1909 |
1905 fut écrit en 1905-1909 à Vienne et parut pour la première fois à Dresde. Il fut republié en 1922 en Russe, à partir de la traduction allemande et du manuscrit original. |
1905
(Séance du 4 octobre 1906)
Messieurs les juges, messieurs les pairs,
L'objet des débats comme de l'instruction se ramène essentiellement à la question de l'insurrection armée, question qui, pendant les cinquante jours d'existence du soviet des députés ouvriers, ne s'est posée – si étrange que puisse paraître le fait au tribunal spécial – dans aucune des séances du soviet. Dans aucune de nos séances n'a été formulée ni discutée la question d'une insurrection armée ; bien plus, dans aucune de nos séances n'ont été posées ni discutées particulièrement la question de l'Assemblée constituante, de la république démocratique, ni même celle de la grève générale, de sa signification de principe, en tant que méthode de lutte révolutionnaire. Ces questions essentielles qui ont été débattues pendant de longues années, d'abord dans la presse révolutionnaire, puis dans les meetings et les réunions, le soviet des députés ouvriers les a complètement laissées de côté. Je dirai plus loin comment cela s'explique et je caractériserai l'attitude du soviet des députés ouvriers à l'égard de l'insurrection armée. Mais, avant d'aborder cette question essentielle pour le tribunal, je me permettrai d'attirer l'attention de messieurs les juges sur un autre point qui, en comparaison avec le premier, présente un intérêt plus général, quoique moins grave : c'est la question de l'emploi de la violence par le soviet des députés ouvriers. Le soviet se reconnaissait‑il le droit, dans la personne de tel ou tel de ses organes, d'appliquer, en certains cas, la violence, les représailles ? A cette question, formulée en général, je répondrai : Oui ! Je sais aussi bien que le représentant de l'accusation que, dans tout Etat fonctionnant “normalement”, quelle que soit la forme de cet Etat, le monopole de la violence et de la répression appartient au pouvoir gouvernemental. C'est son “droit inaliénable” et il le garde jalousement, veillant bien à ce qu'aucun groupe de particuliers ne le lui enlève. C'est ainsi que l'organisation gouvernementale lutte pour l'existence. Il suffit de se représenter d'une façon concrète la société actuelle, cette coalition compliquée et riche d'intérêts contradictoires, dans un immense pays tel que la Russie, pour comprendre aussitôt que dans le régime social d'aujourd'hui, déchiré par des antagonismes, la répression et les représailles sont inévitables. Nous ne sommes pas des anarchistes, nous sommes des socialistes. Les anarchistes nous appellent des “ étatistes ”, car nous reconnaissons la nécessité historique de l'Etat et, par conséquent, la nécessité historique de la violence gouvernementale. Mais dans les conditions créées par la grève politique générale, dont l'intérêt essentiel est de paralyser le mécanisme gouvernemental dans ces conditions, l'ancien régime qui se survit à lui‑même et contre lequel la grève était dirigée s'est montré absolument incapable d'agir ; le pouvoir gouvernemental n'a pu maintenir l'ordre social, même avec les moyens barbares dont il disposait. Or, la grève jetait de l'usine dans la rue des milliers et des milliers d'ouvriers, les amenant à la vie politique et sociale. Qui pouvait les diriger, qui pouvait instituer dans les rangs la discipline ? Quel organe de l'ancien pouvoir ? La police ? La gendarmerie ? La Sûreté ? Je me demande bien qui, et ne trouve pas de réponse. Personne, sauf le soviet des députés ouvriers, personne ! Le soviet, qui dirigeait ces forces immenses, s'était donné pour tâche de réduire autant que possible les difficultés intérieures, de prévenir tout excès et de limiter au minimum le nombre des victimes que, fatalement, causerait la lutte. Et s'il en est ainsi, dans le conflit politique d'où il sortit, le soviet n'était pas autre chose que l'organe du gouvernement autonome des masses révolutionnaires, l'organe d'un pouvoir. Il commandait les parties au nom de la volonté de l'ensemble. C'était un pouvoir démocratique auquel on se soumettait de bon gré. Mais, dans la mesure où le soviet était le pouvoir organisé de l'immense majorité, il était amené nécessairement à appliquer des procédés de répression à celles des fractions de la masse qui introduisaient l'anarchie dans ses rangs. Opposer à ces éléments sa force, c'était le droit du soviet des députés ouvriers ; il jugeait ainsi des choses ; il se considérait comme un nouveau pouvoir historique, comme l'unique pouvoir au moment de la banqueroute intégrale, morale, politique et technique, de l'ancien gouvernement ; il était l'unique garantie de l'inviolabilité des personnes et de l'ordre social dans le meilleur sens du mot. Les représentants d'un vieux pouvoir qui s'appuie tout entier sur une répression sanglante n'ont pas le droit de s'indigner quand on parle des méthodes de violence du soviet. Le pouvoir historique au nom duquel parle ici le procureur n'est que la violence organisée d'une minorité s'exerçant sur la majorité. Le nouveau pouvoir dont le soviet a été le précurseur est la volonté organisée de la majorité qui rappelle à l'ordre la minorité. En cela est la différence, c'est là qu'apparaît le droit révolutionnaire du soviet à l'existence, droit qui domine tous les doutes juridiques et moraux.
