1931

Une étude écrite par Rakovsky alors en déportation et principal dirigeant de l'Opposition de gauche demeuré en U.R.S.S.


Problèmes de l’économie de l’U.R.S.S.

Kh. Rakovsky

7
Quelques résultats et quelques propositions [1].


Nous n'avons jamais douté, quant à nous, que tôt ou tard, la politique opportuniste dut amener une crise aiguë de la révolution. De même, ne donnant pas des résultats finaux auxquels cette politique doit aboutir, nous ne nous représentions pas clairement la forme concrète sous laquelle cette crise apparaît. Maintenant que nous pouvons toucher du doigt la plaie ouverte de la révolution, ces résultats nous apparaissent sous une forme simple et tragique : sous la forme d'un manque de ressources réelles, nécessaires à la réalisation d'un rythme d'industrialisation qui offrirait une issue à la crise. Il faut dire ouvertement que beaucoup d'entre nous avaient depuis longtemps le pressentiment de cette simple vérité, mais nous craignions de la formuler dans tout son désagrément tant qu'il restait en nous quelque doute, tant qu'elle ne nous apparaissait pas sans aucune contestation.

On ne peut cacher cette vérité en s'abritant derrière des ressources fictives créées pour équilibrer formellement le plan aventuriste et fantaisiste.

Il est possible que les centristes eux-mêmes n'aient pas remarqué qu'ils tournent dans le cercle fermé des ressources monétaires fictives. Ayant perdu toute base réelle, ils nous rappellent ce célèbre chien qui accélérait sa course en rond, espérant attraper sa propre queue. Mais la queue lui échappait d'autant plus rapidement que la tête avançait vite. Aujourd'hui on complète le programme du charbon et du fer pour pouvoir réaliser celui de la construction de machines : demain on sera forcé d'élargir le programme de la construction des machines pour pouvoir réaliser le programme du charbon et du fer ; et après il faut encore élargir le programme du charbon et du fer pour pouvoir satisfaire le nouveau programme de la construction des machines. Et, au milieu de ce circuit, on s'aperçoit tout à coup que les transports ne seront pas en mesure de satisfaire à la tâche qui leur incombe s'ils ne reçoivent pas une quantité correspondante de la production métallurgique ; alors le programme du charbon et du fer s'élargit de nouveau et le circuit reprend du commencement. De là les doutes sur les rythmes, sur les chiffres les plans "qui prennent essor au premier contact avec la réalité".

Or, quand il se trouve dans ces conditions des camarades qui, ne comprenant absolument pas l'essence de ce qui se passe, parlent d'un "réarmement" de l'opposition et disent que celle‑ci était, voyez‑vous, partisan des rythmes élevée et que maintenant que Staline les réalise enfin elle intervient contre lui par esprit de contradiction ‑ il ne reste qu'à prendre ces camarades et à leur mettre le nez dans la réalité, à leur montrer que ces rythmes élevés n'existent que sur le papier : dans les livres, les discours, les plans, que le moindre pas en avant dans une branche quelconque est obtenu en détruisant tout l'équilibre, en criant des ruptures colossales dans les autres branches, créant de nouvelles grandes disproportions.

Il faut expliquer à ces camarades, que nos armes ne sont pas fourbies une fois pour toutes, que ce ne sont pas des formules figées, mais que la méthode marxiste nous permet de trouver à chaque étape les formules qui en découlent.

Ce que certains camarades prennent pour un réarmement de l'opposition n'est en réalité qu'un changement brusque de la situation. Tous les problèmes sont devenus autres, en cela Staline a raison. Seulement, il ne peut pas comprendre comment ils sont devenus, et pourquoi ils sont ainsi ; mais même s'il pouvait comprendre, il n'en serait pas moins incapable de le faire.

Nous n'avons jamais pratiqué la politique de l'autruche. Quelle que soit la difficulté de la situation on ne peut s'en libérer par le désir de ne pas la remarquer. Or la réalité élague cette simple vérité que j'ai expliqué ci‑dessus.

