1929 |
Traductions, notes et introduction de Pavel Chinsky parues dans la revue Communisme,
n°65-66, 2001, p. 101-115 sous le titre « Le « cadavre
en uniforme », Dernières lettres de G.V. Tchitchérine (1872-1936)
en qualité de Commissaire du Peuple aux Affaires Etrangères
(1929) ». |
Sanatorium Grunevald
(sous peu : Wiesbaden)
22.III.1929
Estimé camarade !
[...] L’allégement de la tension avec la Roumanie est une très bonne chose : ce n’est pas parce que la Roumanie a occupé la Bessarabie1 que nous devons nous punir nous-mêmes et gâter notre propre position mais, bien entendu, nous ne refusons pas un plébiscite en Bessarabie. Nous aurions pu rendre à la Roumanie ses archives (caleçons de ministres, manteaux de fourrure, tableaux, lettres d’amour à Bratianu2, titres) pour son refus d’exiger la restitution de l’or3.
Si au plenum d’août 1927 Zinoviev4 a prononcé la colossale bêtise « L’Allemagne s’est réorientée », cela ne veut pas dire que notre presse doit répéter cette absurdité et détériorer notre position. Les communistes allemands auraient vivement voulu que nos relations avec le gouvernement allemand se gâtent car leur agitation ne donne pas de bons résultats, mais nous ne pouvons tout de même pas abîmer nos relations avec l’Allemagne pour leur faire plaisir, à eux et à Zinoviev.
[...] Dans nos déclarations moscovites, on parle de l’exacerbation d’un danger de guerre entre états capitalistes, et par voie de conséquence d’une attaque contre nous. Qu’est-ce que c’est que ces bêtises, comment peut-on dire des choses pareilles !! La guerre entre états capitalistes nous a permis de conquérir le pouvoir et de nous renforcer, et toute exacerbation des antagonismes Allemagne-Entente, France-Italie, Italie-Yougoslavie, Angleterre-Amérique signifie une consolidation de notre position, une diminution des dangers contre nous.
[...] Je me trouve dans un état d’infinie faiblesse. Je me sens un peu plus alerte entre 1h et 5h et c’est à ce moment que je sors, le reste du temps je reste chez moi dans un isolement et un relâchement complets. Si je lis ou je discute, je perds tout de suite le fil. Lorsque je lis, je dois en permanence revenir en arrière, car mes pensées se perdent. Je ne peux pas même effectuer le plus petit travail. C’est pourquoi la compression du personnel en 1927 a été, pour moi personnellement, un coup très dur, dans la mesure où je me suis retrouvé personnellement avec un fardeau trop lourd à porter. C’est totalement absurde de dire que, soi-disant, je ne donne pas de travail aux autres et que je fais tout moi-même. C’est tout simplement faux. Je suis habitué à notre Commissariat et à ses employés, je sais qui doit faire quoi. Mais tout est allé de travers quand la compression a affaibli le Commissariat. Si les autres Commissariats se retrouvent affaiblis, cela n’a de répercussions que sur nous – nous nous soignerons moins, nous étudierons moins, etc. Mais le travail du NKID ne dépend pas de nous. Nous ne pouvons pas abîmer les appareils des autres États, nous ne pouvons abîmer que nos propres appareils. Je savais ce que faisaient les employés du NKID et je savais quand on ne pouvait plus rien leur demander de plus. C’est pourquoi je suis tombé victime de la compression, mes lourdes manifestations pathologiques ont commencé à se développer rapidement. Les dirigeants des autres Commissariats me disaient que c’était ma faute – je n’avais pas suffisamment défendu le Commissariat. Lorsqu’on vous démolit votre Commissariat, il faut montrer les crocs. Alors que moi, j’ai sombré dans un désespoir sans fin. Au lieu de défendre la cause de mon Commissariat, j’ai vu se développer mes états pathologiques, également alimentés par mes relations avec Litvinov5. [...] Notre direction, se bouchant les yeux et les oreilles, ne prend en considération ni les raisons ni les faits, si bien que, par exemple, on a décidé de liquider tous les traducteurs dans nos établissements en Asie : notre appareil en Asie s’était retrouvé incapable de communiquer !! Et au moment où je quittais Moscou, cette mesure était encore défendue par le RKI6 et ainsi de suite !!! On peut tout attendre, on peut tout craindre si de telles choses sont possibles. [...] Je suis coupé de tout, mais je ne peux pas ne pas lire les journaux, et cette chasse aux employés de l’Etat soviétique me plonge dans de véritables convulsions. Notre Commissariat ne peut supporter le remplacement de bons employés instruits, sûrs, bien adaptés, par des nouveaux, inadaptés, inefficaces. Personnellement, je ne puis supporter cela même en cas de rétablissement maximal.
