plus faibles, les masses auraient pu s’armer plus facilement et auraient pu déborder avec leur armement la coalition traître gaullistes-staliniens-réformistes.

Bien sûr, cette erreur du SWP mériterait à peine d’être mentionnée s’il ne s’agissait que du parti américain. Mais sa politique, vu les conditions mondiales, était plus visible que celle d’autres sections de la Quatrième Internationale. Et elle a pu influencer des groupes de militants et de sympathisants là où le problème était brûlant.

La résolution écrite fin 1943 mettait à l’ordre du jour la question de la constitution des organes de pouvoir (pour l’Europe) et les mots d’ordre révolutionnaires en général ; mais la presse hebdomadaire du parti a continué à parler quasi exclusivement des mots d’ordre démocratiques, sans insister sur l’importance des sauts que peuvent effectuer les masses, des changements brusques, et, s’ils ne sont pas préparés à cela, les partis révolutionnaires d’Europe seront à la traîne et ne pourront combattre aux côtés des masses dès que celles-ci se mettront en branle. Par exemple, à Naples, à Rome, à Paris et dans d’autres villes françaises, dès le début, il fallait énoncer des mots d’ordre tels que la création des organes de pouvoir et leur unification, l’armement du prolétariat et le désarmement de la bourgeoisie, et l’expropriation de la propriété industrielle, bancaire et agricole.

Mais à ce moment-là, The Militant n’énonçait que des mots d’ordre démocratiques afin de les obtenir gracieusement des troupes alliées d’occupation. Il concevait la révolution comme une échelle dont les échelons ne peuvent en aucun cas être sautés. Le fait que la situation ait régressé (nous ne savons pas exactement dans quelle mesure) et que par conséquent, les mots d’ordre démocratiques puissent à nouveau servir à se défendre et représenter un pont vers les mots d’ordre décisifs ne contredit pas notre analyse.

Dans la plupart des pays d’Europe à l’heure actuelle, la lutte pour l’armement et pour le pouvoir prolétarien constitue le premier défi pour les masses dans toutes leurs actions dans la rue ; défi plus conscient qu’il ne pourrait paraître si l’on en juge par l’importance du parti révolutionnaire par rapport aux partis traîtres. Si le parti révolutionnaire est la conscience et si les besoins des masses sont synthétisés dans l’organisation, les masses, de par elles-mêmes, avec ou sans parti, accumulent leur propre expérience à chaque fois qu’elles agissent. Il ne faut pas sous-estimer cette expérience en Europe ! À chaque fois que les masses se mettront en action, le parti révolutionnaire, qu’il soit petit ou grand, devra brandir les mots d’ordre décisifs pour être aux côtés des masses.

Ce qui, par rapport à l’Europe, nous paraît inconsistant et critiquable dans la résolution américaine de 1943 – la seule en vigueur jusqu’à maintenant –, est tout ce qui concerne la lutte contre l’impérialisme américain. Certes, la résolution défend, de façon générale, le besoin de fraternisation entre les ouvriers européens et les soldats des nouvelles forces d’occupation et dénonce le rôle contre-révolutionnaire de l’impérialisme américain en ces termes : « pour aider la lutte en faveur du socialisme en Europe, les révolutionnaires américains doivent en priorité dénoncer les objectifs contre-révolutionnaires [...] ; lutter sans arrêt contre eux ; mobiliser les ouvriers américains contre le programme réactionnaire du grand capital et susciter des sentiments de solidarité envers leurs frères de classe en Europe et partout dans le monde ».

Ces lignes indiquent indiscutablement la bonne voie, mais elles ne nous satisfont pas complètement de la part du parti américain, au moment où précisément les armées alliées ont mis en route l’écrasement de la révolution européenne. La situation requiert tout un plan pratique de propagande et d’action contre les plans de Wall Street, et la plus forte agitation possible parmi les soldats américains en les poussant à la fraternisation. De plus, il nous semble que le slogan apparu dans la presse – « Bas les pattes devant la révolution européenne ! » devrait être remplacé par : « Non à la présence des armées américaines, britanniques et russes ! »

Le premier mot d’ordre permet la compatibilité entre la révolution européenne et une occupation neutre ; ce n’est pas le cas du second qui affirme, en soi, que la révolution et l’occupation sont incompatibles. De plus, il faut tenir compte du fait que, avec la victoire des armées alliées, le mot d’ordre « Non à la présence des armées américaines, britanniques et russes » sera encore plus important et plus populaire au fur et à mesure que les mois vont passer. Ce sera alors l’objectif principal de toute l’activité révolutionnaire en Europe, et probablement aussi en Asie.

