1928 |
Ancien militant menchevik, proche de Riazanov, chargé de recherches à l'Institut Marx-Engels, I.I.Roubine publie en 1928 ces "Essais sur la théorie de la valeur" qui se veulent une réhabilitation des analyses économiques de Marx. |
Essais sur la théorie de la valeur de Marx
Introduction
Il existe un rapport conceptuel étroit entre la théorie économique de Marx et sa théorie sociologique, la théorie du matérialisme historique. Hilferding a fait remarquer, il y a des années, que la théorie du matérialisme historique et la théorie de la valeur-travail avaient le même point de départ : le travail comme élément fondamental des sociétés humaines, élément dont le développement détermine en dernière instance la totalité du développement social [1].
L’activité de travail des hommes est dans un perpétuel changement, dont le rythme est tantôt plus rapide, tantôt plus lent, et elle revêt, à des époques historiques différentes, des caractères différents. Le procès de changement et de développement de l’activité de travail des hommes met en jeu des modifications de deux types : il y a tout d’abord des modifications dans les moyens de production et les méthodes techniques par lesquelles l’homme agit sur la nature, en d’autres termes il y a des modifications dans les forces productives de la société ; il y a d’autre part, en relation avec ces modifications, des changements dans toute la structure des rapports de production entre les hommes, entre les participants au procès social de production. Les formations économiques ou les types d’économie (par exemple l’économie esclavagiste antique, l’économie féodale, l’économie capitaliste) diffèrent d’après le caractère des rapports de production entre les hommes. L’économie politique théorique traite d’une formation économique et sociale déterminée : l’économie marchande-capitaliste.
L’économie capitaliste représente une union du procès matériel-technique d’une part, de ses formes sociales, c’est-à-dire de l’ensemble des rapports de production entre les hommes, d’autre part. Les activités concrètes des hommes dans le procès matériel-technique supposent des rapports de production concrets entre eux, et vice versa. Le but final de la science est la compréhension de l’économie capitaliste comme un tout, comme un système spécifique de forces productives et de rapports de production entre les hommes. Mais, pour atteindre ce but final, la science doit tout d’abord séparer, au moyen de l’abstraction, deux aspects différents de l’économie capitaliste : l’aspect technique et l’aspect socio-économique, le procès matériel-technique de production et sa forme sociale, les forces productives matérielles et les rapports sociaux de production. Chacun de ces deux aspects du procès économique est l’objet d’une science distincte. La science de la technologie sociale - encore à l’état embryonnaire - doit prendre pour objet de son analyse les forces productives de la société dans leur interaction avec les rapports de production. De son côté, l’économie politique théorique traite des rapports de production propres à l’économie capitaliste dans leur interaction avec les forces productives de la société. Chacune de ces deux sciences, ne s’occupant que d’un seul aspect du procès de production d’ensemble, présuppose l’autre aspect du procès de production sous la forme d’une prémisse implicite de sa recherche. En d’autres termes, bien que l’économie politique traite des rapports de production, elle présuppose toujours leur liaison indissoluble avec le procès matérieltechnique de production et part toujours, dans sa recherche, d’un niveau concret et d’un procès de changement déterminé des forces productives matérielles.
La théorie du matérialisme historique de Marx et sa théorie économique tournent autour d’un seul et même problème : les relations entre forces productives et rapports de production. L’objet des deux sciences est le même : les changements des rapports de production dans leur dépendance à l’égard du développement des forces productives. Le procès d’ajustement des rapports de production aux modifications des forces productives - procès qui prend la forme d’un accroissement des contradictions entre les rapports de production et les forces productives, puis de cataclysmes sociaux engendrés par ces contradictions -, tel est le thème fondamental du matérialisme historique [2]. L’application de ce cadre méthodologique général à la société marchande-capitaliste nous donne la théorie économique de Marx. Cette théorie analyse les rapports de production de la société capitaliste, le procès de leur modification tel qu’il résulte de la modification des forces productives et les contradictions croissantes qui s’expriment généralement par des crises.
L’économie politique n’analyse pas l’aspect matérieltechnique du procès de production capitaliste, mais sa forme sociale, c’est-à-dire l’ensemble des rapports de production qui constituent la « structure économique » du capitalisme. La technologie de la production (les forces productives) est comprise dans le domaine de recherche de la théorie économique de Marx seulement comme présupposé, comme point de départ, qui n’est pris en considération que dans la mesure où il est indispensable pour l’explication de l’objet réel de l’analyse, c’est-à-dire les rapports de production. La distinction logiquement établie par Marx entre le procès matériel-technique de production et ses formes sociales nous donne la clé de la compréhension de son système économique. Cette distinction définit dans le même temps la méthode de l’économie politique comme science sociale et historique. Dans le chaos varié et diversifié de la vie économique, qui représente une combinaison de rapports sociaux et de méthodes techniques, cette distinction oriente aussi notre attention précisément sur ces rapports sociaux entre les hommes dans le procès de production, sur ces rapports de production auxquels la technologie de la production sert de présupposé ou de base. L’économie politique n’est pas une science des rapports des choses aux choses, comme le pensaient les économistes vulgaires, ni une science des rapports des hommes aux choses, comme l’affirmait la théorie de l’utilité marginale, mais une science des rapports des hommes aux hommes dans le procès de production.
L’économie politique, qui traite des rapports de production entre les hommes dans la société marchandecapitaliste, suppose une forme sociale concrète d’économie, une formation économique concrète de la société. Nous ne pouvons comprendre correctement une seule affirmation du Capital de Marx si nous négligeons le fait que nous étudions des événements qui se déroulent dans une société spécifique. « De même que dans toute science historique ou sociale en général, il ne faut jamais oublier, à propos de la marche des catégories économiques, que le sujet, ici la société bourgeoise moderne, est donné, aussi bien dans la réalité que dans le cerveau, que les catégories expriment donc des formes d’existence, des conditions d’existence déterminées, souvent de simples aspects particuliers de cette société déterminée, de ce sujet […] . Par conséquent, dans l’ emploi de la méthode théorique [de l’économie politique] aussi, il faut que le sujet, la société, reste constamment présent à l’esprit comme donnée première » (« Introduction à la critique de l’économie politique », Contribution, p. 170 et p. 166). Partant d’un présupposé sociologique concret, à savoir la structure sociale concrète d’une économie, l’économie politique doit tout d’abord nous donner les caractéristiques de cette forme sociale d’économie et des rapports de production qui lui sont propres. Marx nous donne ces caractéristiques générales dans sa « théorie du fétichisme de la marchandise », que l’on pourrait appeler, de façon plus appropriée, une théorie générale des rapports de production de l’économie marchande-capitaliste.
Notes
[1] Rudolf Hilferding, « Böhm-Bawerks Marx-Kritik », dans Marx-Studien, t. I, Vienne, 1904 ; récemment réédité par F.Eberlé dans Aspekte der Marxschen Theorie, Suhrkamp Verlag, Francfort, 1973, t. I, p. 130-192. Les citations de ce texte renverront désormais à cette édition.
[2] Nous laissons ici de côté cette partie du matérialisme historique qui traite des lois de développement de l'idéologie.