Y a-t-il une guerre en Indochine ? On s’en douterait à peine ; les journaux de la France « libre », soumis plus que jamais à la consigne, font le silence. Ils publient timidement des résumés militaires victorieux mais embarrassés. Pour réconforter les familles, on assure que les soldats sont « économisés » (les banquiers se trahissent par le style des communiqués). Pas un mot de la féroce répression exercée là-bas au nom de la Démocratie. Tout est fait pour cacher aux Français un scandale dont le monde entier s’émeut.
Car il y a la guerre en Indochine, une guerre impérialiste entreprise, au nom d’un peuple qui lui-même vient d’être libéré de cinq ans d’oppression, contre un autre peuple unanime à vouloir sa liberté.
Cette agression revêt une signification grave :
D’une part, elle prouve que rien n’est changé : comme en 1919 le capitalisme, après avoir exploité tant le patriotisme que les plus nobles mots d’ordre de liberté, entend reprendre un pouvoir entier, réinstaller la puissance de sa bourgeoisie financière, de son armée et de son clergé, il continue sa politique impérialiste traditionnelle ;
D’autre part, elle prouve que les élus de la classe ouvrière, au mépris de la tradition anticolonialiste qui fut un des plus fermes vecteurs du mouvement ouvrier, en flagrante violation du droit mainte fois proclamé des peuples à disposer d’eux-mêmes, acceptent - les uns par corruption, les autres par soumission aveugle à une stratégie imposée de haut et dont les exigences, dès maintenant illimitées, tendent à dérober ou à invertir les véritables mobiles de lutte - d’assumer la responsabilité de l’oppression ou de s’en faire, en dépit d’une certaine ambivalence de comportement, les complices.
Aux hommes qui gardent quelque lucidité et quelque sens de l’honnêteté nous disons :
Il est faux que l’on puisse défendre la liberté ici en imposant la servitude ailleurs. Il est faux que l’on puisse mener au nom du peuple français un combat si odieux sans que des conséquences dramatiques en découlent rapidement.
La tuerie agencée adroitement par un moine amiral ne tend qu’à défendre l’oppression féroce des capitalistes, des bureaucrates et des prêtres. Et ici, n’est-ce pas, trêve de plaisanterie : il ne saurait être question d’empêcher le Vietnam de tomber entre les mains d’un impérialisme concurrent car où voit-on que l’impérialisme français ait conservé quelque indépendance ; où voit-on qu’il ait fait autre chose depuis un quart de siècle que céder et se vendre ? Quelle protection se flatte-t-il d’assurer à tels ou tels de ses esclaves ?
Les Surréalistes, pour qui la revendication principale a été et demeure la libération de l’homme, ne peuvent garder le silence devant un crime aussi stupide que révoltant. Le Surréalisme n’a de sens que contre un régime dont tous les membres solidaires n’ont trouvé comme don de joyeux avènement que cette ignominie sanglante, régime qui, à peine né, s’écroule dans la boue des compromissions, des concussions et qui n’est qu’un prélude calculé pour l’édification d’un prochain totalitarisme.
Le Surréalisme déclare, à l’occasion de ce nouveau forfait, qu’il n’a renoncé à aucune de ses revendications et, moins qu’à toute autre, à la volonté d’une transformation radicale de la société. Mais il sait combien sont illusoires les appels à la conscience, à l’intelligence et même aux intérêts des hommes, combien sur ces plans le mensonge et l’erreur sont faciles, les divisions inévitables : c’est pourquoi le domaine qu’il s’est choisi est à la fois plus large et plus profond, à la mesure d’une véritable fraternité humaine.
Il est donc désigné pour élever sa protestation véhémente contre l’agression impérialiste et adresser son salut fraternel à ceux qui incarnent, en ce moment même, le devenir de la liberté.
Adolphe Acker, Yves Bonnefoy, Joël Bousquet, Francis Bouvet, André Breton, Jacques Brunius, Jean Brun, Eliane Catoni, Jean Ferry, Guy Gillequin, Jacques Halperin, Arthur Harfaux, Maurice Henry, Marcel Jean, Pierre Mabille, Jehan Mayoux, Francis Meunier, Maurice Nadeau, Henri Parisot, Henri Pastoureau, Benjamin Péret, Henri Seigle, Iaroslav Serpan et Yves Tanguy