Source : numéro 23 du
Bulletin communiste (troisième année), 1er juin 1922, signé R.
Albert. |
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Qu'est-ce que le socialisme ? Les plus hypocrites de ses serviteurs n'en donneront pas d'autre définition que celle-ci ou à peu près :
Le socialisme est une doctrine de lutte de classes, tendant à l'émancipation du prolétariat, c'est-à-dire à l'abolition de la propriété privée des moyens de production...
Lutte des classes, défense du travail et du travailleur, lutte contre la propriété privée, lutte contre l'ennemi de classe — le Riche, l'Exploiteur, l'Oppresseur, propagande d'un idéal social d'organisation rationnelle, de solidarité, de liberté, telle ne fut-elle toujours la tâche du socialiste ?
Quelle dérision de se le rappeler quand on lit, dans une de ces feuilles « socialistes » qui, depuis de longues années déjà prostituent le socialisme à toutes les turpitudes de l'ordre bourgeois que « le citoyen Vandervelde est parti pour la Russie où il doit participer à la défense des socialistes révolutionnaires » — « Citoyen » — « Socialiste » — « parti ouvrier » — « socialiste révolutionnaire »... Mais les mots ne signifient donc plus rien ? Mais n'est-ce pas un comble d'impudence que de les employer ainsi à désigner précisément le contraire de ce qu'ils doivent désigner ? Si nous ne savions pas que cet odieux confusionnisme est consciemment entretenu pour diviser et tromper les travailleurs, par les classes dirigeantes, nous désespérerions de l'intelligence humaine...
Qu'est-ce que l'avocat-ministre Vandervelde, leader d'un « parti ouvrier », a jamais eu de commun avec la classe ouvrière ? La connaît-il autrement que pour l'avoir vue du haut de sa tribune d'orateur, à travers les vitres biseautées de sa limousine, — et quelquefois au cours de ses excursions dans les puits de mines où le mineur crache tous les jours ses poumons, mais où le citoyen-député n'avait garde de se noircir les mains ? Qu'est-ce que les « socialistes révolutionnaires de Russie » qui, pendant cinq années ont fait l'impossible pour égorger une révolution ouvrière, peuvent bien avoir de commun avec le... socialisme révolutionnaire ?
Mais revenons au citoyen Vandervelde.
Il parla bien, jadis du marxisme et de la libération du travail. Il dénonça la folie abominable des guerres capitalistes. Il s'indigna contre la colonisation, aspect particulièrement hideux de l'exploitation de l'homme par l'homme. Les mineurs du Borinage et les métallurgistes de Seraing sentirent qu'il leur apportait la vérité, le crurent, l'élurent, s'en firent un chef, sans se douter — parce qu'ils sont sincères, eux, et ne savent pas qu'on peut avoir plusieurs visages, et bien des discours dans son sac — que ce rhéteur, complètement étranger à leur classe, à leur dur travail, à leurs convictions, à tout ce qui est ouvrier, ferait tout doucement du socialisme le contraire du socialisme, — exactement.
Quand se posa pour la Belgique la question de l'annexion du Congo, M. Vandervelde, pour la première fois, se révéla vraiment homme d'Etat. De quel Etat ? De celui, naturellement, sur lequel règne le roi des Belges. Qu'allait-on faire de l'Etat libre du Congo, immense pays vierge au centre de l'Afrique, où peinent 17 millions de nègres ? Le Parti Ouvrier se le demanda. Et l'idée ne vint à personne que l'esclavage des millions de sauvages des colonies sert à river les chaînes des prolétariats européens ; que le socialisme qui veut la fin de tous les esclavages, ne peut être qu'avec les nègres contre le négrier ; qu'il doit dire son mot catégorique sur la colonisation, en attendant d'agir en libérateur des peuples primitifs sans la libération desquels les peuples travailleurs des pays dits — bien à tort d'ailleurs ! — civilisés ne se libéreront jamais... Le monde « socialiste » ne s'est souvenu de ces axiomes que depuis la révolution russe. A l'époque, le citoyen Vandervelde se fit l'éloquent avocat de l'annexion du Congo. On savait pourtant le terrible contenu de souffrance et de boue de ces trois petits mots. Le prix véritable du caoutchouc sanglant sur lequel s'édifiaient des fortunes était connu. On savait les méthodes de colonisation du capitalisme belge : les mains coupées des esclaves indociles, les villages brûlés, la guerre civilisatrice des mitrailleuses, aux flèches et aux gourdins... M. Vandervelde prouva qu'en somme tout cela était bien et qu'il fallait continuer.