Nous ne demandons pas que le plan que nous venons d’indiquer apparaisse dans une résolution, mais qu’on lui accorde toute l’importance qu’il mérite et qu’il soit mis en œuvre. Dans la résolution, le problème est abordé, en passant, et très succinctement. De toute façon, la justesse ou l’insuffisance de la résolution par rapport à l’Europe dépend de la mise en œuvre du plan que nous réclamons. Nous espérons que le fait de demander que ce plan soit l’un des principaux, ou même le plan principal, que notre parti américain doive mettre en œuvre, ne sera pas considéré comme de l’« ultragauchisme ». Et nous soulignons qu’il se prête incidemment à une campagne d’action de Front unique avec d’autres organisations, qu’il se rattache parfaitement à la campagne en faveur de la paix et qu’il peut servir directement à l’agitation dans les syndicats contre les dirigeants traîtres. Il est clair que nous n’exprimerions pas cette critique si nous savions que nos camarades américains agissent déjà dans ce sens.

LA DÉFENSE DE L’UNION SOVIÉTIQUE

Le SWP a toujours considéré la défense de l’URSS, de façon très unilatérale, en exagérant, de manière inadmissible, la contradiction entre, d’un côté, l’Union soviétique comme un tout, bureaucratie incluse, et, de l’autre, le monde capitaliste. A partir de là, il s’est orienté vers une défense presque exclusivement militaire, en négligeant l’aspect de la lutte contre le stalinisme et il n’a pas du tout compris l’objectif du stalinisme et de la planification industrielle. Le mécanisme et le pragmatisme qui se sont infiltrés au sein du SWP, sous l’influence de la société américaine, sont arrivés à leur point culminant avec la question de l’URSS. Tout s’y enchaînait de façon délicieusement matérialiste.

La notion d’« État ouvrier dégénéré » était, pour ces camarades, synonyme d’économie socialiste et de structure politique bureaucratique, antiprolétarienne même, si l’on veut. Mais, ce qui est déterminant du point de vue historique, c’est le système de production. Le système de production étant « socialiste » pour ces camarades, sa victoire sur l’impérialisme agresseur devrait avoir des conséquences « objectivement » révolutionnaires ; d’où leur défense militaire acharnée de l’URSS, en oubliant que la bureaucratie est aussi une force sociale objective, qui n’est pas précisément révolutionnaire. Mais en fin de compte, n’est-ce pas le système de production qui est déterminant ? expliquent-ils. Et ainsi de suite.

Notre « défense inconditionnelle de l’URSS » était un mot d’ordre fondamentalement militaire, destiné à empêcher la défaite de l’État ouvrier dégénéré face à l’impérialisme, et qui était déterminé en grande mesure par la défaite générale de la révolution mondiale [dans les années 1920-1930].

Cependant, elle n’excluait pas la lutte contre le stalinisme jusqu’à sa défaite pendant la guerre, si cela était possible. Au contraire, c’était un point indispensable sans lequel la défense de l’URSS devenait, de façon plus ou moins prononcée, du « défensisme » stalinien.

D’autre part, la contradiction entre le système de propriété soviétique et le système capitaliste était considérablement atténuée par le caractère réactionnaire de la bureaucratie, qui s’appuyait de plus en plus fermement sur des bases matérielles. La contradiction serait absolue si l’Union soviétique approfondissait – ou avait tendance à approfondir – la planification socialiste sous tous les aspects (nivellement technique, culturel et économique entre les diverses classes sociales, affaiblissement de l’organisation étatique) et cherchait à être couronnée par la planification internationale (révolution prolétarienne mondiale). Mais, en URSS, le stalinisme suit une voie diamétralement opposée.

En se défendant en tant que force sociale, la bureaucratie défendait aussi, il est vrai, l’économie planifiée, mais elle la défendait uniquement contre l’impérialisme agresseur. C’est en cela que le prolétariat soviétique et mondial devait la soutenir. Mais la bureaucratie, qui a toujours porté préjudice à l’économie planifiée, a accéléré pendant la guerre tout son processus de développement réactionnaire (processus économique de conversion en classe et processus politique réactionnaire, dont la projection internationale était très importante) ; en cela, le prolétariat ne pouvait pas la soutenir, il devait la combattre de toutes ses forces au cours de la guerre elle-même. On pouvait en déduire aussi que l’élément objectivement révolutionnaire de la planification ne pouvait être subjectivement révolutionnaire, à l’intérieur et à l’extérieur du pays, qu’en renforçant la victoire militaire soviétique par la victoire du prolétariat sur la bureaucratie.

