1948 |
Traduit de l'allemand par Gérard BILLY 2016 |
Friedrich Engels et le problème des peuples « sans histoire »
Annexe II : Staline et la fusion des peuples sous le socialisme
1948
Même les auteurs qui, à la différence des adulateurs du dictateur soviétique Staline, ne voient en lui aucunement le "plus génial des penseurs de notre temps", font d'ordinaire une exception – dans la mesure où il s'agit de Staline comme théoricien du problème des nationalités. Ils pensent alors à la brochure de Staline de 1913 419, qui représente certes l'une de ses meilleures productions littéraires (et elles ne sont pas très nombreuses). Cependant, même si cet écrit rédigé sous la direction intellectuelle immédiate de Lénine et avec le concours de Boukharine, possède des qualités incontestables, il ne faut pas perdre de vue qu'il ne propose au fond rien d'autre qu'une popularisation des conceptions d'autres auteurs (surtout de Lénine). Or, un théoricien doit être jugé sur ses résultats scientifiques originaux, pas sur des contributions de vulgarisation. Et de la même façon que nous ne pouvons pas mesurer par exemple l'importance d'un Say ou d'un Mac Culloch comme penseurs de l'économie politique en nous fondant sur les mérites qu'ils ont acquis en popularisant et en systématisant les doctrines d'Adam Smith et de Ricardo, il nous faut dans le cas présent rechercher les apports originaux de Staline comme théoricien de la question nationale.
Comme pièce à l'appui, prenons l'escapade de Staline (on ne peut guère lui donner un autre nom) sur le terrain de la théorie des nationalités en 1930. Il s'agit du discours de Staline au 16ème congrès du Parti Communiste de l'Union Soviétique (juin 1930), discours reproduit depuis à des centaines de milliers d'exemplaires et dans toutes les langues possibles. Il y dit en effet au cours d'une polémique contre la "déviation grand-russe" dans la question nationale:
"… Lénine n'a jamais dit que les différences nationales disparaîtront et que les langues nationales se fondront en une langue unique avant la victoire du socialisme à l'échelle mondiale dans le cadre d'un seul État. Lénine a au contraire dit l'exact opposé, à savoir que 'les différences nationales et étatiques entre les peuples et les pays se maintiendront, même après l'instauration de la dictature du prolétariat à l'échelle mondiale, encore très longtemps' 420. Comment peut-on se réclamer de Lénine et oublier pourtant cette indication essentielle ?"
"Il est exact, à vrai dire", continue Staline, "qu'un des ci-devant marxistes, qui est aujourd'hui un renégat et un réformiste 421, Monsieur Kautsky, affirme l'exact contraire de ce que Lénine nous enseigne. Il affirme en opposition à Lénine que la victoire de la révolution prolétarienne dans un État austro-allemand unifié (sic!) au milieu du siècle passé aurait conduit à la formation d'une langue allemande unifiée et à la germanisation des Tchèques, étant donné qu'à elle seule, 'la puissance de communications libérées de leurs entraves, la puissance de la culture moderne apportée par les Allemands, auraient transformé en Allemands, sans germanisation violente, les petits-bourgeois, paysans et prolétaires tchèques arriérés, à qui leur nationalité atrophiée n'avait rien à offrir'. On comprend facilement que cette 'conception' s'harmonise parfaitement avec le social-chauvinisme d'un Kautsky. J'ai combattu ces opinions de Kautsky en 1925 dans mes conférences à l'Université des peuples d'orient. Est-ce que vraiment pour nous, nous qui sommes marxistes et voulons rester des internationalistes conséquents, les bavardages antimarxistes de ce social-chauvin allemand devenu enragé peuvent revêtir une quelconque signification positive ? Si Kautsky a raison, comment est-il possible que des nations relativement retardataires comme les Biélorusses et les Ukrainiens, qui sont plus proches des Grands-Russiens que les Tchèques des Allemands, ne se soient pas russifiés à la suite de la victoire de la révolution prolétarienne en Union Soviétique, mais aient au contraire vécu une renaissance et se soient développées comme nations autonomes ? Comment expliquer que les Turkmènes, les Kirghizes, les Ouzbeks, les Tadjiks 422 (sans parler des Géorgiens, des Arméniens, des Azerbaïdjanais, etc.), n'aient pas, malgré leur arriération, été russifiés à la suite de la victoire du socialisme en Union Soviétique, mais soient nées à une nouvelle vie comme nations autonomes et se soient développées ? N'est-il pas évident que nos estimés déviationnistes 423, en poursuivant un internationalisme de façade, sont tombés entre les mains du social-chauvinisme à la Kautsky ? 424
