1909

1905 fut écrit en 1905-1909 à Vienne et parut pour la première fois à Dresde. Il fut republié en 1922 en Russe, à partir de la traduction allemande et du manuscrit original.


1905

Léon Trotsky

AU SEUIL DE LA CONTRE‑REVOLUTION


“ Pour un mauvais gouvernement, dit Tocqueville, en conservateur clairvoyant, le moment le plus dangereux est ordinairement celui où il commence à se transformer. ” Les événements renforçaient de plus en plus le comte Witte dans cette opinion. Contre lui se dressait la révolution, inexorablement. Contre lui encore il avait la camarilla. L'opposition libérale ne se décidait pas à marcher ouvertement avec lui. L'appareil gouvernemental s'effritait entre ses mains. Lui‑même, enfin, se contredisait, car il n'avait aucune intelligence des événements, aucun plan, et il ne savait que l'intrigue, au lieu d'avoir un programme d'action. Et, tandis qu'il se démenait éperdument, la réaction et la révolution marchaient à la bataille.

“…Les faits, même ceux que l'on peut extraire des dossiers du département de la police – dit une note secrète, rédigée en novembre 1905 par ordre du comte Witte, pour lutter contre “les partisans de Trepov” –, les faits démontrent de la façon la plus évidente que la plus grande partie des graves accusations lancées contre le gouvernement par la société et par le peuple, dans les jours qui ont suivi le manifeste, sont fondées sur des motifs absolument sérieux : les hauts dignitaires du gouvernement ont créé des partis pour “opposer une résistance organisée aux éléments extrémistes” ; des manifestations patriotiques ont été également organisées par le gouvernement qui, en même temps, dispersait les autres démonstrations ; on a tiré sur de paisibles manifestants et l'on a permis à d'autres, sous les yeux de la police et des troupes, de maltraiter certaines personnes et de brûler l'administration d'un zemstvo dans un chef‑lieu de canton ; on n'a pas touché aux fauteurs de pogroms et on a tiré par salves de peloton sur ceux qui se permettaient de se défendre ; consciemment ou inconsciemment (?), on a poussé la foule à la violence par des affiches officielles, que le plus haut représentant du pouvoir gouvernemental a même signées dans une grande ville ; et quand, ensuite, des désordres se sont produits, on n'a pris aucune mesure pour les réprimer. Tout cela s'est passé, en trois ou quatre jours, en divers points de Russie, et ces incidents ont soulevé parmi la population une tempête de colère qui a complètement effacé la première et si heureuse impression qu'on avait eue du manifeste du 17 octobre.

“En outre, la population est arrivée à cette ferme conviction que tous ces pogroms qui ont passé, d'une manière si imprévue, et simultanée pourtant, par toute la Russie, ont été provoqués et dirigés par une seule main, par une main puissante. Et malheureusement la population a des motifs très sérieux de penser ainsi. ”

Lorsque le général gouverneur de Courlande appuyait par un télégramme la résolution adoptée dans un meeting de vingt mille personnes, exigeant la suppression de la loi martiale, lorsque ce gouverneur affirmait en outre que “la loi martiale n'était plus conforme aux nouvelles circonstances”, Trepov lui répondait d'une main sûre : “A votre télégramme du 20 octobre. Votre conclusion, d'après laquelle la loi martiale ne serait plus conforme aux circonstances, n'est pas la mienne. ”

Witte avalait en silence cette belle déclaration d'un homme qui lui était subordonné et qui prétendait que la loi martiale n'était nullement en contradiction avec le manifeste du 17 octobre ; Witte s'efforçait même de persuader la députation ouvrière que “Trepov n'était pas du tout la bête féroce que l'on disait”. Il est vrai que, devant l'indignation générale, Trepov fut obligé d'abandonner son poste. Mais celui qui le remplaça dans le rôle de ministre de l'intérieur, Dournovo, ne valait pas mieux que lui. De plus, Trepov, qui avait été nommé commandant du Palais, avait conservé toute son influence sur la marche des affaires. La conduite de la bureaucratie provinciale dépendait de lui beaucoup plus que de Witte.