Le soviet s'était reconnu le droit d'appliquer la répression. Mais dans quelles occasions, dans quelle mesure ? Des centaines de témoins sont venus vous le dire. Avant d'appliquer la violence, le soviet avait recours aux paroles d'exhortation. Telle était sa véritable méthode, il en usa infatigablement. Par la propagande révolutionnaire, par la parole, le soviet soulevait et soumettait à son autorité des masses de plus en plus nombreuses. S'il s'est heurté à la résistance de groupes ignorants ou dévoyés du prolétariat, il s'est dit qu'il serait toujours temps de les empêcher de nuire par la force physique. Il a cherché d'autres voies, comme vous l'ont montré les dépositions des témoins. Il a fait appel à la raison des directeurs d'usines, les invitant à arrêter le travail, il a agi sur les ouvriers ignorants par l'intermédiaire de techniciens et d'ingénieurs qui approuvaient la grève générale. Il a envoyé des délégués aux ouvriers pour les engager à “lâcher” le travail ; c'est seulement dans les cas extrêmes qu'il a menacé de violence les briseurs de grève. A‑t‑il même appliqué la violence ? Vous n'en trouverez pas d'exemples, messieurs les juges, dans les dossiers de l'instruction, et il a été impossible, malgré tous les efforts qu'on a faits, d'en découvrir. Si même l'on prend au sérieux les exemples, plutôt comiques que tragiques, de “violence” que l'on a mentionnés devant le tribunal (quelqu'un serait entré dans un appartement en gardant son bonnet sur la tête, un homme en aurait arrêté un autre avec son consentement ... ), que signifie ce “bonnet” qu'on a oublié d'ôter devant les centaines de “têtes” que l'ancien régime ne cesse de faire tomber ? Si l'on y réfléchit, les violences du soviet des députés ouvriers se présenteront alors sous leur véritable jour. Et nous n'avons pas besoin d'autre chose. Notre tâche est de reconstituer les événements de ce temps‑là sous leur véritable aspect et c'est pour accomplir cette tâche que nous autres, accusés, nous accordons une participation active à ce procès.
Je vais poser au tribunal une autre question fort importante : le soviet des députés ouvriers, dans ses actes et ses déclarations, se tenait‑il sur le terrain du droit et, en particulier, sur le terrain du manifeste du 17 octobre ? Quel rapport pouvait exister entre les résolutions prises par le soviet au sujet de l'assemblée constituante et de la république démocratique et le manifeste d'octobre ? C'est une question qui, alors, ne nous intéressait en aucune manière – Je le dis carrément – mais qui prend aujourd'hui une importance énorme pour la justice. Nous avons entendu ici, messieurs les juges, la déposition du témoin Loutchinine qui m'a semblé extrêmement intéressante et, dans quelques‑unes de ses conclusions, fort juste et profonde. Il a dit entre autres choses, que le soviet des députés ouvriers, étant républicain par ses formules, par ses principes, par son idéal politique, réalisait en fait, directement, concrètement, les libertés que le manifeste impérial avait proclamées en principe et contre lesquelles luttaient de toutes leurs forces ceux‑là même qui avaient publié ce manifeste. Oui, messieurs les juges, messieurs les pairs, nous autres, soviet révolutionnaire et prolétarien, nous avons réalisé en fait la liberté de la parole, la liberté des réunions, l'inviolabilité de la personne, tout ce qui avait été promis au peuple sous la pression de la grève d'octobre. Tout au contraire, l'appareil de l'ancien pouvoir n'a semblé se réveiller que pour déchirer les actes où étaient inscrites les conquêtes du peuple. Messieurs les juges, c'est là un fait indubitable, objectivement prouvé, qui, déjà, est entré dans l'histoire. On ne peut le contester parce qu'il est incontestable.
