1921

Source : num�ro 4 du Bulletin communiste (deuxi�me ann�e), 27 janvier 1921.


L'�volution de la question nationale

G.I. Safarov



Format ODT Format Acrobat/PDFT�l�chargement
Cliquer sur le format de contenu d�sir�

I

L'exp�rience de la r�volution n'a pas �t� suffisamment instructive en ce qui concerne la question nationale. Au d�but de la r�volution d'octobre cette question ne s'est pas pos�e aussi concr�tement, ni avec une importance et une acuit� aussi tangibles qu'aujourd'hui. Dans la premi�re ann�e du pouvoir des soviets, le droit des peuples opprim�s � disposer d'eux-m�mes s'est pr�sent� ayant tout comme la liquidation de l'h�ritage colonial de l'ancien Empire de Russie. La Russie tsariste opprimait et asservissait les � allog�nes ï¿½. Le pouvoir des soviets devait leur apporter l'�galit� nationale, jusque et y compris le droit de cr�er un Etat ind�pendant. Les besoins de la lutte avec la contre-r�volution int�rieure firent de cette question un probl�me de premi�re urgence. Gr�ce � la concentration du prol�tariat dans les grandes villes et les r�gions industrielles de la Russie Centrale, gr�ce � la position strat�gique favorable occup�e par ce prol�tariat au cours de l'histoire russe, la prise du pouvoir fut on ne peut plus facile. Mais en m�me temps se trouvait d�termin�e d'avance la route historique de la contre-r�volution russe, bourgeoise et aristocratique, route allant des provinces fronti�res vers le centre. Toute l'histoire pr�c�dente de Russie avait �t� l'histoire de la colonisation russe, et ce fait se marqua du coup lors de la prise du pouvoir par le prol�tariat : il se heurta � la n�cessit� de surmonter l'antagonisme existant entre le centre russe prol�tarien et les provinces fronti�res qui n'�taient ni russes, ni prol�tariennes, entre les villes russes et les campagnes non russes. La cl� de la victoire �tait dans la solution de la question nationale. Mais obtenir cette solution n'�tait pas facile. Il fallait d'abord faire l'�ducation des masses prol�tariennes russes infect�es, dans leurs �l�ments arri�r�s tout au moins, d'un inconscient nationalisme qui les faisait consid�rer les villes russes comme le foyer de la r�volution et les villages non russes comme le foyer de la petite-bourgeoisie, ce qui les portait � appliquer � ces villages les m�thodes d'attaque employ�es contre le capital. Il fallait d'autre part surmonter la m�fiance s�culaire des provinces opprim�es � l'�gard du centre, la m�fiance s�culaire des villages non russes envers les villes et les usines russes. Les cit�s et les usines se sont d�velopp�es et fortifi�es sur les immenses �tendues du monde paysan comme des centres de colonisation russe. Le Bachkir ne le sait que trop, puisque les usines du sud de l'Oural lui ont enlev� toute sa richesse et tout son sol ; le Kirghiz nomade ne le sait que trop, et regarde de travers le chemin de fer Orenbourg, Kazalinsk, Perovsk et Tachkent qui, jadis encore, �taient des nids de scorpions policiers ; le paysan pauvre d'Ukraine le sait aussi trop bien. L'attaque contre le capital, en d�passant les faubourgs de la ville, rencontrait un milieu o� les classes n'�taient pas diff�renci�es. Elle se heurtait � un mur infranchissable de m�fiance nationale. La premi�re attitude des campagnes non russes et opprim�es �tait avant tout le d�sir que les villes russes cessent enfin de commander et laissent les nations opprim�es chercher librement leur voie propre vers le d�veloppement national. Les �l�ments pauvres des nations opprim�es consid�raient le pouvoir des soviets comme une force hostile � leur caract�re national. Les �l�ments ais�s et les nationalistes du milieu intellectuel, devenus l'objet direct des r�quisitions et des confiscations ainsi que de la lutte contre la contre-r�volution, la sp�culation et le sabotage, voyaient dans le pouvoir des soviets une menace directe � leur domination de classe ou � leurs privil�ges de travailleurs intellectuels. Cet �tat d'esprit facilitait naturellement dans une large mesure les projets de la contre-r�volution russe. �cras�e dans la premi�re rencontre d�clar�e, elle s'empara naturellement avec joie des principes de s�paration, de d�centralisation et d'ind�pendance. Koltchak, � Ma�tre Supr�me de la Puissance Russe ï¿½ et Denikine, chef � de la Russie Une et Indivisible ï¿½, sont des figures de la seconde p�riode de la contre-r�volution russe. Avant de vendre sa � Patrie ï¿½ bien-aim�e sur le march� mondial, o� la demande n'�tait pas encore suffisante, la contre-r�volution se livra d'abord � un petit commerce int�rieur, dans les provinces fronti�res de l'ancien Empire de Russie.