Une question se pose ici, tout naturellement : dans quelle mesure, dans ce cas, la politique de Staline est‑elle responsable ? Sommes‑nous sûrs que les ressources réelles auraient été insuffisantes si on avait entrepris l'industrialisation plus tôt, lorsque nous l'exigeons et sur la base des méthodes que nous préconisions ? Cela dépend pour quoi. Si c'est pour réaliser la construction complète du socialisme, alors non. Si c'est pour fortifier la base de la dictature, pour limiter l'éruption des contradictions sociales, traîner en longueur l'aiguisement brusque de la crise, alors oui. Nous pouvons le dire de plein droit parce que nous voyons clairement les voies par lesquelles la politique opportuniste affaiblit la dictature du prolétariat, précipita l'éclatement des rapports sociaux, rapprocha le délai de la crise. Même à l'époque où les centristes entreprirent l'industrialisation, on devait inévitablement payer "partiellement" la note du retard, c'est‑à‑dire le fait que durant des années non seulement l'industrie n'accumulait pas, mais éparpillait ses ressources : or les difficultés découlant de ce retard auraient pu être éloignées, bien que dans un délai plus long, sur la base d'une juste politique. L'aventure ultra‑gauchiste ("les sauts de prix") épuisa rapidement ces possibilités, détruisit toutes les proportions de l'économie nationale, approfondit toutes les fissures. Et le revers de cette politique ‑ la politique de la collectivisation généralisée et de la liquidation du koulak ‑ fit sauter les forces productives de la campagne, entraîna un conflit aigu avec la campagne préparé par toute la politique antérieure, en nous écartant du système de la division internationale du travail. Car ce n'est que par l'exportation agricole que nous pouvons dans un bref délai être incorporé dans ce système. Les méthodes à l'aide desquelles le centrisme tente de combler les fissures, de même que celles à l'aide desquelles il essaie, maintenant, de s'insinuer dans la division internationale du travail, sur la base d'emprunts, ne font qu'approfondir les fissures et disproportions, et resserrer le nœud coulant sur le cou de la révolution.

Nous entrons dans toute une époque (on ne peut que deviner sa durée) qui se déroulera sous le signe du paiement de la note de tout le passé. Aussi, combien sont pitoyables, à cette lumière, les ragots selon lesquels "l'opposition exige l'abandon de l'industrialisation". Nous n'exigeons qu'une chose. Nous exigeons qu'on regarde la réalité bien en face, qu'on reconnaisse et qu'on fasse aujourd'hui ce qu'il sera peut-être trop tard de faire demain. Lorsqu'une armée se trouve à la veille d'une défaite et commence à reculer d'elle-même, il est risible de dire que ceux qui veulent diriger cette retraite d'une façon ordonnée, qui veulent prévenir la panique inévitable et conserver le maximum de ce qui peut être préservé ‑ il est risible, dis‑je, de dire que ces gens exigent la retraite. Quelle est, demande‑t‑on, la différence entre nous et les droites : car eux aussi, en fin de compte, sont pour une retraite ? Continuant cette analogie militaire, on peut dire que c’est la différence qui existe entre une armée battant en retraite en ordre, et les déserteurs fuyant le champ de bataille. Formellement reconnue, la ressemblance actuelle existe seulement parce que, jusqu'à un certain moment, l'armée qui bat en retraite et les déserteurs vont dans une même direction. Mais c'est principalement à cause du ca­ractère superficiel de la ressemblance actuelle avec la droite que nous ne devons pas nous contenter de répéter qu'il faut battre en retraite. Nous élevons une haute barrière entre eux et nous du fait que nous formulons clairement et justement en quoi cette retraite doit consister, quel est son but, comment et sur quelles positions nous reculons.