“Les partis extrémistes, dit encore la note de Witte que nous venons de citer, ont acquis de la force parce que, dans leur violente critique des actes du gouvernement, ils ont eu trop souvent raison. Ces partis auraient considérablement perdu de leur prestige si les masses, dès la publication du manifeste, avaient vu que le gouvernement était effectivement résolu à marcher dans la nouvelle voie tracée par ce document et qu'il la suivait. Malheureusement c'est le contraire qui s'est produit et les partis extrémistes ont eu encore une fois l'occasion, dont l'importance est presque inappréciable, de s'enorgueillir, car ils ne s'étaient pas trompés, et seuls ils avaient bien jugé la valeur des promesses du gouvernement. ”

En novembre, comme le montre la note, Witte commençait à comprendre cela. Mais il n'avait pas la possibilité de mettre en œuvre ce que lui suggérait son intelligence. La note qu’il avait fait écrire pour le tsar ne fut pas utilisée [1].

A son corps défendant, Witte se laissait désormais traîner à la suite de la contre‑révolution.

Dès le 6 novembre se réunit à Moscou un congrès des zemstvos qui devait définir l'attitude de l'opposition libérale à l'égard du gouvernement. Les esprits hésitaient, indécis, mais penchaient plutôt, sans aucun doute, vers la droite. Il est vrai que des voix radicales se faisaient entendre. On disait que la bureau­cratie était incapable de créer, qu'elle n'était bonne qu'à détruire ; qu'il fallait chercher les forces constructives dans “le puissant mouvement ouvrier qui nous avait donné le manifeste du 17 octobre” ; que l'on n'acceptait pas une constitution octroyée, que l'on n'accepterait celle‑ci que des mains du peuple russe. Roditchev, qui éprouve une prédilection invincible pour le faux style classique, s'écriait : “Ou bien le suffrage universel direct, ou bien il n'y aura pas de Douma ” Mais, d'autre part, on déclarait dans le même congrès “Les désordres agraires, les grèves, tout cela engendre la terreur ; le capital est épouvanté, les personnes fortunées ont pris peur, elles reti­rent leur argent des banques et s'enfuient à l'étranger. ” “On se gausse de ceux qui ont institué des satrapies comme moyens de lutte contre les troubles agraires, s'exclamaient des voix, des voix de propriétaires qui ramenaient les congressistes à un juste sentiment des choses ; mais qu'on nous indique un moyen cons­titutionnel pour remédier à ces désordres ! ” “Mieux vaut accepter n'importe quel compromis que d'aggraver le conflit... ” “Il est temps de s'arrêter, s'écriait encore Goutchkov, qui débutait alors sur l'arène politique ; nous apportons de nos propres mains des fagots au bûcher qui nous brûlera tous. ”

Les premières nouvelles que l'on a de la révolte de la flotte à Sébastopol mettent le courage de l'opposition, dans les zemstvos, à une trop rude épreuve. “Nous ne sommes plus en présence de la révolution, déclare le Nestor du libéralisme, M. Petrounkevitch, nous avons affaire à l'anarchie. ” Sous l'influence directe des événements de Sébastopol, une tendance se fait jour qui préconise un accord immédiat avec le ministère de Witte, et cette tendance l'emporte. Milioukov essaie de retenir le congrès, de prévenir des démarches qui le compromettraient trop. Pour tranquilliser les membres des zemstvos, il leur dit que la révolte de Sébastopol touche à sa fin, que les principaux émeutiers sont arrêtés et que les craintes éprouvées sont évidemment prématurées. En vain. Le congrès décide d’envoyer une députation à Witte pour lui remettre une motion de confiance conditionnelle, sertie dans un certain nombre de phrases d'opposition démocratique.

Pendant ce temps, le conseil des ministres, assisté de quelques “membres influents de la société” choisis dans l'aile droite libérale, examinait la question du système d'élections à adopter pour la Douma d'Etat. Les “personnages influents de la societé”, comme on les appelait, défendaient le suffrage universel comme une triste nécessité. Le comte démontrait les avantages d'un perfectionnement progressif du système génial de Boulyguine. On n'arriva ainsi à aucun résultat et, dès le 21 novembre, le conseil des ministres se passait déjà des services de messieurs les “personnages influents”. Le 22 novembre, la députation des zemstvos, composée de MM. Petrounkevitch, Mouromtsev et Kokochkine, remit au comte Witte la note des zemstvos et, après avoir attendu une réponse pendant sept jours, n'ayant pu l'obtenir, rentra piteusement à Moscou. Elle y fut rattrapée par la réponse du comte, rédigée dans le ton arrogant de la haute bureaucratie. La tâche du conseil des ministres, disait‑il, consistait, d'abord et avant tout, à exécuter la volonté du monarque ; tout ce qui dépassait les limites du manifeste du 17 octobre devait être rejeté ; la sédition ne permettait pas de renoncer à l'emploi de mesures d'exception ; en ce qui concernait les groupes de la société qui ne voulaient pas soutenir le gouvernement, celui‑ci ne voyait d'intérêt qu'à faire sentir à ces groupes les conséquences possibles de keur conduite…

