1923 |
Source : Bulletin communiste du 17 mai 1923, num�ris� par La Bataille Socialiste. Notes du Bulletin communiste.
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Karl Marx et les syndicats
Quand Marx fut convaincu que le r�gime capitaliste ne pourrait �tre an�anti qu�avec l�organisation r�volutionnaire de la classe int�ress�e et que cette classe �tait, dans la soci�t� bourgeoise, le prol�tariat, pouss� par toutes ses conditions d�existence � la lutte contre le capitalisme � il entreprit d��tudier l�histoire du prol�tariat.
Quels �l�ments forment la classe ouvri�re ? Dans quelles conditions historiques se diff�rencie-t-elle des autres classes de la soci�t� bourgeoise ? Sous quelle forme s�organise-t-elle en classe distincte ? Cherchant une r�ponse � ces questions, Marx arriva tout de suite � l��tude des syndicats.
Il est vrai qu�on ne pouvait, vers 1845, trouver des syndicats compl�tement form�s qu�en Angleterre (trade-unions) ; encore n�y �taient-ils point sortis de la phase primitive, relativement diffuse, d�organisation. Les socialistes d�alors les d�daignaient ou nourrissaient � leur �gard une grande d�fiance, les consid�rant comme une d�pense inutile de forces et de moyens. Les savants bourgeois n�y voyaient qu�une initiative de gens ignorants, vou�e � l��chec parce qu�en contradiction avec les � lois �ternelles � de l��conomie politique.
Il fallait une perspicacit� g�niale pour apercevoir, dans ces faibles embryons du mouvement syndical, les premi�res cellules de l�organisation de la classe ouvri�re. D�s 1847, dans sa pol�mique contre Proudhon qui d�niait toute signification aux coalitions ouvri�res, Marx indique pourtant que les syndicats sont un produit aussi in�vitable de la grande industrie que la classe ouvri�re elle-m�me. Leur degr� de d�veloppement dans un pays indique le mieux la place occup�e par ce pays dans la hi�rarchie du march� mondial.
C�est sous la forme des coalitions qu�ont toujours lieu les premiers essais des travailleurs pour s�associer entre eux.
La grande industrie agglom�re dans un seul endroit une foule de gens inconnus les uns aux autres. La concurrence les divise d�int�r�ts. Mais le maintien du salaire, cet int�r�t commun qu�ils ont contre leur ma�tre, les r�unit dans une m�me pens�e de r�sistance � coalition. Ainsi la coalition a toujours un double but, celui de faire cesser entre eux la concurrence, pour pouvoir faire une concurrence g�n�rale au capitaliste. Si le premier but de r�sistance n�a �t� que le maintien des salaires, � mesure que les capitalistes � leur tour se r�unissent dans une pens�e de r�pression, les coalitions, d�abord isol�es, se forment en groupes, et en face du capital toujours r�uni, le maintien de l�association devient plus n�cessaire pour eux que celui des salaires.1
Les syndicats combattent opini�trement les capitalistes. Parfois ils sortent vainqueurs de la lutte, mais alors la victoire leur a co�t� cher. Pour en conserver les fruits, ils doivent affermir leur organisation. Le r�sultat principal de leur action ce n�est pas le succ�s imm�diat, c�est la coh�sion croissante de l�organisation. Dans l�action � v�ritable guerre civile � se rassemblent et se d�veloppent tous les �l�ments indispensables des futures grandes batailles. Peu � peu s��largit le champ m�me de la lutte. Elle en arrive enfin � embrasser les milieux les plus actifs de la classe ouvri�re. Elle devient alors la lutte de la classe ouvri�re contre la classe capitaliste, or, toute lutte de classes est forc�ment une lutte politique, c�est-�-dire une lutte pour le pouvoir.
Nous trouvons dans le Manifeste Communiste la m�me pens�e exprim�e dans des termes l�g�rement diff�rents. Examinant le d�veloppement historique du prol�tariat le Manifeste mentionne son organisation syndicale.