On n'en finit pas de s'étonner en lisant cette tirade grandiloquente. Pour Lénine, Trotski, Boukharine et autres théoriciens éminents du bolchevisme, K. Kautsky a été un marxiste orthodoxe à peu près jusqu'à la première guerre mondiale, en 1914, et est passé seulement au début de la guerre dans le camp du réformisme. Nous apprenons maintenant que le "jeune marxiste" Kautsky était déjà en 1896 (les phrases incriminées datent de cette année-là) un "social-chauviniste allemand devenu enragé" ! Quand, alors, a-t-il été marxiste ? À l'époque où il collaborait aux "Annales" de Höchberg à Zurich et se trouvait, comme il le reconnaît lui-même, seulement "sur la voie" qui mène au marxisme ?
Ceci en passant. Plus important que les difficultés de Staline avec la chronologie est le contenu. Pour aider le lecteur actuel à comprendre, il faut rappeler brièvement que les phrases de Kautsky dont il s'agit ici sont extraites de sa préface à la traduction en allemand des articles de Engels réunis sous le titre "Révolution et contre-révolution en Allemagne" (1851) et parus à l'origine dans le "New York Tribune". Dans ces articles, Engels répète le pronostic erroné qu'il avait établi deux ans auparavant dans la "Nouvelle Gazette Rhénane" et suivant lequel les peuples slaves de l'Autriche-Hongrie de cette époque (à l'exception des Polonais), de même que les Roumains hongrois "n'avaient pas d'avenir" comme nations indépendantes et prendraient le chemin d'une assimilation nationale à leurs voisins plus vigoureux (les Allemands, les Hongrois et les Polonais). Éditeur de cette série d'articles, Kautsky devait naturellement prendre position sur ce pronostic si impitoyablement démenti par l'histoire, et il le fit dans une étude historique fouillée qui fait pleinement honneur au chercheur original 425. Le pronostic erroné de Engels, explique Kautsky, était, lorsqu'il a été établi (vers le milieu du siècle passé), scientifiquement tout à fait fondé. S'il ne s'est malgré tout pas réalisé, "la faute est ailleurs que dans un déficit de connaissances factuelles. Elle se situe dans la seule grande erreur commise par Marx et Engels depuis la découverte des fondements matérialistes de l'évolution historique" -, à savoir l'hypothèse que la défaite de la Révolution de 1848 était seulement provisoire, et que, d'ici quelques années, elle serait suivie d'une nouvelle révolution, mais victorieuse. Or si tout se passait comme ils l'espéraient, poursuit-il, en raison de l'arriération culturelle et de la structure de classes totalement embryonnaire des Slaves autrichiens "sans histoire", on ne pouvait considérer le destin de ces peuples, et en particulier celui des Tchèques coincés entre des territoires allemands, que comme déjà scellé. "Sans aucune germanisation violente, la puissance de communications libérées de leurs entraves, la puissance de la culture moderne apportée par les Allemands ne pouvaient que transformer en Allemands, les petits-bourgeois, paysans et prolétaires tchèques arriérés, à qui leur nationalité atrophiée n'avait rien à offrir." L'histoire, à vrai dire, a suivi un autre chemin. À la place de la révolution radicale espérée, il y eut le développement relativement lent du capitalisme qui, inévitablement, amena les masses populaires des peuples slaves plébéiens dans un antagonisme croissant les opposant à la bourgeoisie allemande devenue désormais réactionnaire et aux aristocraties hongroise et polonaise qui étaient ses alliées. Entre-temps, la structure de classes des Tchèques et des autres Slaves autrichiens a changé du tout au tout. Ils n'étaient plus des "peuples de valets" sans histoire, ils avaient déjà une bourgeoisie, une couche d'intellectuels et un prolétariat à eux, et ont pu pour cette raison précisément s'engager sur la grande route de leur renaissance nationale. Et c'est ainsi qu'en quelques décennies, du fait de l'évolution historique elle-même, le pronostic autrefois justifié de Engels a été privé de tout fondement.