[...] Mon isolement complet, ma vie d’ermite me préservent des postures critiques entre deux feux – d’un côté les circulaires spartiates de la TsKK, de l’autre – les impérieuses nécessités objectives requises par notre position internationale – « Une simplicité suscitant le respect » – stipule la formule spartiate des camarades Molotov et Ordjonikidzé7 (transplanter Sparte dans l’Europe de XXe siècle). Si la TsKK m’ordonne de me moucher dans la main au beau milieu du salon de Stresemann8, je ne susciterai pas son respect, mais je gâcherai notre position internationale – et même sans mouchage dans la main j’ai suffisamment pu m’assurer au cours de toutes ces années que notre simplicité ou pauvreté suscitent non pas le « respect » mais les moqueries et nuisent à notre crédibilité, commerciale et politique, car c’est avec la bourgeoisie que nous commerçons et c’est la bourgeoisie qui nous accorde des crédits, et non pas les partis communistes. Ou bien n’avons-nous nul besoin du commerce et des crédits ??? Ou bien n’avons-nous nul besoin de développer des liens pour contrecarrer les machinations qui nous menacent ?????? Même mon docteur, qui est la délicatesse même, m’a plaisanté finement et prudemment, en termes appropriés, sur les traits petits-bourgeois de ma vie quotidienne. Qu’il en soit ainsi : un style spartiate petit-bourgeois ??? La maladie me préserve des conséquences nuisibles de cela, et je me rapproche avec bonheur de l’idéal qui émane des circulaires des camarades Molotov et Ordjonikidzé... l’auto-isolement, si bien atteint par les ambassadeurs moscovites du XVIIe siècle, qui, il est vrai, n’avaient pas besoin des crédits de l’Occident pécheur.
Ainsi, dans l’immédiat c’est Wiesbaden. L’espoir principal. Mais tout ceci ne sert à rien si l’on détruit le Commissariat. Qu’ils m’envoient plutôt dès maintenant à la retraite et qu’ils me laissent agoniser en paix quelque part à Tiflis, pour ensuite écrire sur ma pierre tombale : « Tchitchérine, victime des compressions et des épurations. »
Mes angoisses effroyables sont provoquées par nos journaux.
J’écris tout ceci par à-coups à cause de mon état de faiblesse.
J’espère que nos camarades comprendront enfin que mon état est très, très, très grave, que le rétablissement est quelque chose d’extrêmement délicat et de mal garanti.
Salut communiste TCHITCHERINE.
RGASPI 558/2/48/5-7. Copie dactylographiée.
Notes
1 La Bessarabie, entièrement occupée par les Russes depuis le Congrès de Berlin (1878), passa sous domination roumaine en janvier 1918 à la requête d’un conseil national moldave, avant d’être purement et simplement annexée à la Roumanie par le plébiscite de 1920.
2 Ionel Bratianu (1864-1927) dirigea le gouvernement roumain de 1922 à 1926 et en 1927.
3 Il est question de la réserve d’or et des archives roumaines transférées en Russie durant la Première Guerre Mondiale. La question de la Bessarabie et le problème des biens roumains étaient les principaux obstacles à la normalisation des relations soviéto-roumaines dans l’entre-deux-guerres.
4 Le Plenum mixte du Comité Central et de la Commission Centrale de Contrôle évoqué par Tchitchérine constitua l’un des temps forts de la lutte de l’Opposition unifiée (trotskystes et zinoviévistes) contre la direction stalinienne entre le XIVe et le XVe Congrès du Parti. A cette date, Zinoviev avait déjà été remplacé par Boukharine à la tête du Komintern.
5 Dans
sa lettre à Vorochilov
datée du 16 janvier 1928, Tchitchérine écrivait :
« Le
moment où nous prendrons congé l’un de l’autre approche, car
mes rapports avec Litvinov ont atteint le point de non-retour,
cependant que le Politburo tient beaucoup à lui ; il ne me
reste plus qu’à demander ma mutation à un poste subalterne en
province, si cela pouvait me débarrasser de Litvinov. [...] Je n’en
peux plus. Si ce type vous plaît, gardez-le, mais laissez-moi
partir – en Sibérie, aux Solovki – simplement que l’on me
débarrasse de Litvinov. » RGASPI 74/2/45/52.
6 Le RKI, ou Rabkrin, désigne l’Inspection Ouvrière et Paysanne (Rabotchaïa i Krestianskaïa Inspektsia), chargée de contrôler la gestion de l’économie et de l’administration soviétiques. Staline avait dirigé ce Commissariat du Peuple de mars 1919 à avril 1922 et y avait fait ses premières armes de « bureaucrate ». C’est d’ailleurs précisément sur ce terrain que Lénine l’attaqua dans ses derniers articles « Comment devons-nous réorganiser le Rabkrin ? » et « Mieux vaut moins mais mieux », parus dans la Pravda respectivement les 25 janvier et 4 mars 1923.
7 De 1926 à 1930, « Sergo » Ordjonikidzé (1886-1937) était conjointement à la tête de la TsKK et du Rabkrin.
8Gustav Stresemann (1878-1929) dirigea la diplomatie allemande de 1923 à 1929.