Cependant, on pourra me demander – on demandera peut-être à mes camarades – si nous nous sommes appuyés subjectivement, en notre for intérieur, sur le manifeste du 17 octobre. Nous répondrons alors par un non catégorique. Pourquoi ? Parce que nous pensions en toute certitude – et nous ne nous trompions pas – que le manifeste du 17 octobre ne constituait pas une base de droit, qu'il n'établissait pas un droit nouveau. En effet, un nouveau régime de droit, messieurs les juges, ne s'établit pas, selon nous, par des manifestes ; il y faut la réorganisation réelle de tout l'appareil gouvernemental. Et comme nous nous en tenions à ce point de vue matérialiste, le seul juste, nous pensions avoir le droit de douter des vertus immanentes du manifeste du 17 octobre. Et nous le déclarions ouvertement. Mais notre attitude personnelle, en tant que membres d'un parti, en tant que révolutionnaires, ne définit pas encore, ce me semble, pour le tribunal notre attitude objective, en tant que citoyens de l'Etat, à l'égard du manifeste, considéré comme la base formelle du régime. Car le tribunal, dans la mesure où il représente la justice, doit considérer le manifeste comme une base, ou bien doit cesser d'exister. On sait qu'en Italie, un parti bourgeois républicain parlementaire peut exister conformément à la constitution monarchique du pays. Dans tous les Etats civilisés, on voit l'existence légale, on voit les luttes de partis socialistes qui sont essentiellement républicains. Nous demandons si le manifeste du 17 octobre nous comprend aussi, socialistes‑républicains dans son régime de liberté ? Cette question doit être tranché par le tribunal.
C’est au tribunal de dire si nous avions raison, nous, social-démocrates, quand nous déclarions que le manifeste constitutionnel n'était qu'une suite de promesses qui ne seraient jamais tenues de bon gré ; il dira si nous avions raison de critiquer en révolutionnaires les garanties qu'on nous offrait sur du papier, si nous avions raison d'appeler le peuple à la lutte ouverte pour une liberté véritable et complète. Ou bien, qu'il dise que nous avons eu tort ! Qu'il dise que le manifeste du 17 octobre était une véritable base de droit, sur laquelle nous autres, républicains, nous agissions conformément à la loi, en dépit de notre défiance et de nos intentions. Que le manifeste du 17 octobre nous dise lui‑même par votre sentence : “Vous m'avez nié, mais j'existe pour vous comme pour tout le pays. ”
J'ai déjà dit que le soviet des députés ouvriers, dans ses séances, n'avait pas une seule fois posé la question de l'Assemblée constituante et de la république démocratique. Cependant, son opinion sur ces deux points, comme vous l'avez vu par les discours des témoins ouvriers, était très précisément définie. Et comment en aurait‑il été autrement ? Le soviet n'était pas sorti de rien. Il avait surgi au moment où le prolétariat russe venait de passer par le 9 janvier, par la commission du sénateur Chidlovsky, et en général par la longue, trop longue école de l'absolutisme russe. Revendiquer une assemblée constituante, le suffrage universel, la république démocratique, cela entrait bien avant l'existence du soviet dans les formules essentielles du prolétariat révolutionnaire, avec la journée de huit heures. Voilà pourquoi le soviet n'eut jamais à poser ces questions de principe ; il les inscrivait simplement dans ses résolutions, comme des problèmes résolus une fois pour toutes. Il en fut de même, en somme, de l'idée d'insurrection.