En contraste et pour faire équilibre au congrès des zemstvos qui, malgré toute sa lâcheté et sa débilité, s'était montré pourtant très à gauche par rapport à la tendance réelle des zemstvos et des municipalités, le 24 novembre arriva à Tsarskoïe‑Selo une députation du zemstvo central de Toula. Le chef de la députation, le comte Bobrinsky, dans son discours d'esclave byzantin, déclara, entre autres : “Nous n'avons pas besoin de droits importants, car le pouvoir du tsar, pour notre bien même, doit être fort et réel... Souverain, vous connaîtrez les besoins du peuple non par des cris et des clameurs poussés au hasard, mais, selon la vérité, par la Douma d'Etat à laquelle vous avez donné une existence légale. Nous vous supplions de n'en point différer la convocation. Le peuple s'est déjà fait à l'idée du règlement électoral et compte sur le 6 août... ”

Les événements semblaient se combiner pour accélérer le passage des classes possédantes dans le camp de l'ordre. Au début de novembre, une grève spontanée et inattendue avait éclaté, celle des postes et télégraphes. C'était la réponse donnée par les esclaves de la poste, qui se réveillaient enfin, à une circulaire de Dournovo interdisant aux fonctionnaires de former des syndicats. Le comte Witte reçut du syndicat des postes et télégraphes un ultimatum l'invitant à rapporter la circulaire de Dournovo et à réintégrer les fonctionnaires révoqués comme appartenant à l'organisation. Le 15 novembre, le congrès des postes et télégraphes, qui réunit à Moscou soixante‑treize délégués, décide à l'unanimité d'envoyer sur toutes les lignes ce télégramme : “Witte n'a pas répondu. Faites la grève. ” L'état des esprits était tel qu'en Sibérie la grève commença avant le terme fixé par l'ultimatum. Le lendemain, la grève, largement applaudie par les fonctionnaires progressistes, gagnait toute la Russie.

Witte expliquait, d'un air profond, aux députations que le gouvernement “ne s'était pas attendu” à une semblable péripétie. Les libéraux étaient inquiets du mal que pouvait faire à “la culture” la suspension des communications postales et, fronçant les sourcils, entreprenaient des recherches pour connaître “les limites de la liberté de coalition en Allemagne et en France”. Le soviet des députés ouvriers de Pétersbourg n'hésita pas une minute. Et, bien que la grève des postes et télégraphes n'ait nullement été due à son initiative, il lui apporta, à Pétersbourg, son énergique appui. La caisse du soviet versa 2 000 roubles aux grévistes ; le comité exécutif envoyait à leurs réunions des orateurs, imprimait leurs appels et organisait des patrouilles contre les briseurs de grève. Il est difficile d'apprécier à quel point cette tactique nuisit à “la culture” ; mais il est hors de doute qu'elle acquit au prolétariat les sympathies ardentes des fonctionnaires déshérités. Dès le début de la grève, le congrès des postes et télégraphes avait envoyé au soviet cinq délégués...

La suspension des communications postales, si elle ne nuisit pas beaucoup à la culture, causait en tout cas de graves dommages au commerce. Les marchands et les boursiers, affolés, faisaient la navette entre le comité de grève et le ministère, tantôt suppliant les fonctionnaires de reprendre leur travail, tantôt exigeant des mesures de répression contre les grévistes.

Touchée de plus en plus souvent à l'endroit sensible, le portefeuille, la classe capitaliste penchait de plus en plus vers la réaction. Et d'heure en heure croissait l'impudence réactionnaire des conjurés de Tsarskoïe‑Selo. Si quelque chose retenait encore la réaction dans son élan, c'était la crainte inspirée par la riposte inévitable à laquelle elle s'attendait de la part de la révolution. On le constata avec une merveilleuse évidence lors d'un incident qui se produisit dans la forteresse de Kouchka, en Asie centrale, où le conseil de guerre venait de juger un certain nombre de cheminots. Le fait est tellement remarquable par lui‑même que je vais le raconter en quelques mots.