Il découle de la base même de la situation exposée plus haut en quoi doit consister cette retraite. Il est incontestable qu'il est impossible de continuer à exister longtemps sur la base des forces productives décroissantes ou même stabilisées. C'est pourquoi nous mettons toujours en avant le problème de leur accroissement. Mais comme notre économie est double et que le développement des forces productives peut se faire en elle dans deux directions, alors, au cas où la balance générale de l'accroissement des forces productives ne peut se faire que dans une direction nocive pour le prolétariat, on est contraint de substituer à la tâche de l'accroissement des forces productives la tâche plus générale du sauvetage de la dictature. Il en fut ainsi au temps du communisme de guerre. Il en est ainsi actuellement : par la force des choses dues à la politique du secteur de l'économie étatique qui nous donnerait la prépondérance sur la base de l'accroissement général des forces productives du pays. C'est pourquoi la première conclusion se résume en ceci : que la retraite gui est maintenant inévitable, doit être un recul dans le secteur des forces productives. C'est‑à‑dire une autre et plus exacte formulation de cette situation que j'ai (en même temps que le camarade L.D. Trotsky) exposée dans mon article d'avril [2] et qui disait qu'"on ne peut guère trouver une issue à la situation par une voie purement économique". L'objection selon laquelle il n'y a pas de voie purement économique, et qu’on ne peut que parler de degrés, n'est qu'une peu sérieuse objection, basée sur une tentative antidialectique de réunir les différences de qualité et de quantité. La voie uniquement économique du renforcement de la base de la dictature signifie dans nos conditions, son renforcement sur la base de l'industrialisation. Mais, puisque, à l'étape donnée, le rythme nécessaire pour l'industrialisation est impossible, puisque, par suite des tentatives de violer l'économie, toutes les données d'un recul existent, et que la retraite devient inévitable sur la voie de l"industrialisation aussi, alors, c'est cela même qui signifie qu'il n'y a pas, à l'étape actuelle, d'issue par une voie purement économique. Tel est, tout au moins, le sens de ma formulation. Cela nous mène inévitablement au problème de savoir quel but nous nous proposons d'atteindre dans cette retraite. La réponse est résumée à l'avance parce que nous avons dit plus haut : Nous reculons dans le domaine des forces productives afin de sauver la dictature, pour qu'on opère à un niveau plus bas un regroupement des forces qui permette sur cette base, de passer de nouveau à l'offensive sur le terrain économique.

Il est vrai que maintenant tous les problèmes fondamentaux de notre révolution sont devenus cruciaux. Il est vrai que toutes les contradictions fondamentales ont éclaté au grand jour. Mais il est faux d'en tirer la conclusion (si on ne peut le démontrer) que c'est là ce dernier éclatement des contradictions de notre révolution, contre lequel il ne peut y avoir de la part du prolétariat qu'une lutte défensive, qu'un combat d'arrière‑garde. Il est incontestable que la tentative d'entreprendre le regroupement des forces de classe sur un niveau abaissé des forces productives, ou même sur la base des forces productives décroissantes (qui ne trouve inévitablement lié à une large utilisation des contrastes non‑économiques) est grosse de grands dangers. La seule garantie (bien que non sans conditions) est ici une juste politique, une formulation juste et claire des buts et des méthodes, une ligne de classe bien nette.

Elle se résume actuellement dans la nécessité, déduite de notre position stratégique principielle et de l'appréciation générale de la situation, de travailler à un programme minimum de mesures concrètes pour l'étape donnée, comme cela fut fait, en son temps, dans la plate-forme de cette époque. La caractérisation générale de classe de ce programme est nette :

  1. il faut battre en retraite ensemble avec la classe ouvrière et non s'éloigner d'elle comme le font et le feront les centristes : par conséquent, prendre les seules mesures commodes pour, à quelque prix que ce soit [3], transformer jusqu'à la radine la situation matérielle et juridique de la classe ouvrière ;
  2. Il faut, à tout prix, scinder le front unique de la campagne, y introduire la lutte de classes, et parvenir à libérer le pays au moyen de l'influence du koulak.

Il est plus difficile de traduire ce programme général en un système de mesures concrètes.

Les mesures principales se présentent à moi sous cette forme :