La lutte du prol�tariat, d�t-il en substance, commence avec son existence. D�abord les ouvriers luttent isol�ment ; puis ceux d�une m�me entreprise se groupent ; puis ceux d�une m�me industrie dans une localit� donn�e, s�unissent contre certains exploiteurs. Peu �, peu, des coalitions de plus en plus larges se forment, d�fendant les salaires. Des associations permanentes sont enfin cr��es, pour soutenir les travailleurs dans les moments de lutte active. A une certaine heure, l�organisation professionnelle ou locale devient politique et embrasse toute la classe ouvri�re du pays. Apr�s la r�volution de 1848-49, Marx dut s�installer pour longtemps en Angleterre. Il eut ainsi la possibilit� d�observer sur place la phase nouvelle du mouvement syndical anglais. Les chartistes, parti politique de la classe ouvri�re, avaient partag� la d�faite du prol�tariat europ�en. Les ouvriers anglais s�en �taient pourtant remis les premiers. Et, vers 1860, ils recommen�aient � combattre �nergiquement pour les trade-unions d�sormais � la t�te du mouvement gr�viste. Leurs succ�s provoquaient m�me un certain engouement en faveur des syndicats, consid�r�s par d�aucuns comme la seule et la plus efficace des formes du mouvement ouvrier.
Marx, � ce moment, �tudiait la soci�t� capitaliste. Il avait d�j� r�ussi � p�n�trer le myst�re de l�exploitation bourgeoise et � �clairer le processus de formation de la plus-value (b�n�fice). A l�oppos� des �conomistes bourgeois, il avait �tabli que le salaire n�est que le r�sultat d�une transformation de la valeur de la main-d��uvre � ou force de travail � vendue par les ouvriers aux capitalistes. En obligeant l�ouvrier � travailler plus de temps qu�il n�en faut pour r�cup�rer la valeur de la main-d��uvre achet�e, le fabricant re�oit une certaine quantit� de plus-value. Entre les capitalistes et les ouvriers une lutte incessante se livre autour de ce travail suppl�mentaire et des salaires. Cette lutte, pour la diminution de la journ�e de travail et la conservation des salaires, est soutenue chez les ouvriers par l�organe des syndicats qui leur permettent d�opposer au patronat leur force collective. Mais elle a des limites bien d�finies, pos�es par le m�canisme m�me de la soci�t� capitaliste. Tant que la main-d��uvre reste une marchandise, son prix ne peut s��lever que dans de certaines limites. Et si l�on prend une moyenne � observ�e au cours d�un certain nombre d�ann�es, pendant, lesquelles la production capitaliste traverse diff�rentes phases de calme, d�animation, de prosp�rit�, de krach, de stagnation � on voit que le salaire ne s��l�ve jamais au point de permettre � l�ouvrier de se lib�rer de la n�cessit� de vendre son travail.
Peu apr�s 1860, les ouvriers anglais arrivaient � la conviction qu�il �tait indispensable d��largir les bases de leur organisation, d�achever et d�affermir la liaison avec les ouvriers �trangers, fran�ais et belges d�abord. Le r�sultat de ces efforts fut la Ire Association Internationale des Travailleurs, � la fondation de laquelle participa Marx (1864). Marx eut ainsi l�occasion d�entrer pratiquement et �troitement en contact avec les trade-unions anglaises dont les leaders les plus en vue appartinrent au Conseil G�n�ral de l�Internationale. Avec eux participaient au mouvement les membres des anciennes organisations socialistes et politiques, les disciples d�Owen, les chartistes, les coop�rateurs, qui �taient loin de comprendre l�importance du mouvement syndical.
Marx tira parti de ces d�saccords et, au cours de l��t� d� 1865, fit une conf�rence sur le r�le des syndicats ou des trade-unions dans la lutte pour l�am�lioration des conditions de travail et sur les limites assign�es � l�efficacit� de leur action2.