Le 23 novembre, au plus fort de la grève des postes et télégraphes, le comité du réseau des chemins de fer de Pétersbourg reçut de Kouchka un télégramme faisant savoir que le commandant de la forteresse, l'ingénieur Sokolov, et plusieurs autres fonctionnaires avaient été traduits pour propagande révolutionnaire en cour martiale : le tribunal les avait condamnés à la peine de mort et la sentence devait être exécutée le 23 novembre, à minuit. Le télégraphe, reprenant aussitôt son service, rétablit en quelques heures les communications entre tous les réseaux de chemins de fer. L'armée des cheminots exigeait qu'un ultimatum fût présenté d'urgence au gouvernement. Ce que l'on fit. Après entente avec le comité exécutif du soviet des députés, le comité des cheminots déclara au ministère que si, à huit heures du soir, la sentence de mort n'était pas annulée, tous les chemins de fer cesseraient leur trafic.

L'auteur de ce livre a gardé un vif souvenir de la séance mémorable du comité exécutif, dans laquelle, en attendant la réponse du gouvernement, on élabora un plan d'action. Les regards ne pouvaient se détacher de l'aiguille qui marquait les heures. Les uns après les autres arrivaient les représentants de différentes voies ferrées, annonçant que telle et telle ligne donnait son adhésion par télégraphe à l'ultimatum. Il était clair que, si le gouvernement ne cédait pas, une lutte acharnée devait s'engager... Qu'arriva‑t‑il en effet ? A huit heures cinq – pour sauver son prestige, le gouvernement du tsar n'osa différer la réponse que de trois cents secondes –, le ministre des voies de communication fit savoir d'urgence par télégramme au comité des cheminots que l'exécution de la sentence était différée. Le lendemain, le ministère lui‑même publia la nouvelle de sa capitulation dans une communication gouvernementale. Il avait reçu, disait‑il, “la prière (!) d'annuler la condamnation, accompagnée d'une déclaration disant qu'en cas contraire on aurait l'intention (!) de déclencher la grève”. Le gouvernement affirmait n'avoir reçu aucune information des autorités militaires de l'endroit en question, “ce qui s'expliquait, probablement, par la grève du télégraphe de l'Etat”. En tout cas, “dès réception de l'avis télégraphique”, le ministre de la guerre avait envoyé l'ordre “ de suspendre l'exécution de la sentence, si pareille sentence avait été prononcée, jusqu'à plus ample informé ”. La communication officielle ne dit pas, toutefois, que le ministre de la guerre fut obligé d'envoyer cet ordre par l'intermédiaire du syndicat des cheminots ; car le gouvernement lui‑même ne pouvait utiliser le télégraphe en grève.

Cette belle victoire fut, néanmoins, la dernière de la révolution, qui ne connut ensuite que des défaites. Les organisations révolutionnaires essuyèrent d'abord une fusillade d'avant-postes. Il devint évident que l'on préparait contre elles une attaque forcenée. Dès le 14 novembre, on avait arrêté à Moscou, conformément au règlement “de protection renforcée ” alors en vigueur, le bureau de l'Union des paysans. Vers la même date, on décida à Tsarskoïe‑Selo d'opérer l'arrestation du président du soviet des députés ouvriers de Pétersbourg. Cependant l'administration tardait à exécuter cette résolution. Elle ne se sentait pas encore complètement sûre du terrain, elle tâtonnait, elle hésitait. Le ministre de la justice se déclarait adversaire du complot de Tsarskoïe‑Selo. Il démontrait que le soviet des députés ne pouvait être considéré comme une société secrète, car il agissait ouvertement, annonçait ses séances, imprimait dans les journaux ses comptes rendus et entrait même en rapports avec des personnages de l'administration. “ Cette circonstance, disait alors la presse renseignée sur l'opinion du ministre de la justice, cette circonstance que ni le gouvernement ni l'administration n'ont pris aucune mesure pour briser l'activité de ce groupement, qui tendait pourtant à renverser le régime, que l'administration même a souvent envoyé au local des séances du soviet des patrouilles pour maintenir l'ordre, que le préfet de police de Pétersbourg a lui‑même reçu Khroustalev, président du soviet, sachant bien qui il était et à quel titre il se présentait, tout cela donne aux membres du soviet des députés ouvriers le droit absolu de considérer leur activité comme n'étant point en opposition avec le courant qui domine dans les sphères gouvernementales et comme n'ayant rien, par conséquent, de criminel. ”

Mais, finalement, le ministre de la justice trouva moyen de sortir du doute qu'il éprouvait comme homme de loi et, le 26 novembre, Khroustalev fut arrêté dans le local du comité exécutif.