Dès ce moment, le ministre de la Guerre perçait en lui, à peu près complet. Mais cette dernière métamorphose du socialiste Vandervelde fut complète, parfaite comme une apothéose. Ministre d'un roi catholique, membre d'un gouvernement de coalition bourgeoise, pourquoi ? Pour servir dans le duel des deux impérialismes capitalistes la cause de l'un. Pour défendre contre le colonisateur allemand le Congo belge et conquérir à l'Angleterre le Kameroun. Pour, finalement, balkaniser l'Europe orientale et centrale, morcelée en petits Etats rapaces, ruinés, sans avenir, vassaux d'un impérialisme militaire français, successeur légitime de l'impérialisme germanique. Pour substituer la poudre sèche de Poincaré à la poudre sèche de Guillaume. Tel était le but, tel est le résultat. Le citoyen Vandervelde, au nom de son Parti « ouvrier » et « socialiste » a contribué de son mieux, à la poursuite de ces fins... A quel prix ! Les pauvres diables d'ouvriers et de paysans de son pays et de son parti le savent (quand ils ne dorment pas, entre Ypres et Furnes, écrabouillés dans le sable des dunes sous de petites croix de bois). Ils n'ont pas oublié les années de tranchées, ni les conseils de guerre qui, derrière la tranchée, maintenaient le moral de l'armée en inspirant au soldat l'envie patriotique de « se sauver en avant » jusqu'à la mort... Le citoyen ministre Vandervelde approuvait.
Vint l'armistice, troisième étape dans sa brillante carrière. La Belgique évacuée par les troupes allemandes, hérissée des ruines de Louvain, d'Ypres et de Charleroi, rationnée, brimée par des gouverneurs militaires ennemis, vit rentrer son roi, ses ministres, son armée nationale, ses propres gouverneurs militaires et s'aperçut tout de suite que rien n'était changé, du moins pour le mieux. L'ère des représailles s'ouvrit contre les germanophiles, contre les activistes, contre les pauvres qui, ne comprenant pas grand'chose aux querelles des puissants, s'étaient adaptés à l'invasion... M. Vamdervelde, ministre de la Justice, présida au travail des tribunaux. Jamais les tribunaux ne travaillèrent tant, jamais M. le Ministre n'eut plus de soucis. On arrêtait, on arrêtait ! Une vague de délation et de répression déferlait. Un émigré flamand nous relatait dernièrement quelques condamnations imbéciles ou odieuses. Il paraît que les peines de mort prononcées ne furent pas appliquées. La coutume belge, en effet, croit plus humain (ou d'une férocité plus raffinée : nous ne savons pas quel est son point de vue) d'enfermer un homme dans une cellule à perpétuité que de lui loger une balle dans la tête. Combien y a-t-il de ces enfermés dans les prisons du royaume ? M. Vandervelde est-il tout à fait certain que ces condamnés soient plus « coupables », ou moins intéressants que les socialistes de contre-révolution qu'il va défendre ?
La paix enfin fut signée et M. Vandervelde la signa à Versailles. Celle paix, d'ailleurs, était une condamnation. Elle condamnait l'Europe à la guerre latente — en attendant la prochaine grande déflagration. Elle condamnait à la mort de faim, a bref délai, Vienne et tout un pays de l'Europe centrale. A plus longue échéance elle condamnait l'Allemagne à la ruine et à la famine. On le voit maintenant. Elle condamne à une misère sans issue le prolétariat allemand. Est-ce pour ces raisons que le citoyen Vandervelde, habitué à sanctionner des verdicts, lui a voué un si profond attachement ? Mais nous allions oublier un détail. La Belgique, dans les conseils diplomatiques des Alliés, fut solidaire du blocus de la Russie révolutionnaire. Et M. Vandervelde en ce temps-là était ministre. Peut-être gardait-il à la Russie une secrète rancune de n'avoir pas écouté ses éloquents conseils quand il était allé lui prêcher « la guerre jusqu'au bout » pour l'Impérialisme allié ?
M. Vandervelde défendra à Moscou les socialistes de contre-révolution. Nous ne doutons pas qu'il retrouve pour cette cause l'éloquence qu'il a su mettre au service de la colonisation, de la guerre impérialiste — et du traité de Versailles. Mais nous le demandons : cette carrière de leader socialiste est-elle autre chose, du commencement à la fin, qu'un cinglant outrage au socialisme ?
R. ALBERT.
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