On peut sûrement faire beaucoup d'objections fondées à son analyse, nous qui maintenant voyons la chose avec de tout autres yeux qu'en 1896. Mais on ne niera pas que pour l'époque et pour le niveau d'alors de la science sociologique, cette analyse représentait une certaine performance et qu'elle était totalement portée par l'esprit de la méthode de Marx. (On ne trouvera en tout cas dans la littérature marxiste ultérieure aucun exposé du problème qui soit meilleur que celui de Kautsky). Les invectives mal dégrossies et incohérentes de Staline sont, de ce fait, totalement déplacées et grossièrement dilettantes !
Passons – mais si l'interprétation historique que Kautsky fait des manières de voir de Marx et Engels, contenait pourtant un grain de chauvinisme ? si un certain motif "subconscient", une envie de germanisation, s'y dessinait pourtant ? Oui, que devrions-nous dire alors de Engels et Marx eux-mêmes, qui, dans la "Nouvelle Gazette Rhénane" et dans le "New York Tribune", n'interprétaient pas les opinions de quelqu'un d'autre, mais défendaient les leurs, qui revenaient à une assimilation des Slaves autrichiens qui leur paraissait inévitable ? L'un et l'autre, en tout cas, pensaient que dans la situation qui était la leur, "la puissance de communications libérées de leurs entraves, la puissance de la culture moderne apportée par les Allemands" auraient dû transformer "en Allemands, les petits-bourgeois, paysans et prolétaires tchèques arriérés" ! Faut-il donc considérer finalement aussi Marx et Engels comme des "social-chauvins allemands devenus enragés" ? 426 Si la réponse est non, pourquoi ce qu'on leur pardonne devrait-il être compté à crime à Kautsky ? Ce qui vaut pour les uns vaut pour les autres, n'est-ce pas ? Cependant, le meilleur morceau de ce que Staline s'est permis au 16ème congrès, est certainement sa référence aux conférences tenues à "l'Université des Peuples d'Orient", en 1925, au cours desquelles il aurait prétendument déjà "combattu" la préface de Kautsky de janvier 1896. Qu'en est-il en réalité ? Ci-dessous les propos de Staline en personne :
"On dit (c'est ce que fait p. ex. 427 Kautsky) qu'à l'époque du socialisme se formera une langue universelle pour toute l'humanité et que toutes les autres langues s'éteindront. - Je (répond Staline) ne crois guère à cette théorie d'une langue unifiée englobant le monde entier. En tout cas, l'expérience ne plaide pas pour, mais contre ce genre de théorie. La révolution socialiste n'a pas diminué, mais multiplié le nombre des langues, cela a toujours (?) été ainsi jusqu'ici 428, car elle secoue les tréfonds de l'humanité, les amène sur la scène politique et éveille à une nouvelle vie toute une série de nouvelles nationalités totalement inconnues ou peu connues auparavant. Qui aurait pensé 429 que la vieille Russie tsariste ne comprenait pas moins de cinquante nationalités ou groupes ethnographiques ? La Révolution d'octobre a brisé les chaînes anciennes et amené sur scène une série de peuples et de peuplades oubliées, les a éveillées à une nouvelle vie et à un nouveau développement. 430"
On le voit : ici, Staline adopte vis-à-vis de Kautsky un ton substantiellement plus modéré qu'au congrès de 1930. Rien d'étonnant – il polémique ici non pas contre la préface de 1896, mais contre de tout autres opinions avancées par Kautsky, lesquelles cependant font depuis toujours partie de l'arsenal de la doctrine bolchevik. Il est exact que Kautsky a parlé à plusieurs reprises (comme Marx et Engels avant lui) de la probabilité d'une fusion des peuples dans un avenir lointain du socialisme 431. Mais – et c'est là que l'affaire commence à devenir délicate – cette idée a été mise en avant beaucoup plus fréquemment et plus énergiquement encore par Lénine! Outre le passage du "gauchisme, maladie infantile du communisme" cité par Staline au congrès de 1930, voici encore quelques réflexions de Lénine sur le sujet :