Avant d'en venir à cette question principale de l'insurrection, je dois vous avertir que, pour autant que j'aie compris l'opinion de l'accusation et, au moins partiellement, du tribunal sur ce point, cette opinion ne diffère pas seulement de la nôtre dans le sens politique, dans l'esprit de parti, et dans l'appréciation qu'on en donne, appréciation contre laquelle il serait inutile de lutter ; la notion même d'insurrection armée que possède le procureur diffère radicalement, profondément, irréductiblement, de celle qu'en avait le soviet et que, je pense, possédait, avec le soviet, et possède encore tout le prolétariat russe.
Qu'est‑ce que l'insurrection, messieurs les juges ? Est‑ce une révolution de palais ? Est‑ce un complot militaire ? Est‑ce un soulèvement des masses ouvrières ? Le président du tribunal a demandé à un des témoins s'il estimait que la grève politique était une insurrection ? Je ne me rappelle pas ce que le témoin a répondu, mais je pense et j'affirme que la grève politique, en dépit des doutes de monsieur le président, est essentiellement une insurrection. Ce n'est pas un paradoxe, bien que l'accusation puisse en juger autrement. Je le répète : Pour moi, l'insurrection – et je vais le démontrer – n'a rien de commun, sauf le nom, avec ce que se figurent les gens de police et le Parquet. La grève politique est une insurrection, ai‑je dit. En effet, qu'est‑ce que la grève politique générale ? Elle n'a de commun avec la grève économique que ce fait que, dans un cas comme dans l'autre, les ouvriers quittent le travail. Pour tout le reste, ces deux grèves sont absolument différentes. La grève économique a pour but précis et fort limité d'agir sur un entrepreneur en l'empêchant de maintenir sa concurrence avec d'autres entreprises. Cette grève arrête le travail dans une entreprise pour obtenir des modifications de régime dans les limites de cette entreprise. La grève politique diffère essentiellement de la grève économique. En règle générale, elle n'exerce aucune pression sur les entrepreneurs, elle ne formule pas de revendications économiques particulières : ses exigences atteignent, par‑dessus les entrepreneurs et les consommateurs cruellement frappés, le pouvoir gouvernemental. Comment donc la grève politique agit-elle sur le pouvoir ? Elle en paralyse les fonctions vitales. L’Etat moderne, même dans un pays aussi arriéré que la Russie, s'appuie sur un organisme économique centralisé dont l'armature générale est constituée par les chemins de fer et par le télégraphe ; celui‑ci sert, en quelque sorte de système nerveux. Et si l’absolutisme russe n'utilise pas le télégraphe, les chemins de fer et en général, toutes les conquêtes de la technique moderne à des fins culturelles et économiques, il en a en tout cas besoin pour exercer sa répression. Pour pouvoir lancer des troupes d'un bout à l'autre du pays, pour unifier et guider l'activité de l'administration dans sa lutte contre la révolte, les chemins de fer et le télégraphe sont des instruments indispensables. Or, que fait la grève politique ? Elle paralyse l'appareil économique de l'Etat, elle rompt les liens qui existaient entre les différentes pièces de la machine administrative, elle isole et prive le gouvernement de force. D'autre part, elle donne une cohésion politique à la multitude des ouvriers des usines et des entreprises, et oppose cette armée ouvrière au pouvoir gouvernemental. En cela, messieurs les juges, je reconnais la nature même de l'insurrection. Unifier les masses prolétariennes dans une même protestation révolutionnaire et les opposer au pouvoir gouvernemental organisé, comme un ennemi face à l'ennemi, telle est l’insurrection, messieurs les juges, ainsi que la comprenait le soviet des députés ouvriers et comme je la comprends. Cette collision révolutionnaire des deux camps ennemis, nous l’avons vue déjà pendant la grève d'octobre, qui se déclencha ainsi qu'une force élémentaire, sans l'aide du soviet des députés ouvriers, qui surgit avant l'existence même du soviet, qui créa, même, ce soviet. La grève d'octobre a produit l' “anarchie” dans l'Etat, et le résultat de cette anarchie a été le manifeste du 17 octobre. J'espère que le procureur ne le niera pas : les politiciens et les publicistes les plus conservateurs sont contraints de l'avouer, y compris l'officieux Novoïé Vrémia qui voudrait bien effacer le manifeste du 17 octobre, arraché par la révolution, du livre où sont inscrits tant d'autres manifestes analogues ou opposés. Ces jours derniers, le Novoïé Vrémia écrivait encore que le manifeste du 17 octobre avait été le résultat d'une “panique” gouvernementale produite par la grève politique. Mais, si ce manifeste sert maintenant de base à tout le régime actuel, nous devons reconnaître, messieurs les juges, que notre système gouvernemental actuel provient d'une panique, et que cette panique a pour origine la grève politique du prolétariat. Comme vous le voyez, la grève générale est quelque chose de plus qu'une simple suspension du travail.
