"Nous nous proposons, au cours de cet ouvrage, de présenter et d'expliquer les principes élémentaires de la philosophie matérialiste. Pourquoi ? Parce que le marxisme est intimement lié à une philosophie et à une méthode : celles du matérialisme dialectique. Il est donc indispensable d'étudier cette philosophie et cette méthode pour bien comprendre le marxisme et pour réfuter les arguments des théories bourgeoises autant que pour entreprendre une lutte politique efficace. " |
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V° partie : Le matérialisme historique
Nous avons vu que les forces motrices de l'histoire sont, en dernière analyse, les classes et leurs luttes déterminées par les conditions économiques.
Cela par l'enchaînement suivant : les hommes ont en tête des idées qui les font agir. Ces idées naissent des conditions d'existence matérielles dans lesquelles ils vivent. Ces conditions d'existence matérielle sont déterminées par la place sociale qu'ils occupent dans la société, c'est-à-dire par la classe à laquelle ils appartiennent, et les classes sont elles-mêmes déterminées par les conditions économiques dans lesquelles évolue la société.
Mais alors il nous faut voir ce qui détermine les conditions économiques et les classes qu'elles créent. C'est ce que nous allons étudier.
En étudiant l'évolution de la société et en prenant les faits dans le passé, on constate tout d'abord que la division de la société en classes n'a pas toujours existé. La dialectique veut que nous recherchions l'origine des choses ; or nous constatons que, dans un passé très éloigné, il n'y avait pas de classes. Dans L'Origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat, Engels nous dit :
A tous les stades inférieurs de la société, la production était essentiellement commune ; il n'y a pas une classe, une catégorie de travailleurs, puis une autre. La consommation des produits créés par les hommes était aussi commune. C'est le communisme primitif. (Friedrich Engels : L'Origine de la famille, Editions sociales, p. 159. Voir aussi p. 145-146.)
Tous les hommes participent à la production ; les instruments de travail individuels sont propriété privée, mais ceux dont on se sert en commun appartiennent à la communauté. La division du travail n'existe à ce stade inférieur qu'entre les sexes. L'homme chasse, pêche, etc. : la femme prend soin de la maison. Il n'y a pas d'intérêts particuliers ou « privés » en jeu.
Mais les hommes n'en sont pas restés à cette période, et le premier changement dans la vie des hommes sera la division du travail dans la société.
Dans le mode de production se glisse lentement la division du travail. (Friedrich Engels : L'Origine de la famille, p. 159.)
Ce premier fait se produisit là où les hommes
se trouvèrent en présence d'animaux qui se laissèrent d'abord domestiquer, puis élever. Un certain nombre des tribus les plus avancées... firent de l'élevage leur principale branche de travail. Des tribus de pasteurs se détachèrent de la masse des Barbares. Ce fut la première grande division du travail. (2. Idem, p. 146.)
Nous avons donc, comme premier mode de production : chasse, pêche ; deuxième mode de production : élevage, qui donne naissance aux tribus de pasteurs.
C'est cette première division du travail qui est à la base de la
L'accroissement de la production dans toutes ses branches — élevage du bétail, agriculture, métiers domestiques — donnait à la force de travail humaine la capacité de créer plus de produits qu'il n'en fallait pour son entretien. Elle augmenta en même temps la somme quotidienne de travail qui incombait à chaque membre de la gens, de la communauté domestique ou de la famille isolée. Il devint désirable d'englober des forces de travail nouvelles. La guerre les fournit : les prisonniers de guerre furent transformés en esclaves. Du fait qu'elle augmentait la productivité du travail, et par conséquent la richesse, et qu'elle étendait le champ de la production, la première grande division sociale du travail avait, dans l'ensemble de ces conditions historiques, pour suite nécessaire l'esclavage. De la première grande division sociale du travail naquit la première grande scission de la société en deux classes : maîtres et esclaves, exploiteurs et exploités. (Friedrich Engels : L'Origine de la famille, pp. 147-148.)
Nous sommes ainsi arrivés au seuil de la civilisation... Au stade le plus inférieur, les hommes ne produisaient que directement pour leurs propres besoins ; les quelques actes d'échange qui avaient lieu étaient isolés et ne portaient que sur le superflu dont par hasard on disposait. Au stade moyen de la barbarie nous trouvons déjà dans le bétail, chez les peuples pasteurs, une propriété... d'où encore les conditions d'un échange régulier. (2. Idem, p. 150.)