Marx exposa les fondements de sa th�orie de la valeur et de la plus-value, exposa les lois qui, dans une soci�t� capitaliste, r�gissent les salaires, les rapports n�cessaires entre les prix, les salaires et les b�n�fices. Il montra combien �taient pu�riles les objections des membres du Conseil G�n�ral, adversaires du mouvement gr�viste et des trades-unions qui le dirigeaient, parce que, disaient-ils, � la hausse des salaires devait forc�ment avoir pour cons�quence celle des prix et ne servait donc � rien. �
Mais, montrant la n�cessit� du mouvement syndical, Marx s�insurgea tout de suite contre les trade-unionistes enclins � exag�rer le pouvoir de leurs organisations.
� Ils ne doivent pas oublier � disait le cr�ateur du socialisme scientifique � qu'ils luttent contre les effets et non contre les causes de ces effets, qu'ils ne peuvent que retenir le mouvement descendant, mais non en changer la direction, qu'ils n'appliquent que des palliatifs, mais sans gu�rir le mal. Ils ne doivent donc pas se laisser absorber exclusivement par les escarmouches in�vitables que font na�tre sans cesse les empi�tements ininterrompus du capital ou les variations du march�. (�) Au lieu du mot d'ordre conservateur: � Un salaire �quitable pour une journ�e de travail �quitable �, ils doivent inscrire sur leur drapeau le mot d'ordre r�volutionnaire : � Abolition du salariat �. �
Les syndicats, utiles comme centres de r�sistance aux exag�rations du capital, sont impuissants dans la mesure o� ils se contentent de ne faire qu�une guerre de partisans � l�ordre capitaliste. Sans renoncer � cette action quotidienne ils doivent travailler � la transformation de la soci�t� capitaliste, faire de leur force organis�e un levier de l��mancipation d�finitive de la classe ouvri�re, c�est-�-dire de l�abolition du salariat.
Le premier congr�s ouvrier international se r�unit � Gen�ve en 1866. Marx �crivit, pour ce congr�s, sur la demande du Conseil G�n�ral, une motion d�taill�e sur les syndicats.
Comme ce document nous donne l�expos� le plus complet de sa pens�e sur la question, nous le citons ici en entier, d�apr�s l�original anglais r�dig� par Marx lui-m�me3 :
6. Soci�t� ouvri�res (trades-unions), leur pass�, leur pr�sent, leur avenir.
a) LEUR PASSE :
Le capital est la force sociale concentr�e, tandis que l�ouvrier ne dispose que de sa force productive individuelle. Donc le contrat entre le capital et le travail ne peut jamais �tre �tabli sur des bases �quitables, m�me en donnant au mot � �quitable � le sens que lui attribue une soci�t� pla�ant les conditions mat�rielles d�un c�t� et l��nergie vitale de l�autre. Le seul pouvoir social que poss�dent les ouvriers, c�est leur nombre. La force du nombre est annul�e par la d�sunion. La d�sunion des ouvriers est engendr�e et perp�tu�e par la concurrence in�vitable faite entre eux-m�mes. Les trade-unions (association de m�tiers) originairement sont n�es des essais spontan�s des ouvriers luttant contre les ordres despotiques du capital, pour emp�cher ou du moins att�nuer les effets de cette concurrence faite par les ouvriers entre eux. Ils voulaient changer les termes du contrat de telle sorte qu�ils pussent au moins s��lever au-dessus de la condition de simples esclaves. L�objet imm�diat des trade-unions est toutefois limit� aux n�cessit�s des luttes journali�res du travail et du capital, � des exp�dients contre l�usurpation incessante du capital, en un mot aux questions de salaire et d�heures de travail. Une telle activit� est non seulement l�gitime, elle est encore n�cessaire4. On ne peut y renoncer tant que le syst�me actuel dure ; au contraire, les trade-unions doivent g�n�raliser leur action en se combinant.