J'ai dit que la grève politique, dès qu'elle cesse d'être une manifestation, devient essentiellement une insurrection. Il serait plus exact de dire qu'elle devient la méthode essentielle et la plus générale de l'insurrection prolétarienne. Méthode essentielle, mais non unique et exclusive. La méthode de la grève politique a des limites naturelles. Et on l'a bien vu quand les ouvriers, à l'appel du soviet, ont repris le travail, le 21 octobre à midi.
Le manifeste du 17 octobre a été accueilli par un vote de méfiance. Les masses avaient parfaitement raison de prévoir que le gouvernement n'accorderait pas les libertés annoncées. Le prolétariat voyait fort bien qu'une lutte décisive deviendrait inévitable et, instinctivement, se groupait autour du soviet qui était le centre de la force révolutionnaire. D'autre part, l'absolutisme, revenu de sa panique, restaurait son appareil à demi détruit et remettait en ordre ses régiments. Le résultat fut qu'après la collision d'octobre il existait deux pouvoirs : un pouvoir nouveau, populaire, qui s'appuyait sur les masses, celui du soviet des députés ouvriers, et l'ancien pouvoir officiel qui s'appuyait sur l'armée. Ces deux forces ne pouvaient pas coexister : l'affermissement de l'une menaçait d'annihiler l'autre.
L'autocratie, qui s'appuyait sur les baïonnettes, s'efforçait naturellement de mettre le trouble, le chaos et la décomposition dans le mouvement grandiose qui groupait les forces populaires et dont le centre était le soviet des députés ouvriers. D'autre part, le soviet, s'appuyant sur la confiance, sur la discipline, sur l'activité, sur l'unanimité des masses ouvrières, ne pouvait pas ne pas comprendre la terrible menace que constituait pour la liberté populaire, pour les droits civiques et l'inviolabilité individuelle, ce fait que l'armée et, en général, tous les instruments matériels du pouvoir restaient entre les mains sanglantes qui les avaient détenus jusqu'au 17 octobre. C'est alors que commence la lutte titanesque de ces deux organes de pouvoir, qui veulent d'un égal désir, s'assurer le concours de l'armée, et c'est là la seconde étape de l'insurrection populaire qui grandit. A la base de la grève des masses, qui dresse le prolétariat contre l'absolutisme, apparaît la volonté ferme de conquérir l'armée, de fraterniser avec elle, de s'emparer de son âme. Cette volonté se manifeste naturellement par un appel révolutionnaire aux soldats qui soutiennent l'absolutisme. La seconde grève de novembre fut une puissante et belle manifestation de solidarité des usines et des casernes. Certes, si l'armée avait passé au peuple, l'insurrection n'aurait pas été nécessaire. Mais pouvait‑on se figurer que l'armée gagnerait ainsi, sans résistance, sans difficultés, les rangs de la révolution ? Non, bien entendu ! L'absolutisme n'attendrait pas, les bras croisés, que l'armée, échappant à son influence corruptrice, devînt l'amie du peuple. L'absolutisme devait prendre l'initiative de l'attaque avant que tout ne fût perdu. Les ouvriers de Pétersbourg le comprenaient‑ils ? Oui, certes. Le prolétariat pensait‑il, le soviet pensait‑il que l'affaire irait nécessairement jusqu'à un conflit ouvert entre les deux parties ? Oui, certes, ils savaient, sans l'ombre d'un doute, ils savaient que, tôt ou tard, l'heure fatale devait sonner...