Mais le SWP a présenté la défense de l’URSS de façon presque exclusivement militaire, en dissimulant ou en réduisant à une simple formalité rituelle la nécessité de lutter simultanément contre le pouvoir existant. Dans ses résolutions, dans ses éditoriaux et dans ses manifestes sur cette question, il condamnait bien sûr la camarilla stalinienne et dénonçait les dommages infligés à la défense du pays. Mais ce n’était que pur formalisme ; il se contentait de répéter une idée que nous avons toujours exprimée et qui se retrouvait noyée au milieu de tout ce fatras d’idées sur le « défensisme » militaire. La nécessité de lutter simultanément contre le stalinisme a presque totalement disparu de la presse de notre parti américain. À quelques nuances près, son « défensisme » est devenu du patriotisme officiel. Sa presse reproduisait des photographies staliniennes où l’on pouvait constater l’héroïsme joyeux des soldats, des guérilleros, des travailleurs et des paysans soviétiques ; elle reproduisait des photographies où apparaissaient des gens souriants soutenant passionnément leur guide, le génial Staline. Comme si pour se convaincre de la justesse de la défense de l’URSS, il fallait montrer les ouvriers, les paysans et les soldats sous le même jour que la propagande stalinienne ) Mais ce n’est qu’un détail du « défensisme » euphorique du SWP. Son erreur principale est d’avoir exagéré la transcendance révolutionnaire automatique de la défense de l’URSS. Comme si la victoire militaire de l’URSS pouvait inévitablement entraîner le triomphe de la révolution prolétarienne, du moins en Europe. Voici ce qu’écrivait The Militant le 27 février 1943 : « il est presque impossible de concevoir l’avancée de l’Armée rouge en Allemagne sans que ne s’ensuive une révolution sociale ».

Cette même idée, de façon encore plus véhémente, est exprimée jusqu’en 1944. Le mouvement révolutionnaire, produit de façon abstraite par la défaite militaire, dirigé par n’importe quelle armée, était présenté comme une conséquence particulière de l’avancée de l’Armée rouge. En un mot, ce n’était que du bourrage de crânes. Le prolétariat européen était incité à la somnolence : « Laissez l’armée de Staline avancer et, du jour au lendemain, vous vous retrouverez avec la révolution entre les mains ! » – c’est ce que signifiait la propagande de nos camarades américains – même s’ils le nient.

Cette erreur de surestimation de l’importance révolutionnaire de l’avancée de l’Armée rouge allait naturellement de pair avec l’inverse, une sous-estimation du rôle réactionnaire de cette même armée et de ses chefs dans les pays qu’ils traversaient et où ils s’installaient. Et nous sommes sûrs de ne pas exagérer en parlant de « sous-estimation », parce que nos camarades n’ont pas mis en garde les masses des pays frontaliers avec l’URSS contre Staline et n’ont pas proposé de mesures conséquentes – nous l’aurions su s’ils l’avaient fait. Au contraire, ils ont plutôt eu tendance à conseiller que la lutte prolétarienne de ces territoires se place sous les ordres de l’armée de Staline. Une telle position revenait à tendre une véritable souricière à la révolution et aux révolutionnaires ! C’est cette tendance qui est encore suivie par nos camarades au moment où nous écrivons ces lignes.

Qui plus est, avertir les masses du caractère antirévolutionnaire du stalinisme n’a aucune valeur réelle dans les territoires occupés par l’Armée rouge si l’on ne lance pas en même temps des mots d’ordre tels que : « Non à la présence de l’Armée rouge ! », exactement comme avant nous disions : « Non à la présence de l’armée allemande ! », et maintenant nous devons dire en Europe occidentale : « Non à la présence des armées anglo-américaines ! » À quoi peuvent bien servir nos mises en garde contre le stalinisme si, par ailleurs, nous imposons à la classe ouvrière le devoir d’aider l’Armée rouge de Staline, qui est un instrument contre-révolutionnaire de la camarilla stalinienne ?!