"Est-ce qu'il reste encore quelque chose de concret dans le concept "d'assimilationnisme" – écrit-il en 1912 – "une fois écartées toute violence et toute inégalité ? Absolument ! Ce qui reste, c'est la tendance historique mondiale du capitalisme à l'élimination des barrières nationales, au gommage des différences nationales, à l'assimilation 432 des nations, qui se manifeste de façon de plus en plus forte d'une décennie sur l'autre, et qui est l'une des plus puissantes forces poussant à la transformation du capitalisme en socialisme 433." - Et à un autre endroit : "Le but du socialisme n'est pas seulement l'abolition du morcellement en mini-États et de toute séparation entre les nations, pas seulement le rapprochement des nations, mais leur fusion. Et c'est précisément pour atteindre ce but que nous devons … demander la libération des nations opprimées. De la même façon que l'humanité ne peut parvenir à la suppression des classes qu'en passant par la période transitoire de la dictature de la classe opprimée, elle ne peut parvenir à l'inévitable fusion des nations qu'en passant par la période transitoire de l'affranchissement total, c'est-à-dire de la liberté de se séparer de toutes les nations opprimées. 434"
La chose est claire : sur cette question (de l'extinction des différences nationales dans la société socialiste), Kautsky et Lénine sont parfaitement d'accord. L'un et l'autre constatent le caractère "assimilateur" du développement moderne, l'un et l'autre saluent la "fusion des peuples" (volontaire, pas contrainte!), l'un et l'autre considèrent que c'est le but du socialisme. À la différence près, que Lénine, révolutionnaire radical, met encore beaucoup plus d'énergie que Kautsky dans la défense de ce point de vue. Staline savait bien sûr très bien tout cela, et sa conférence de 1925 était au fond une polémique cachée dirigée contre Lénine. Raison qui explique son "p. ex.", et qui lui fait nommer alors Kautsky pour ne pas avoir à nommer "par exemple" Lénine !
Mais – remarquera le lecteur – Staline s'est prononcé en 1930 lui-même pour la théorie léninienne de la "fusion des peuples", alors que, cinq ans plus tôt, il avait carrément nié la justesse de cette théorie (restée contestée dans le camp socialiste). N'est-ce pas une contradiction ?
Certes, et c'est bien ainsi que le comprirent quelques participants au congrès de 1930, qui osèrent même (ah ! Que ces temps étaient encore libéraux!) attirer l'attention du dictateur sur cette contradiction dans une question écrite :
Cette question, dont nous extrayons le libellé des "conclusions" de Staline qui les commente à son tour avec des remarques mises entre parenthèses), disait : "En 1925, vous vous êtes opposé à la théorie (de Kautsky – Staline) de l'extinction des langues nationales et de la création d'une langue commune dans la période du socialisme (dans un seul pays – Staline), mais aujourd'hui … vous déclarez que les communistes sont des partisans de la fusion des cultures nationales et des langues nationales dans une culture commune avec une langue commune (dans la période de la victoire du socialisme à l'échelle mondiale – Staline). N'y a-t-il pas là une obscurité ?