Bien entendu, si l'organisation des forces sociales n'avait été entravée par aucune attaque de la contre‑révolution armée, si elle avait continué dans la voie où elle était entrée sous la direction du soviet des députés ouvriers, l'ancien régime serait tombé sans qu'on eût eu besoin d'employer la moindre violence. Qu'avons‑nous vu, en effet ? Nous avons constaté que les ouvriers se rassemblaient autour du soviet, que l'Union des paysans qui englobait des multitudes de plus en plus nombreuses envoyait à ce soviet des députés, que les syndicats des chemins de fer et des postes et télégraphes se joignaient également au soviet. Nous avons constaté une pareille tendance dans les professions libérales représentées par l'Union des syndicats. Nous avons constaté une certaine tolérance, et même une sorte de bienveillance de la part des directeurs d'usines. Il semble que toute la nation ait fait un effort héroïque pour tirer de son sein un organe de pouvoir qui établirait les bases réelles, solides, d'un nouveau régime avant la convocation de l'Assemblée constituante. Si l'ancien pouvoir gouvernemental ne s'était pas mis en travers de ce travail organisateur, s'il n'avait pas essayé, par tous les moyens, de fomenter dans l'existence nationale une véritable anarchie, si ce mouvement d'organisation des forces avait pu se développer avec une entière liberté, nous aurions eu, en résultat, une nouvelle Russie, une Russie régénérée, sans violence, ni effusion de sang.
Mais, précisément, nous n'avons pas cru une minute que l’affranchissement du peuple pût se produire de cette manière. Nous savions trop bien ce qu'était l'ancien régime. Social-démocrates, nous étions sûrs de ceci qu'en dépit d'un manifeste qui semblait rompre résolument avec le passé, le vieil appareil gouvernemental ne céderait pas la place de bon gré, ne remettrait pas le pouvoir au peuple et n'abandonnerait aucune de ses positions principales ; nous avions prévu que l'absolutisme ferait encore plus d'une tentative convulsive pour retenir le pouvoir qui lui restait et pour retirer même ce qu'il avait solennellement octroyé ; et nous en avertissions ouvertement le peuple. Voilà pourquoi l'insurrection, le soulèvement armé, messieurs les juges, était, pour nous, inévitable : il était et il reste une nécessité historique dans la lutte du peuple contre un régime d'autorité militaire et policière. En octobre et en novembre, cette idée dominait toutes les réunions, toute la presse révolutionnaire, elle flottait dans l'atmosphère politique et, d'une manière ou d'une autre, se cristallisait dans la conscience de chacun des députés du soviet. Voilà pourquoi elle entrait tout naturellement dans les résolutions de notre soviet, et voilà pourquoi nous n'avions pas à la discuter.
La situation difficile que la grève d'octobre nous laissait en héritage : une organisation révolutionnaire des masses, luttant pour l'existence, s'appuyant non sur un droit qui n'existait pas, mais sur la force, dans la mesure où on la possédait, et, d'autre part, une contre‑révolution armée qui attendait l'heure de la vengeance, telle était, s'il est permis de s'exprimer ainsi, la formule algébrique de l'insurrection. Les nouveaux événements ne pouvaient y introduire de nouveaux cœfficients. L'idée du soulèvement armé – en dépit des conclusions si légèrement tirées par l'accusation – a laissé des traces non seulement dans la résolution du soviet datée du 27 novembre, c'est‑à‑dire de huit jours avant notre arrestation, résolution qui exprime nettement cette idée, mais, dès le début de l'activité du soviet, dans une autre résolution qui annulait une manifestation de funérailles, dans une autre encore qui annonçait la fin de la grève de novembre, et dans beaucoup d'autres encore : dans tous ces arrêtés, le soviet parlait d'un conflit armé avec le gouvernement d'un dernier assaut, d'un dernier combat qu'il considérait comme inéluctable ; sous des aspects divers, la même idée d'insurrection armée se manifeste dans toutes les décisions du soviet des députés ouvriers.
Mais comment le soviet entendait‑il ces décisions ? Pensait‑il que l’insurrection serait conçue et préparée en cachette et qu’on viendrait la proposer, toute prête, aux hommes de la rue ? Estimait‑il que l'insurrection pourrait obéir à un plan déterminé à l'avance ? Le comité exécutif élaborait-il un plan de bataille dans la rue?
Non, bien entendu ! Et ce ne sera pas un mince embarras pour l'auteur du réquisitoire qui considère, tout confus, quelques dizaines de revolvers, l'unique preuve à ses yeux de l’insurrection armée. D'ailleurs, le procureur se conforme simplement aux notions de notre droit criminel qui prévoit les complots, mais ne connaît rien de l'organisation des masses, qui prévoit les attentats et les mutineries, mais ne connaît pas et ne peut pas connaître la révolution.