Disons deux mots sur l'importance de cette arrestation. A la deuxième séance du soviet, le 14 octobre, sur la proposition du représentant de l'organisation social-démocrate, on avait élu président un jeune avocat, Georges Nossar, qui se rendit bientôt très populaire sous le nom de Khroustalev. Il resta président jusqu'au jour de son arrestation, le 26 novembre, et tous les fils de l'organisation et de l'activité pratique du soviet se trouvaient entre ses mains. La presse radicale vulgaire, d'une part, la presse réactionnaire et policière, de l'autre, réussirent en quelques semaines à faire de lui une figure de légende. Jadis, le 9 janvier leur avait semblé le résultat des profondes méditations et du génie démagogique de Georges Gapone ; maintenant, le soviet des députés ouvriers leur apparaissait comme un simple instrument entre les mains de Titan de Georges Nossar. L'erreur, dans le second cas, était encore plus grossière et plus stupide que dans le premier. Bien que le travail fourni par Khroustalev comme président ait été infiniment plus fructueux et plus significatif que l'aventure de Gapone, l'influence personnelle du président du soviet sur la marche et l'issue des événements fut de beaucoup au‑dessous de celle qu'exerça le pope révolté, affilié au département de la police. La personnalité de Khroustalev n'est pas en cause, c'était le mérite de la révolution. De janvier à octobre, elle fit passer le prolétariat par une grande école politique. La formule qui dit : “le héros et la foule”, ne s'adaptait plus à la pratique révolutionnaire des masses ouvrières. La personnalité du chef se fondait dans l'organisation ; et, d'un autre côté, la masse unifiée devenait elle‑même une personnalité politique.

Fertile en trouvailles pratiques, actif, président énergique et capable bien qu'orateur médiocre, nature impulsive, sans passé ni physionomie politiques, Khroustalev convenait mieux que personne au rôle qu'il joua à la fin de 1905. Les masses ouvrières, dont l'état d'esprit était révolutionnaire et dont le sentiment de classe était nettement développé, manquaient cependant, dans leur majorité, de cette détermination que donne l'adhésion à un parti. Ce que nous avons dit plus haut du soviet même peut être appliqué à Khroustalev. Tous les socialistes de carrière appartenaient à des partis ; la candidature d'un homme de parti aurait suscité des difficultés au sein même du soviet dès le moment de sa formation. D'autre part, l'indétermination politique de Khroustalev facilitait au soviet ses relations avec les groupes étrangers au prolétariat, en particulier avec les organisations intellectuelles qui lui accordèrent une aide matérielle considérable. En confiant la présidence à un sans‑parti, la social-démocratie comptait exercer un contrôle politique. Elle ne se trompait pas. Trois ou quatre semaines ne s'étaient pas écoulées que l'accroissement formidable de son influence et de ses forces se traduisait en particulier par l'adhésion publique de Khroustalev à la social‑démocratie (fraction des mencheviks).

Quel résultat le gouvernement pensait‑il obtenir en arrêtant Khroustalev ? Pensait‑il détruire l'organisation en supprimant son président ? Ç'aurait été trop bête, même pour Dournovo. Il est cependant difficile de se représenter nettement les motifs qui poussèrent le gouvernement à cet acte, pour cette raison d'abord que la réaction ne s'en rendait pas bien compte elle-même : les conjurés s'étaient réunis à Tsarskoïe‑Selo pour statuer sur le sort de la révolution, et ils accouchèrent d'une simple mesure de gendarmerie. En tout cas, l'arrestation de son président, dans les conditions où elle se produisait, prenait pour le soviet une importance des plus symptomatiques. Si quelqu'un doutait encore, à cette époque, du véritable caractère de la situation, il devint clair à partir de ce moment, clair comme le jour, qu'il n'y avait plus de retraite possible, ni du côté de la réaction ni de l'autre, que la rencontre décisive était inévitable et que ce n'était plus une question de mois ou de sema


Note

[1] Cette note a été reproduite dans le recueil, bien entendu saisi, intitulé Matériaux pour servir à Phistoire de la contre‑révolution russe, SaintPétersbourg, 1908. (1909)


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