Nous avons donc à ce moment deux classes dans la société : maîtres et esclaves. Puis la société va continuer à vivre et à subir de nouveaux développements. Une nouvelle classe va naître et grandir.
La richesse s'accrût rapidement, mais sous forme de richesse individuelle ; le tissage, le travail des métaux et les autres métiers, qui se séparaient de plus en plus, donnèrent à la production une variété et une perfection croissantes : l'agriculture, outre du grain... fournit désormais l'huile et aussi le vin... Une besogne aussi variée ne pouvait plus être exercée par le même individu ; la deuxième grande division du travail s'effectua ; le métier se sépara de l'agriculture. L'accroissement constant de la production et, avec elle, de la productivité du travail augmenta la valeur de la force de travail humaine; l'esclavage... devient maintenant un élément essentiel du système social... C'est par douzaines qu'on les [les esclaves] pousse au travail... De la scission de la production en deux branches principales, l'agriculture et le métier, naît la production directe pour l'échange, la production marchande et, avec elle, le commerce... (Friedrich Engels : L'origine de la famille, p. 149.)
Ainsi, la première grande division du travail augmente la valeur du travail humain, crée un accroissement de richesse, qui augmente de nouveau la valeur du travail et qui oblige à une deuxième division du travail : métiers et agriculture. A ce moment, l'accroissement continuel de la production et, parallèlement, de la valeur de la force du travail humain rend « indispensables » les esclaves, crée la production marchande et, avec elle, une troisième classe : celle des marchands.
Nous avons donc à ce moment, dans la société, une triple division du travail et trois classes : agriculteurs, artisans, marchands. Nous voyons pour la première fois apparaître une classe qui ne participe pas à la production, et cette classe, la classe des marchands, va dominer les deux autres.
Le stade supérieur de la barbarie nous offre une division plus grande encore du travail... d'où portion toujours croissante de résultats du travail directement produit pour l'échange, et, par-là, élévation de l'échange... au rang de nécessité vitale de la société. La civilisation consolide et renforce toutes ces divisions du travail déjà existantes, notamment en accentuant l'antagonisme entre ville et campagne... et elle y ajoute une troisième division du travail qui lui est propre et d'une importance capitale : elle enfante une classe qui ne s'occupe plus de la production, mais uniquement de l'échange des produits : les marchands.
Cette classe se fait l'intermédiaire entre deux producteurs. Sous prétexte... de devenir ainsi la classe la plus utile de la population... [elle] s'acquiert rapidement des richesses énormes et une influence sociale proportionnée... [elle] est appelée... à une domination toujours plus grande de la production, jusqu'à ce que, en fin de compte, elle mette au jour, elle aussi, un produit à elle propre — les crises commerciales périodiques. (Friedrich Engels : L'Origine de la famille, pp. 151-152.)
Nous voyons donc l'enchaînement qui, partant du communisme primitif, nous mène au capitalisme.
Nous savons maintenant d'où viennent les classes et il nous reste à étudier :
Nous devons d'abord très brièvement passer en revue les diverses sociétés qui nous ont précédés.
Les documents manquent pour étudier en détail l'histoire des sociétés qui ont précédé les sociétés antiques ; mais nous savons, par exemple, que chez les Grecs il existait des maîtres et des esclaves et que la classe des marchands commençait déjà à se développer. Ensuite, au moyen âge, la société féodale, avec seigneurs et serfs, permet aux marchands de prendre de plus en plus d'importance. Ils se groupent près des châteaux, au sein des bourgs (d'où le nom de « bourgeois ») ; d'autre part, au moyen âge, avant la production capitaliste, il n'existait que la petite production, qui avait pour condition première que le producteur fût propriétaire de ses instruments de travail. Les moyens de production appartenaient à l'individu et n'étaient adaptés qu'à l'usage individuel. Ils étaient, par conséquent, mesquins, petits, limités. Concentrer et élargir ces moyens de production, les transformer en de puissants leviers de la production moderne, était le rôle historique de la production capitaliste et de la bourgeoisie...