Il ne s’agit plus, comme en 1939-40, de gagner des positions stratégiques pour la défense militaire de l’URSS ! Ce qui est maintenant en jeu, c’est le sort de la révolution européenne et en particulier la consolidation définitive de la bureaucratie comme classe ou sa destruction. Mais l’Armée rouge ne peut pas être un instrument de la révolution, elle en sera son bourreau. Les révolutionnaires doivent avoir envers elle fondamentalement la même attitude qu’envers n’importe quelle armée capitaliste : fraternisation, passage des soldats dans les rangs révolutionnaires, décomposition de l’armée comme instrument du camp contre-révolutionnaire du Kremlin, expulsion de cette armée les armes à la main dès que la classe ouvrière en aura la possibilité. De la même façon que l’appareil d’État stalinien doit être balayé de l’URSS pour laisser libre cours à la révolution d’Octobre étranglée, l’Armée rouge, où nous avons toujours situé la quintessence de la dégénérescence stalinienne, doit être mise en pièces et reconstruite sur des bases révolutionnaires. Pourquoi ne pas mettre cette tâche en pratique en profitant de l’ambiance révolutionnaire que les soldats soviétiques trouveront dans les pays où ils iront ? Ne pas agir dans ce sens, c’est prêter secours au stalinisme.

Nous le savons : notre propre conception de la défense inconditionnelle de l’URSS apparaît comme un obstacle. Mais seulement si l’on en a une conception rigide, formaliste et définitive. Ce qui en a été dit pendant la guerre russo-finlandaise (soutien à l’Armée rouge, enrôlement dans cette armée tout en maintenant l’indépendance politique vis-à-vis du stalinisme) était un sacrifice imposé par les conditions mondiales, en faveur de ce qui était alors le but principal : la défense militaire de l’URSS. Ce but accompli, et en tenant compte du grand danger contre-révolutionnaire que représente le stalinisme, pour la révolution européenne comme pour ce qui restait de la révolution d’Octobre, les formulations de la défense de l’URSS doivent changer en fonction du changement de la situation à l’intérieur et à l’extérieur de l’URSS. Sans cela, notre politique ne sera que le produit d’un pur automatisme aveugle et sera loin d’être révolutionnaire.

Avec le changement de la situation militaire et politique, l’ennemi principal est devenu le stalinisme et non plus l’impérialisme agresseur. Notre organisation doit refléter ce changement au risque de rester empêtrée dans des situations passées et de se condamner à l’impuissance en URSS et dans les pays qu’elle occupe. En fait, il y a bien longtemps que le changement aurait dû se produire.

Cela fait bien un an que le Groupe espagnol au Mexique a proposé d’introduire un changement dans la conception de la défense de l’URSS prônée par la Quatrième Internationale. Il n’est pas besoin de répéter ce qu’il a écrit dans le document sur « La défense de l’Union soviétique et la tactique des révolutionnaire ». Ce texte peut servir de complément, avant l’heure, de ce chapitre, et il faut le lire pour mieux comprendre notre conception. En voici le résumé : avant tout, la défense de l’URSS signifie aujourd’hui la lutte à mort contre le stalinisme ; les besoins de la défense militaire doivent en dépendre, de la même façon qu’auparavant nous faisions dépendre la lutte contre le stalinisme de la défense militaire.

Ajoutons à cela que si nos camarades américains n’avaient pas exagéré de façon si exorbitante l’importance révolutionnaire, à l’intérieur et à l’extérieur, de la victoire militaire dirigée par la bureaucratie, ils auraient été dans de meilleures conditions pour remplacer progressivement la défense militaire par la lutte résolue contre la bureaucratie. L’exagération de la contradiction entre l’Union soviétique comme un tout et le monde de la propriété privée les a conduits à avoir une vision totalement fausse des différences entre le gouvernement du Kremlin et les impérialismes britannique et américain.

L’hebdomadaire du parti, The Militant, a souvent présenté des grands titres du genre : « Les impérialismes alliés craignent la victoire de l’Armée rouge », suivis d’articles affirmant que la bourgeoisie tremblait devant les mouvements révolutionnaires que pourrait susciter l’avancée de l’Armée rouge (de cette armée en particulier et non d’une autre). Ces articles prétendaient que la bourgeoisie était horrifiée par les changements que l’Armée rouge risquait d’introduire dans le système de propriété, changements présentés comme un fait indiscutable. Ces textes incitaient les prolétaires à croire qu’ils seraient fondamentalement sauvés, de façon automatique, par la victoire militaire de l’URSS ; ils les poussaient à croire que, entre les impérialistes et la bureaucratie, les points de désaccord étaient bien plus nombreux qu’en réalité. Avec de telles considérations on pouvait en déduire que, tôt ou tard, la bureaucratie et ses alliés actuels s’affronteraient et que la bureaucratie serait obligée de jouer « objectivement » un rôle révolutionnaire.

