Source : Clarté n° 55, 15 mars 1924. Sauts de paragraphe en milieu de phrase fidèles à la présentation originale. |
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J'aime le port pour ses mille lumières mouvantes, pour les écailles de ses eaux bleues ou vertes, qui miroitent, clapotent, frémissent, se mêlent de soleil et d'ombre, — pour l'attente des longs navires aux cheminées obliques qui sont venus, par les routes de toutes les mers, de tous les ports du monde vers mes yeux de passant, — qui partiront demain vers tous les ports du monde, guidés par les sûres clartés des yeux humains.
Massif le roc de Montjuich domine le port : lumière des phares la nuit, menace des canons sur les routes d'émeraude — car la mer est un champ de bataille. Montjuich : le mur de granit qui brise l'effort des vagues — et la porte d'airain qui ferme le port royal
aux vaisseaux d'aventure et de guerre et d'espoir chimérique — qui viendront, plus tard des mers libres du globe et des ports d'Utopie
vers notre vieille Europe, — montés par quels conquistadors ? — Et c'est déjà vers eux que, dressé sur sa colonne de bronze, au-dessus des maisons de la ville, très haut, Cristóbal Colón étend sa main d'appel autoritaire, fraternellement...
— Songe à ceux qui viendront par les mers ! Voici longtemps qu'ils sont en route. Et tu sais leurs souffrances et leurs vouloirs de fer, et leur foi, et leur doute...
Tout au milieu du port un kiosque blanc scintille de soleil : des voiles triangulaires, blanches, larges ailes de mouettes, glissent. Des barques de pêcheurs, aux couleurs bariolées, aux vieilles mâtures telles que celles des felouques, jadis, pendant les guerres des Turcs, s'accrochent dans un coin du bassin. Tout au fond du port, au ras de l'eau, la mince silhouette noire d'un torpilleur — comme un serpent qui guette, immobile. Les minces canons s'allongent vers l'avenir.
Et lentement, triomphalement, en plein soleil, un grand vaisseau blanc — portant les couleurs d'orange et d'or — entre dans le port. Par les mers de calme et d'été, vient-il pas des Iles bienheureuses ?
La Santa-Isabela arrive de Majorque.
Le port est ce soir vaguement tragique. Blocs d'ombre de la montagne écrasant au loin les feux du quai, signaux verts s'espaçant au fond de la nuit, très loin, très loin. Une étoile de rubis s'est allumée, puis s'est éteinte quelque part, tout là-bas, à l'autre bout du port, dans la gare où siffle un train...
Immensité. Les vagues clapotent. De longs reflets de feux tremblent dans les ténèbres et des étincellements soudains. Sur les quais, de bizarres formes noires s'entassent, vaguement animés du passage des veilleurs. Les wagons, les amoncellements des caisses et des sacs, — l'odeur de la mer, l'acre odeur des cordages mouillés, le parfum brutal des oranges qu'on décharge, en tas, sur l'autre quai...
Deux grands six-mâts dressent dans le ciel de nuit — mais constellé, splendidement — leur forêt de mâts décharnés. Ils sont hauts de poupe, ils ont à la proue des figures sculptées qui regardent...
Tous feux éteints — sauf l'œil unique d'une vigie — un vapeur fait songer à quelque monstre immobile, apaisé enfin par la nuit, dans le repos, avant le grand voyage et la bataille. Demain peut-être il s'en ira par l'Océan — avec pour seul guide et seul espoir la certitude d'une pensée d'homme.
Partir, partir ainsi, même dans cette nuit ! Tout est départ, le port frissonne. A l'aventure vers les aubes. Il y a des aubes sur la mer infiniment...
Hors l'emprise des rocs, hors la fascination des brasiers de la ville, — comme s'en vont les vaisseaux toutes forces déployées et pavillons claquants, au cri strident des sirènes
— les vaisseaux qui n'arriveront peut-être pas...
— Noir. furtif. mince, frôlant la vague glauque comme un serpent, ses minces canons braqués sournoisement à l'avenir, sans une lumière, sans un espoir, dans les ténèbres et le silence, un torpilleur glisse vers la mer...
L'herbe roussit dans le fossé. Aux angles des talus des sentinelles paraissent de minute en minute. La baïonnette luit : l'homme infime s'arrête, se retourne, repart, sans que son pas ou sa pensée aient rien troublé dans le silence brûlant.
Voit-il la mer, la ville, le ciel — sait-il la vie ? l'homme infime qui veille, passif, le pas mécanique, seul, muet, — pareil à ces vieux canons braqués sur la ville, dans les embrasures de terre... Son âme ? Nul midi torride ne la réchauffe. Ses yeux ? Nul éblouissement solaire ne les éveille.
L'homme à la baïonnette, ces canons, cette herbe roussie dans les fossés découpant sur la montagne une étoile géante — et cette torridité de soleil sur le roc, et ces voiles de lys, vaporeuses, tombées au loin sur le bleu pur de la mer,
n'était-ce pas alors, identiquement ?... Alors que sous ces murs de roches dressés depuis les premiers temps du monde, derrière les canons, les fossés, et les fines baïonnettes luisantes au soleil, dans quelque casemate, ici même peut-être,
la chair humaine martyrisée saignait, pleurait, hurlait dans le brûlant silence, râlait le soir secouée de hoquets convulsifs... Et des caillots de sang noirci se desséchaient sur les dalles...
Buisson de souffrance, brûlant dans le jour et la nuit confondus ; yeux humains jadis pleins de pensée lucide que seules de bonnes mains de folie fermaient avec douceur — parfois, après quelles agonies ! succions de plaies, brisement des os, torsion des chairs sexuelles,
morsures de fines dents d'acier, frissons aigus, déchirements, — soleil de plomb, chaleur de plomb, plomb de silence, lourdeur de chaînes...
Sans doute, il fallait cela, comme il faut les plaies des mendiants et leur supplication, à la ville de joie, pour que fussent totales ses floraisons de vie... Et pour que fût vivante et brûlante aux cœurs des torturés, la justice.
Quelle inquiétude cette nuit multiplie mes pas d'un bout à l'autre de la ville ?
Les faces grises des maisons, le sommeil des fenêtres éteintes, la solitude des lanternes, les pas de ceux qui viennent et s'en vont suivant, par la nuit éternelle, des chemins momentanés, — les images qui se lèvent devant mes yeux. — se lèvent, s'abolissent, mais perdurent dans mes yeux...
Qu'est-ce donc que je cherche ? Qu'est-ce donc que je fuis ? La ville est vaste, tout est seul, l'inquiétude de mes pas se perd en des lacs de silence.
J'ai vu sous des arcs électriques — songez aux lustres de vos fêtes ! — danser de sveltes courtisanes du roi Misère. Lèvres peintes. Sous les yeux, cendre des fards et des fatigues. Et leur danse imitait l'amour. Elles étaient sveltes comme des fleurs, drapées dans leurs châles de couleur...
Aube.
J'ai rencontré des camarades. L'émeute au cœur et les mains prêtes, ils achevaient leur veillée d'armes, rêveurs dans la ville d'attente, endormie... Sonores les voix, comme les pas. J'entends encore ta voix chantante, Antonio ! qui me disait : « Camarade, combien de nous tomberont demain ? » Ton mâle visage aux doux yeux noirs était si clair !
Et j'ai cru voir — soudainement — l'horizon large s'empourprer de lueurs d'incendie
devant nos fronts virilisés.
Barcelone, 1917.
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