"Je crois" – répondit Staline – "qu'il n'y a ici ni obscurité ni contradiction. En ce qui concerne la perspective plus lointaine des cultures et des langues nationales, j'ai toujours (!) défendu le point de vue de Lénine, et je continue à le faire, celui selon lequel, dans la période du socialisme à l'échelle mondiale, quand le socialisme sera déjà devenu fort et fera partie de la vie quotidienne, les langues nationales se fondront inévitablement en une seule langue unifiée … Les rédacteurs de la question … n'ont pas compris que le problème de l'extinction des langues nationales et de leur fusion dans une langue commune n'est pas une question qui se pose à l'intérieur des frontières d'un État, mais une question liée à la victoire du socialisme à l'échelle internationale. 435"
La mauvaise foi de Staline est ici patente. Cela ne posait bien sûr aucun problème qu'en pragmatique invétéré, il n'accorde en 1925 aucun crédit à la thèse marxiste traditionnelle de la "fusion des peuples dans le socialisme". (Finalement, tout le monde a droit d'avoir sa propre opinion, et ce trait de Staline serait plutôt sympathique.) Ce qui ne va pas, c'est l'astuce dont il se sert, la pirouette à laquelle il recourt en avançant que sa critique de l'époque ne concernait pas la fusion des peuples "après la victoire du socialisme à l'échelle mondiale", mais seulement "après "la victoire du socialisme dans un seul pays". Car, d'abord, avec la meilleure volonté du monde, il est impossible de réinterpréter sa conférence à "l'Université des peuples d'orient" dans ce sens. Et ensuite, il n'est jamais venu à l'esprit ni de Kautsky, ni de Lénine, de poser la question sous cette forme absurde. Ils soulignaient bien plutôt que la "fusion des peuples" ne pourrait se produire qu'après une très longue période, peut-être seulement au bout de plusieurs siècles. Il fallait donc une absence de scrupules (et une ignorance) toute particulière pour alléguer, comme preuve du contraire, la vieille préface de Kautsky de 1896, qui traitait de la révolution bourgeoise allemande de 1848/49, et pour accuser à ce titre Kautsky de social-chauvinisme allemand 436. (D'autant plus que dans ce cas, ce sont surtout Marx et Engels qui devraient apparaître comme des chauvins endurcis!) L'excursion théorique de Staline témoigne donc d'une telle balourdise qu'on est gêné d'avoir à s'en mêler. Trois ans auparavant, lui-même n'aurait certainement jamais osé servir de pareilles sottises à un congrès du parti – il n'aurait recueilli que des rires moqueurs … Mais manifestement, le fier parti de Lénine était en 1930 déjà si avachi et si brisé qu'il ne pouvait faire autrement que d'avaler même les rodomontades du "grand théoricien des nationalités" Staline ...
Notes
• Cette contribution a été également écrite dès la fin de l'année 1947.
419 "Le marxisme et la question nationale"
420 Cf. "Le gauchisme, maladie infantile du communisme" (Lénine): "Aussi longtemps qu'il y a des différences nationales et étatiques entre les peuples et les pays – et ces différences se maintiendront encore très, très longtemps, même après l'instauration de la dictature du prolétariat à l'échelle mondiale -, l'unité de la tactique internationale du mouvement ouvrier communiste de tous les pays exige, non pas l'élimination de la diversité, non pas l'anéantissement des différences nationales (ce serait un rêve absurde en ce moment), mais une application des principes fondamentaux du communisme de telle nature…, qu'elle modifierait correctement dans des détails ces principes, et les adapterait correctement aux différences nationales et à celles des États nationaux."