La réalité est tout autre. La pénétration de l’armée de Staline en Europe orientale est un danger aussi énorme pour la révolution qu’a pu l’être l’occupation de Hitler et que l’est en Europe occidentale la présence des armées anglaise et américaine. Quant aux divergences entre les impérialistes et la bureaucratie, elles sont de plus en plus semblables à celles qui existent entre deux impérialismes ; vu leurs propres intérêts réactionnaires – qui se sont multipliés à l’infini suite à la guerre –, les spoliateurs du Kremlin ont tendance à coïncider pleinement avec les impérialistes sur le système de propriété, y compris pour l’URSS. Il est inutile de se servir des témoignages sur les territoires que les troupes du Kremlin ont traversés ou occupés. Tout le monde les connaît. Nous ne parlerons pas non plus du merveilleux programme et de la composition de classe des divers comités moscovites dits « libres », particulièrement en Allemagne.

Afin de ne pas répéter ce que nous avons déjà dit dans d’autres textes, nous nous contenterons de demander : quels sont les résultats révolutionnaires qui ont été, ou seront, obtenus grâce à l’avancée de l’armée de Staline en particulier, et qui seraient imminents ? Jusqu’à maintenant, Varsovie est le meilleur exemple à notre disposition... De Gaulle et les alliés n’ont pas été aussi loin à Naples, à Paris et à Rome.

En résumé, la conception de nos camarades sur l’URSS, sur sa défense et ses conséquences, était imprégnée par un économisme et un matérialisme mécanistes. D’où leur idéalisation des conséquences immédiates de la victoire soviétique. Ainsi, ils ont induit en erreur tous ceux qui ont subi l’influence du SWP. D’où également leur incapacité à transformer à temps la défense militaire en défense contre le stalinisme. Ils se refusent encore à voir que la défense de l’URSS, telle qu’elle nous fut imposée par les conditions mondiales et par le triomphe du bonapartisme stalinien, avait une échéance, une durée, et qu’elle ne porterait ses fruits qu’après la destruction de la bureaucratie. La victoire militaire, en soi, n’apporte rien de révolutionnaire, elle doit entraîner la lutte immédiate et à mort pour avoir des résultats révolutionnaires. Pour ce faire, il faut transformer la défense militaire en défense contre le stalinisme !


Pour conclure sur les erreurs de nos camarades américains, souvenons-nous des bolcheviks russes en 1914. Comme l’explique La Quatrième Internationale et la guerre :« Malgré le fait que la Russie tsariste, même en faisant un effort d’imagination, ne pouvait être considérée ni comme démocratique ou porteuse de culture, ni comme acculée à la défensive, la fraction bolchevik de la Douma, avec la fraction menchevik, lança, au début, une déclaration social-patriote diluée dans un peu de pacifisme internationaliste. La fraction bolchevik assuma bientôt une position plus révolutionnaire : mais au cours du procès auquel elle fut soumise, tous les députés accusés, mis à part Mouranov et Kamenev, son guide théorique, s’éloignèrent franchement de la théorie défaitiste de Lénine. Au début, le travail illégal du parti disparut presque totalement. Mais, peu à peu, apparurent des tracts révolutionnaires qui appelaient les ouvriers à se placer sous le drapeau de l’internationalisme, sans pour autant que soient proposées des mots d’ordre défaitistes. »

À ce propos, Lénine a écrit : « Les députés socialistes se sont opposés à ce chauvinisme tant qu’ils étaient en liberté. Mais leur devoir était de s’y tenir devant les juges. L’organe de la bourgeoisie constitutionnelle démocratique, Recht, remercie servilement la justice de l’autocratie d’avoir dissipé la légende d’après laquelle les députés sociaux-démocrates souhaitaient la défaite des armées impériales ; (…) peu importe que les socialistes-révolutionnaires, les sociaux-patriotes, les liquidateurs remarquent avec jubilation la moindre faiblesse, le moindre désaccord de nos députés avec le Comité central. Ils ont besoin – n’est-ce pas ? – de nous combattre sur le terrain des principes. Le parti du prolétariat révolutionnaire est assez fort pour se critiquer lui-même ouvertement, pour dire qu’une erreur est une erreur et qu’une faiblesse est une faiblesse ».

La Quatrième Internationale et ses partis sauront aussi corriger leurs propres erreurs.


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