D�un autre c�t�, les trade-unions ont form� � leur insu des centres organisateurs de la classe ouvri�re, de m�me que les communes et les municipalit�s du moyen-�ge en avaient constitu� pour la classe bourgeoise. Si les trade-unions, dans leur premi�re capacit�, sont indispensables dans la guerre d�escarmouches du travail et du capital, elles sont encore plus importantes dans leur derni�re capacit�, comme organes de transformation du syst�me de travail salari� et de la dictature capitaliste.
b) LEUR PRESENT :
Les trade-unions s�occupent trop exclusivement des luttes imm�diates. Elles n�ont pas assez compris leur pouvoir d�action contre le syst�me capitaliste lui-m�me. N�anmoins, dans ces derniers temps, elles ont commenc� � s�apercevoir de leur grande mission historique. Exemple, la r�solution suivante, r�cemment adopt�e par la grande conf�rence des diff�rents d�l�gu�s des trade-unions tenue � Sheffield :
� Cette conf�rence, appr�ciant � leur juste valeur les efforts faits par l�Association Internationale des Travailleurs pour unir dans un lien fraternel les ouvriers de tous les pays, recommande tr�s s�rieusement � toutes les soci�t�s repr�sent�es de s�affilier � cette Association, dans la conviction que l�Association Internationale forme un �l�ment n�cessaire pour le progr�s et la prosp�rit� de toute la communaut� ouvri�re. �
c) LEUR AVENIR :
A part leur �uvre imm�diate de r�action contre les man�uvres tracassi�res du capital, elles doivent maintenant agir consciemment comme foyers organisateurs de la classe ouvri�re dans le grand but de son �mancipation radicale. Elles doivent, aider tout mouvement social et politique tendant dans cette direction. En se consid�rant et agissant comme les champions et les repr�sentants de toute la clause ouvri�re, elles r�ussiront � englober dans leur sein les non-society men (hommes ne faisant pas partie des soci�t�s), en s�occupant des industries les plus mis�rablement r�tribu�es, comme l�industrie agricole o� des circonstances exceptionnellement d�favorables ont emp�ch� toute r�sistance organis�e, elles feront na�tre la conviction dans les grandes masses ouvri�res qu�au lieu d��tre circonscrites dans des limites �troites et �go�stes, leur but tend � l��mancipation des millions de prol�taires foul�s aux pieds.
Cette motion indique en r�alit� le point d�arriv�e de la pens�e de Marx sur le mouvement syndical. C�est en tout cas le dernier document dans lequel il l�ait exprim�e.
Nous voyons qu�il y souligne la n�cessite, la l�gitimit� et la f�condit� du mouvement syndical.
Mais nous voyons aussi qu�il y souligne les limites assign�es � cette forme du mouvement ouvrier par la soci�t� capitaliste. Rien n�est dit dans cette r�solution du r�le du parti politique de la classe ouvri�re parce que l�ordre du jour du Congr�s de Gen�ve et les circonstances avaient avant tout dict� la motion cit�e. Il y est d�ailleurs soulign� que les syndicats ont le devoir de soutenir tout mouvement social et politique tendant � l��mancipation totale de la classe ouvri�re et qu�ils ne doivent pas devenir des organisations � �troites �, � �go�stes �. La question de la neutralit� syndicale ne s�y pose donc pas. Cette motion n�est pas non plus syndicaliste. Les syndicats ne sont, comme Marx l�avait d�j� expos� dans Mis�re de la Philosophie, que des centres d�organisation de la classe ouvri�re, la forme primitive de son organisation de classe et nullement les centres d�organisation, les premi�res cellules de la future soci�t� socialiste. Le mouvement syndical n�est qu�une des formes, un des degr�s de l�organisation du prol�tariat dont le but est de faire de celui-ci la classe dominante. Ecoles du communisme, �tendant son influence � tous les producteurs, les syndicats constituent la base la plus large et la plus solide de la dictature du prol�tariat c�est-�-dire du prol�tariat organis� en tant que classe dirigeante.
Notes
1 Karl Marx, Mis�re de la philosophie, p. 216-217 de l��dition fran�aise.
2 Elle a �t� traduite en fran�ais par Charles Longuet sous le titre : Salaires, Prix et Profits.
3 Le texte que nous donnons ici est le texte m�me qui fut lu � Gen�ve, en fran�ais, par Eug�ne Dupont, au nom du Conseil g�n�ral. Nous rempruntons � l�ouvrage de James Guillaume, l�Internationale. T.IV, p. 332-333.
4 Cette derni�re phrase, que nous r�tablissons, a �t� saut�e dans le texte fran�ais lu au Congr�s de Gen�ve.