421 Nous prions le lecteur de retenir cette opposition entre Kautsky "ci-devant marxiste" et Kautsky "réformiste d'aujourd'hui".
422 Quinze ans plus tard, beaucoup de ces peuples (les Tatars de Crimée, les Balkars, les Ingouches, les Kalmuks, les Karatchaïs, les Tchétchènes, etc.) ont été "déplacés" de la plus cruelle des manières et … décimés par le même Staline !
423 Du reste, ces "déviationnistes" développaient déjà alors des points de vue fort sympathiques : "Chez nous, en Ukraine," dit à ce même 16ème congrès le communiste russo-ukrainien Postychev (liquidé plus tard), "il existe chez une partie des spécialistes, et sous leur influence, chez certains communistes, en particulier des étudiants, la position suivante : ou bien industrialisation, ou bien ukrainisation. Un certain nombre d'entre eux proposent, dans leur quête d'internationalisme, d'introduire dans les écoles" (celles de la république soviétique ukrainienne!) "l'espéranto à la place de l'ukrainien." ("XVIème Congrès du Parti Communiste de l'Union Soviétique, compte-rendu sténographique" [en russe], 1931, p. 108). - Aujourd'hui (1947), les rêves modestes de ces "déviationnistes" sont largement dépassés, Staline imposant aux Ukrainiens et aux autres peuples de l'Union Soviétique (pas sur le papier, certes, mais dans la pratique), au lieu de l'espéranto comme langue "internationale", la langue "internationale" russe … Du reste, l'opposition des années 1926 et 1927 a beaucoup souffert de ce que quelques-uns de ses membres éminents se soient prononcés contre l'ukrainisation des emplois publics, des écoles, du théâtre, etc. dans la République soviétique ukrainienne. Nous ne pensons pas seulement à l'essai de G. Zinoviev publié à ce moment-là, mais particulièrement au livre du trotskiste W.Waganian ("O nacionalnoi kulture", Moscou, 1927), dans lequel il reprochait aux communistes d'Ukraine de vouloir imposer à leur peuple "la langue galicienne" (c'est-à-dire la langue des Ukrainiens de Galicie) … Cet argument emprunté au vocabulaire de la réaction tsariste ne pouvait manquer, évidemment, de blesser les communistes se sentant ukrainiens et de les dresser contre l'Opposition.
424 "Rapport politique du CC du PCUS(b). Discours et conclusions du camarade Staline" ("compte-rendu sténographique" déjà cité, p. 104-105). Tous les passages soulignés l'ont été par nous.
425 Que cette étude se soit par la suite révélée féconde, c'est que montre le mieux l'exemple de O. Bauer, dont la brillante analyse de la renaissance des "peuples sans histoire" (dans laquelle il fait provenir cette renaissance du bouleversement de la structure de classes des peuples en question) prend la suite de l'étude de Kautsky et ne fait que la développer.
426 Très instructif est sous ce rapport le livre récemment paru de l'académicien soviétique Trajnin, "Les antagonismes nationaux en Autriche-Hongrie" [en russe], 1947. Trajnin n'ose bien entendu pas accuser ouvertement Marx et Engels de chauvinisme allemand. Il se contente, face aux grands morts, de noter le "rôle barbare et prédateur" que "les Allemands [comme nation[ et les Hongrois [comme nation] ont joué dans la dernière guerre", - alors que, "inversement, les nationalités slaves de l'Europe de l'est et du sud – celles-là précisément auxquelles les rédacteurs de la Nouvelle Gazette Rhénane avaient refusé tout avenir historique – avec l'Union Soviétique à leur tête ... ont sauvé la civilisation de la barbarie fasciste. " Cette façon de lancer "par derrière" une critique nationaliste contre Marx et Engels, est bien dans le style de Staline !
427 Nous attirons l'attention spéciale du lecteur sur ce "p. ex.", car sous cette forme qui n'a l'air de rien se dissimule un contenu important. (Voir plus loin dans le texte).