  1. Dans le domaine de l'industrie et de l'économie étatique : une réduction brutale des objectifs quantitatifs de la construction, concentrer le travail sur les constructions les plus importantes avec, dans la mesure du possible, une réduction de l'échelle des constructions isolées. Il faudra laisser de côté momentanément une partie des constructions ; les pertes qui y sont liées sont déjà inévitables. Quant aux ressources, en libérer par l'abandon des plans fantastiques et, dans la mesure du possible, agrandir les branches retardataires : transporte électrification, etc...
  2. Dans le domaine de l'économie agricole : "Une contraction brutale du koulak" sans cependant le priver définitivement des stimulants d'une activité économique. Le passage à l'impôt sur la production, vis‑à‑vis du paysan moyen, pour lui donner la possibilité de disposer dans une certaine mesure de sa production retardataire, ou tout au moins envisager une telle possibilité qui couperait court à son enrichissement. Dans ces conditions on pourra fixer la proportion de l'impôt sur la production à un niveau dépassant l'actuel impôt agricole. Acquérir la principale part de la production qui lui reste, en lui vendant des produits manufacturés à un prix élevé. Il se peut que dans ces conditions il soit utile d'augmenter le fond des produite manufacturés au compte de l'importation, en échange de produits agricoles. Abandonner définitivement (en fait cela est déjà fait) toute tentative de collectivisation généralisée et de liquidation du koulak. Reprendre les ressources éparpillées de la production jetées à la campagne lors de la période de "la croissance impétueuse des kolkhozes". Concentrer ces ressources de la production dans les kolkhozes les plus viables avec une prédominance de la paysannerie pauvre, les transformer en une base matérielle d'organisation d'une union de paysans pauvres.
  3. Dans le domaine des finances : réduire brutalement les dépenses en proportion avec les ressources réelles. Une réduction énergique des dépenses non‑productives, une réduction impitoyable de l'émission de billets.
  4. Le problème ouvrier. Assigner, dans toutes les parties de l'économie nationale, y compris l'économie étatique (mais principalement à la campagne, au compte d'une répartition du revenu national) des ressources spéciales pour améliorer sans retard, d'une manière appréciable, la situation de la classe ouvrière avec, naturellement, un changement radical de sa situation dans la production.

Je ne pense pas, cela va de soi, que ce programme puisse être réalisé par le centrisme. Sa réalisation suppose une refonte radicale de tout le système politique, la mobilisation de classe du prolétariat et de la paysannerie pauvre, la réforme du Parti, le changement de direction centriste. Tout est lié. Il s'entend que personne ne nous garantit la réussite de ce programme, ni à plus forte raison, sa réalisation facile. Plus que quiconque je me rends compte des difficultés réelles qui dressent leurs embûches sur le chemin de la réalisation de ce programme. C'est pourquoi je connais d'avance toute une série d'objections qui peuvent être soulevées et qui le seront. A tous les camarades contradicteurs je veux seulement indiquer que nous n'avons pas le choix entre le meilleur et le pire, mais uniquement le meilleur dans le pire. Et chacun de ceux qui émettra des objections contre telle ou telle mesure, devra indiquer quelle meilleure mesure il propose à la place. De même, il ne suffit pas de penser que ce programme peut se réaliser sans secousses. C'est un programme de lutte de classe aiguë à la campagne, de lutte entre le paysan pauvre et le koulak, et, sans doute une couche importante de la paysannerie moyenne.

Il ne suffit pas, enfin, de croire, qu'il ne s'agit ici que d'un court délai. Ce programme est valable pour des années. Le caractère aggravé de la lutte de classe n'est pas le terrain le plus favorable à l'éclosion des forces productives, dont la décroissance est, d'abord inévitable. Cela sera d'autant plus difficile et il faudra d'autant plus de temps, jusqu'au moment où, au cas d'une réalisation réussie du programme de retraite, on pourra, de nouveau passer à l'offensive.


Notes

[1] Comme ces conclusions générales ne font que rejoindre ce dont j'ai déjà eu l'occasion de parler dans cet article, des idées fondamentales que je n'ai nullement l'intention de répudier, je me contenterai d'ajouter juste ce qui me reste à dire sur la base de l'analyse courante de la situation . Ch. Rakovsky.

[2] Voir cette Déclaration de l'Opposition dans la Lutte de Classes n° 25‑26 (décembre 1930), p. 646.

[3] Je conserve cette formule parce qu'elle est la seule qui exprime la nécessité catégorique de cette mesure. L'objection selon laquelle on pourrait comprendre par là que je propose de la réaliser, par exemple, par l'abandon du monopole du commerce extérieur, ne tient pas. Il faut prendre chaque formule dans sa relation générale. Ch. Rokovsky.


Archives Lenine Archives Internet des marxistes
Début Précédent Haut de la page Sommaire