L'exp�rience de la guerre civile apprit aux masses laborieuses des nationalit�s opprim�es que la Rada d'Ukraine conduisait � l'Hetman Skoropadski et au g�n�ral allemand Eichhorn, qu'il n'y avait pas loin de l'Alach-Orda1 � Koltchak2, qu'il est bien difficile de distinguer le gouvernement Mussavatiste3 des rois du p�trole anglais. Les masses des prol�taires russes habitant les fronti�res comprirent aussi que sans le paysan moyen il �tait impossible de tenir contre les aristocrates et les g�n�raux, que sans les � allog�nes ï¿½ il �tait impossible de cr�er la puissance mondiale du prol�tariat. Le choc imm�diat de la Russie Sovi�tiste avec l'imp�rialisme international obligea les nations opprim�es � faire front avec le prol�tariat russe contre la dictature imp�rialiste, puisque cette derni�re exclut toute possibilit� de d�mocratie et toute libert� nationale. La guerre civile est chose terrible, mais elle fait traverser aux peuples des �poques enti�res de l'histoire. Au cours de la guerre civile les classes poss�dantes des nationalit�s opprim�es ont montr� aux plus retardataires leur impuissance int�rieure et radicale � se maintenir sur leurs positions d'ind�pendance nationale dans la lutte entre le capital et les soviets.

La conclusion de cette exp�rience �tait claire et indubitable : tous les mouvements nationaux bourgeois, conduits par les classes dirige�mes, ont une tendance naturelle � s'adapter � l'imp�rialisme, � entrer dans le syst�me imp�rialiste des grandes puissances, des Etats-tampons et des colonies. La tendance naturelle, d'abord inconsciente, de tous les mouvements nationaux r�volutionnaires, c'est au contraire de s'appuyer sur l'organisation gouvernementale et r�volutionnaire du prol�tariat des pays plus avanc�s, afin d'obtenir par cette voie la libert� de d�velopper leur nationalit� dans le syst�me de l'�conomie socialiste mondiale en voie de construction. La structure de la F�d�ration des soviets de Russie, les d�cisions du Congr�s des Peuples de l'Orient, l'alliance de fait des mouvements r�volutionnaires orientaux avec le prol�tariat r�volutionnaire europ�en, en sont la preuve.

Trois ans de pouvoir des soviets ont pos� la question nationale � l'�chelle mondiale comme une question de lutte de classe.