428 Excusez-moi, combien y a-t-il eu de révolutions socialistes "jusqu'ici" (1925) ?
429 Les ethnologues et linguistes de la Russie d'avant-guerre l'avaient déjà "pensé" !
430 J. Staline, "Problèmes du léninisme", I, 212-213. (Souligné par nous).
431 Ainsi dans son essai "La nationalité moderne". - "Plus les communications internationales se développent, plus se fait sentir le besoin d'un outil de communication international, d'une langue universelle … Cette nécessité va augmenter de plus en plus, à côté des langues universelles, les langues nationales descendront à un rang analogue à celui qu'occupent les dialectes aujourd'hui vis-à-vis de la langue écrite. Les langues nationales seront de plus en plus restreintes à l'usage domestique, et même là, elles prendront le même rôle qu'un vieux meuble de famille qu'on garde par piété filiale, mais qui n'est plus d'une grande utilité pratique. La connaissance des langues qui se parlent dans les grands centres des communications mondiales, Londres, Nex York, Paris, Berlin, se répandra de plus en plus" (il est significatif que Kautsky ne songe pas au russe, qui avait déjà alors [1887] le rang d'une langue mondiale), "et parmi celles-là, il y en aura une qui l'emportera sur les autres. Laquelle, il est pratiquement impossible de le dire aujourd'hui. En tout cas, ce seront des raisons économiques qui lui conféreront la victoire, pas des considérations de nature grammaticale ou musicale." ("Die Neue Zeit", 1887, p. 448). Cf. également le traité de Kautsky de 1917, "L'affranchissement des nations", où on lit : "C'est ainsi que l'idée de culture nationale n'est même pas juste dans le sens où la culture moderne ne serait accessible à chacun que par le truchement de sa langue maternelle, où l'individu serait pieds et poings liés attaché à la nationalité dans laquelle il est né, où il ne pourrait s'élever dans la culture que par elle et avec elle ! Et bien loin que cette élévation différencie les nations et les sépare plus brutalement, elle les rapproche de plus en plus, rabote leurs particularités et facilite leur assimilation, notamment pour les membres de petites nationalités retardataires. Nous avons observé ce processus déjà dans l'État national … La société socialiste, non seulement ne le freinera pas, mais l’accélérera bien plutôt" … Dans "l'État prolétarien", en effet, "chacun donnera la préférence, parmi les langues qui lui sont accessibles, à celle dont l'usage lui permettra d'être au maximum partie prenante et contributeur de la culture moderne … Ainsi, l'assimilation et l'extinction non seulement de bien des îlots linguistiques et de débris de nations isolés, mais aussi de nationalités entières, avanceront bien plus rapidement que maintenant … Ce n'est pas la différenciation, mais l'assimilation des nationalités qui est le but du développement socialiste." ("Die Neue Zeit", 1917, p. 246-249).
432 Souligné par Lénine
433 Lénine, "À propos de la question nationale", tome I, p. 32. On trouve d'ailleurs une position semblable déjà chez le socialiste russe prémarxiste Tkatchev. "Un socialiste", écrit-il dans un de ses articles, "doit soutenir tout ce qui va dans le sens du nivellement et de l'atténuation des particularités nationales …" (La revue russe "Nabat", Genève, 1878, p. 84)
434 Lénine, ibid.
435 Staline, "Problèmes du léninisme", tome II, p. 404-406.
436 Citons encore une fois le passage correspondant de cette conférence : "On dit (c'est ce que fait par exemple Kautsky) qu'à l'époque du socialisme se formera une langue universelle pour toute l'humanité et que toutes les autres langues s'éteindront. Je ne crois guère à cette théorie d'une langue unifiée englobant le monde entier. En tout cas, l'expérience ne plaide pas pour, mais contre ce genre de théorie ..."