A partir du XV° siècle, la bourgeoisie a accompli cette œuvre en parcourant les trois phases historiques : de la coopération simple, de la manufacture et de la grande industrie... En arrachant ces moyens de production à leur isolement, en les concentrant... on en change la nature même et d'individuels ils deviennent sociaux. (Friedrich Engels : Socialisme utopique et socialisme scientifique, p. 65.)
Nous voyons donc que, parallèlement à révolution des classes (maîtres et esclaves ; seigneurs et serfs), évoluent les conditions de production, de circulation, de distribution des richesses, c'est-à-dire les conditions économiques, et que cette évolution économique suit pas à pas et parallèlement l'évolution des modes de production. Ce sont donc
c'est-à-dire l'état des instruments, des outils, leur utilisation, les méthodes de travail, en un mot l'état de la technique qui détermine les conditions économiques.
Si, auparavant, les forces d'un individu ou, tout au plus, d'une famille avaient suffi pour faire travailler les anciens moyens de production isolés, il fallait maintenant tout un bataillon d'ouvriers pour mettre en branle ces moyens de production concentrés. La vapeur et la machine-outil achevèrent et complétèrent cette métamorphose... L'atelier individuel [est remplacé par] la fabrique, qui réclame la coopération de centaines et de milliers d'ouvriers. La production se transforma d'une série d'actes individuels qu'elle était en une série d'actes sociaux. (Friedrich Engels : Socialisme utopique et socialisme scientifique, p. 65.)
Nous voyons là que l'évolution des modes de production a transformé totalement les forces productives. Or, si les outils de travail sont devenus collectifs, le régime de propriété est resté individuel ! Les machines qui ne peuvent fonctionner que par la mise en œuvre d'une collectivité sont restées la propriété d'un seul homme. Aussi voyons-nous que
[les forces productives] poussent vers la reconnaissance pratique de leur caractère réel, celui de forces productives sociales... [elles] imposent à de grandes quantités de moyens de production la socialisation, qui se manifeste sous forme de sociétés par actions... Cette forme, elle aussi, devient insuffisante... L'Etat doit prendre la direction de ces forces productives... la bourgeoisie est devenue superflue... Toutes les fonctions sociales des capitalistes sont remplies... par des employés salariés. (Idem, pp. 75-76.)
Ainsi nous apparaissent les contradictions du régime capitaliste :
D'un côté, perfectionnement du machinisme rendu obligatoire... par la concurrence et équivalant à l'élimination toujours croissante d'ouvriers... De l'autre côté, extension illimitée de la production également obligatoire. Des deux côtés, développement inouï des forces productives, excès de l'offre sur la demande, surproduction, crises... ce qui nous mène à : surabondance de production... et surabondance d'ouvriers sans travail, sans moyens d'existence. (Idem, p. 83.)
Il y a contradiction entre le travail devenu social, collectif, et la propriété restée individuelle. Et alors, avec Marx, nous dirons :
De formes de développement des forces productives qu'ils étaient, ces rapports en deviennent des entraves. Alors s'ouvre une période de révolution sociale. (Karl Marx : préface à la Contribution à la critique de l'économie politique.)
Avant de terminer ce chapitre, il est nécessaire de faire quelques remarques et de souligner que, dans cette étude, nous retrouvons tous les caractères et les lois de la dialectique que nous venons d'étudier.
En effet, nous venons de parcourir très rapidement l'histoire des sociétés, des classes et des modes de production. Nous voyons combien est dépendante des autres chaque partie de cette étude. Nous constatons que cette histoire est essentiellement mouvante et que les changements qui se produisent à chaque stade de l'évolution des sociétés sont provoqués par une lutte interne, lutte entre les éléments de conservation et de progrès, lutte qui aboutit à la destruction de chaque société et à la naissance d'une nouvelle. Chacune d'elles a un caractère, une structure bien différents de celle qui l'a précédée. Ces transformations radicales s'opèrent après une accumulation de faits qui, en eux-mêmes, paraissent insignifiants, mais qui, à un certain moment, créent par leur accumulation une situation de fait qui provoque un changement brutal, révolutionnaire.
Nous retrouvons donc là les caractères et les grandes lois générales de la dialectique, c'est-à-dire :
Et l'évolution par bonds (transformation de la quantité en qualité).
Comment le marxisme (matérialisme historique) applique-t-il la dialectique à l'histoire ?