II

On peut dire avec plein droit que le pouvoir des soviets est la formule alg�brique de la r�volution. Le deuxi�me Congr�s de l'Internationale Communiste l'a reconnu en disant que Les peuples retardataires, avec l'aide du prol�tariat des pays plus avanc�s, et gr�ce � la constitution de soviets, peuvent sauter le stade du capitalisme pour aborder imm�diatement la pr�paration du communisme. Ce n'est pas une justification � l'usage des � colonisateurs socialistes ï¿½, qui proclament toutes les particularit�s nationales un pr�jug� contre-r�volutionnaire et ne reconnaissent que les pr�jug�s nationaux des nations dominantes. Nos colonisateurs russes ne se diff�rencient en rien des socialistes bourgeois de l'Internationale Jaune. Les combattre, c'est combattre l'influence bourgeoise sur le prol�tariat, bourgeoise, si radicales que soient les formes dans lesquelles elle se manifeste. Si on transporte telle quelle la r�volution Communiste dans les pays retardaires, on ne peut obtenir qu'un seul r�sultat, � savoir d'unir les masses exploit�es avec les exploiteurs dans une lutte commune pour la libert� du d�veloppement national. Dans ces pays toutes les nationalisations et socialisations ont � peu pr�s autant de fondement que pourrait avoir la nationalisation de l'exploitation minuscule du petit paysan ou celle des al�nes de savetiers. Mais les soviets sont la forme de l'organisation de classe qui permet de passer plus facilement au communisme en partant des �chelons les plus bas du d�veloppement historique. Le Kirghiz semi-prol�taire, le Bachkir pauvre, le paysan arm�nien, ont chacun dans leur pays des classes riches. Ces riches leur enl�vent le droit de disposer librement de leur travail, ils les asservissent en qualit� de serfs agricoles, ils les privent des produits de leur peine, dont ils s'emparent comme d'un b�n�fice d'usurier, ils les tiennent dans l'ignorance, ils gardent pour eux une sorte de monopole sur la culture nationale, soutenus en cela par les Mullahs, les Ichans4 et les Ul�mas. Pour les travailleurs des pays arri�r�s, la d�mocratie bourgeoise ne peut repr�senter rien d'autre qu'un renforcement de la domination traditionnelle de cette demi-f�odalit�, demi-bourgeoise. La courte exp�rience de � l'autonomie de Kokand ï¿½5, qui avait plus de partisans parmi les policiers russes que parmi les pauvres musulmans, l'exp�rience de l'Alach-Orda, l'exp�rience de la domination Mussavatiste dans l'Azerbeidjan et de la domination Dachnak en Arm�nie, l'exp�rience r�cente du gouvernement pseudo-nationaliste des marchands de T�h�ran instruits dans les pays imp�rialistes d'Europe, en t�moignent avec une enti�re clart�. Six ann�es de grands bouleversements, 1914 � 1920, ont apport� de lourdes �preuves aux travailleurs des pays arri�r�s. Les Kirghizes qui furent mobilis�s en 1916 pour creuser des tranch�es, ne r�ussissent pas encore aujourd'hui � r�cup�rer leurs terres jadis donn�es par le tsarisme aux paysans riches de Russie. Le nom de Koltchak est bien connu aussi aux anciens allog�nes. La crise �conomique, l'absence de farine et de tissus a sensiblement alourdi l'asservissement de la classe pauvre chez les Kirghizes, en Bachkirie, au Turkestan, etc... Le manque de terre, loin de s'att�nuer, n'a fait que cro�tre, parce que que la disette grandissait, et que les nomades �taient oblig�s de devenir s�dentaires. Dans les pays de l'Orient plac�s entre la vie et la mort, gr�ce au joug de l'imp�rialisme anglais, la crise d�barrassa le march� des produits europ�ens, mais elle augmenta en m�me temps les app�tits des g�n�raux occidentaux, des aventuriers et des usuriers nationaux. Contre tous ces maux, le seul rem�de, ce sont les soviets de travailleurs, qui en groupant les exploit�s doivent mettre fin � l'in�galit� des classes, rendre le sol aux pauvres, d�barrasser l'artisan des interm�diaires usuriers, affranchir les travailleurs des corv�es et des imp�ts, entreprendre l'instruction des masses et l'am�lioration radicale de leur situation d'existence, tout cela aux frais de l'Etat. Tout ce programme ne porte aucun caract�re communiste. C'est seulement apr�s sa r�alisation que pourra commencer la pr�paration communiste parmi les peuples arri�r�s. Ici comme partout il nous faut terminer ce que n'a pas termin�, et ce qu'�tait incapable de terminer le capitalisme. La r�volution communiste au cours de toute son histoire doit lutter contre les exploiteurs de toutes les p�riodes historiques et de toutes les cat�gories et les soviets sont pour elle l'arme principale, la forme universelle de cette lutte.

III

Le pouvoir des soviets est devenu la forme par laquelle se manifeste le droit des peuples opprim�s � disposer d'eux-m�mes. L'organisation sovi�tiste des peuples opprim�s, au point de vue national, comme au point de vue politique, se heurte � une s�rie d'obstacles pratiques, d�coulant de l'in�galit� des classes et des injustices traditionnelles.

Les �normes espaces, peupl�s par les nationalit�s pr�c�demment opprim�es par le tsarisme, se trouvent � grande distance des voies ferr�es. Exemple caract�ristique, la ligne du Semir�tch�6, impossible � construire, bien que l'�loignement de cette r�gion par rapport au Turkestan proprement dit permette aux gros paysans russes de conserver une existence autonome. Les nomades craignent la ville, parce qu'ils voient en elle un ancien nid de policiers.

Il n'existe pas de caract�res d'imprimerie musulmane, parce que l'imprimerie �tait le privil�ge de la nation dominante.

Il n'y a pas de lettr�s dans la langue indig�ne ; au Turkestan les cantons sont oblig�s de s'emprunter l'un � l'autre des secr�taires pour leurs comit�s ex�cutifs.

Il n'y a pas de sp�cialiste pour le travail intellectuel et les intellectuels se comptent seulement par dizaines. Il n'y a pas de gens qui puissent enseigner � lire et � �crire. Cet �t� nous avons form� au Turkestan un millier de ma�tres d'�cole musulmans, mais rien que pour les �coles d�j� existantes, il nous en manque environ 1 500.

Quant aux sp�cialistes russes, dans les provinces coloniales, nous ne pouvons les employer qu'avec les plus grandes pr�cautions, car ils ont tous �t� plus ou moins les agents du joug et du pillage colonial. Leur sabotage proprement russe, qu'ils d�corent de scrupules bureaucratiques et de r�f�rences aux d�crets, porte un caract�re criminellement syst�matique.

Enfin � l'internationalisme ï¿½ blanc-russien n'est pas encore compl�tement d�racin� dans le Parti Communiste.

L'application de toutes les mesures rencontre des obstacles dans l'absence d'ab�c�daires, de lettr�s, de sp�cialistes indig�nes, etc.

Le Parti Communiste doit se rendre nettement compte de ces faits. Il faut d�clarer que l'autonomie sovi�tiste des nationalit�s opprim�es est une t�che urgente pour le Parti Communiste et le pouvoir des soviets. Il faut concentrer sur ce probl�me l'attention des masses laborieuses de l'avant-garde du prol�tariat et de tout l'appareil sovi�tiste et communiste, comme nous l'avons fait autrefois � l'�gard du paysan moyen. L'affranchissement de l'Orient o� il y a plus qu'ailleurs d'esclavage national et d'asservissement de classe est aujourd'hui le clou de notre politique internationale et de la politique mondiale du prol�tariat socialiste. C'est l� que nous abordons pratiquement le probl�me de l'organisation de la R�publique Internationale des Soviets et de l'�conomie socialiste mondiale. En trois ans de pouvoir des soviets la question nationale a subi bien des changements. Des formules d�claratives nous sommes pass�s � l'organisation pratique des nationalit�s7. De la lutte militaire avec la contre-r�volution nationale, nous sommes pass�s � l'autonomie sovi�tiste. De la lutte avec la contre-r�volution int�rieure nous sommes pass�s � la politique mondiale. Les conclusions qui s'imposent doivent �tre tir�es par les Commissariats de l'Agriculture et de l'Approvisionnement, le Conseil Sup�rieur d'Economie Nationale et tous autres organes comp�tents, afin qu'un z�le excessif � faire ex�cuter nos mobilisations du travail, nos imp�ts en nature, etc., ne suscite pas une soi-disant � contre-r�volution ï¿½. Tout notre parti doit �tre mobilis� moralement au service de l'affranchissement national des opprim�s.

G. SAFAROV.

Notes

1 Gouvernement provisoire kazakh, dirig� par le parti Alach, entre le 13 d�cembre 1917 et le 26 ao�t 1920.

2 Au moment de l'offensive des troupes de Koltchak sur Samara et Kazan en mars-avril 1919, le gouvernement Alach Orda soutint les soul�vements antisovi�tiques dans les steppes de Tourga�.

3 Mouvement nationaliste az�ri, � la t�te du gouvernement de la R�publique d'Azerba�djan (1918-1920), �tablie sous occupation britannique.

4 Chefs spirituels la�ques dans certains ordres musulmans (derviches).

5 Entre d�cembre 1917 et f�vrier 1918 a �t� �tabli un pouvoir nominalement ind�pendant, soutenu par le Royaume-Uni, sur le territoire de l'ancien Khanat de Kokand, sur les territoires des actuels Ouzb�kistan (est), Tadjikistan et Kirghizstan.

6 Aujourd'hui la r�gion du Jetisou au Kazakhstan.

7 Dans Le bulletin communiste : � l'organisation pratique des nationalistes ï¿½.


Archives LenineArchives Internet des marxistes
Haut de la page Sommaire