Les notions juridiques qui servent de base au procès actuel sont en retard sur le mouvement révolutionnaire de plusieurs dizaines d'années. Le mouvement ouvrier russe d'aujourd'hui n'a rien de commun avec la notion de complot telle qu'elle est exposée dans notre code criminel, lequel, en fait, n'a pas été modifié depuis Speransky, depuis l'époque des carbonari. Voilà pourquoi, quand on essaie de ramener l'activité du soviet au cadre étroit des articles 101 et 102, cette tentative est, du point de vue de la jurisprudence, absolument vaine.
Et pourtant notre œuvre fut révolutionnaire. Et pourtant nous préparâmes vraiment l'insurrection armée.
L'insurrection des masses, messieurs les juges, ne se fait pas, elle s'accomplit. Elle est le résultat de circonstances sociales et non la réalisation d'un plan. On ne peut pas la susciter, on peut seulement la prévoir. En vertu des causes qui dépendent aussi peu de nous que du gouvernement impérial, un conflit ouvert devenait inéluctable. Chaque jour, il se rapprochait. Nous y préparer signifiait pour nous faire tout le nécessaire pour limiter autant que possible le nombre des victimes de l'inévitable collision. Avons‑nous cru qu'il faudrait d'abord préparer des armes, tracer un plan d'opérations militaires, fixer des postes de combat, partager la ville en secteurs, qu'il faudrait, en un mot, prendre toutes les mesures dont se soucie l'autorité militaire quand elle prévoit “des troubles” ? (Car c'est elle qui divise la capitale en quartiers, désigne des colonels pour commander chacun des secteurs, leur remet des mitrailleuses et tout ce qu'il faut aux mitrailleurs. ) Non, ce n'est pas ainsi que nous comprenions notre rôle. Nous nous préparions à l'insurrection inévitable. Remarquez‑le bien, messieurs les juges, nous n'avons jamais préparé l'insurrection, comme le dit le procureur, nous nous sommes préparés à l'insurrection. Nous y préparer, cela signifiait d'abord, pour nous : éclairer la conscience populaire, expliquer au peuple que le conflit était inévitable, que tout ce qu'on nous accordait nous serait bientôt enlevé, que seule la force pouvait protéger le droit, que nous avions besoin d'une puissante organisation des forces révolutionnaires, qu'il fallait opposer nos poitrines à l'ennemi, qu'il fallait être prêts à s'engager dans la lutte jusqu'au bout, qu'il n'y avait pas d'autre chemin. Voilà ce que nous considérions, essentiellement, comme une préparation au soulèvement.
Dans quelles conditions, pensions‑nous, l'insurrection nous mènerait‑elle à la victoire ? Dans le cas où nous serions sûrs de la sympathie des troupes ! Il nous fallait, avant tout, attirer de notre côté l'armée. Nous devions faire comprendre aux soldats le rôle honteux qu'ils jouent actuellement et les appeler à travailler en union avec le peuple, pour le peuple ; voilà la tâche qui s'imposait à nous en premier lieu. J'ai déjà dit que la grève de novembre, cette grève qui fut une tentative désintéressée pour manifester notre sympathie fraternelle à des matelots menacés de la peine de mort, eut également un sens politique de la plus haute importance : elle attira sur le prolétariat révolutionnaire l'attention et la sympathie de l'armée. C'est là que monsieur le procureur devrait chercher d'abord des traces de préparation à une insurrection armée. Mais, bien entendu, une manifestation de sympathie et de protestation ne pouvait seule résoudre la question. Dans quelles circonstances – pensions-nous alors et pensons‑nous toujours – pouvait‑on espérer le passage de l'armée à la révolution ? Que fallait‑il pour cela ? Des mitrailleuses, des fusils ? Sans doute, si les masses ouvrières disposaient de mitrailleuses et de fusils, elles auraient entre les mains une ressource considérable. La nécessité de l'insurrection n'existerait même plus. L'armée intimidée déposerait les armes devant le peuple armé. Mais la masse n’avait pas d'armes, elle n'en a pas et elle ne pourra jamais en avoir en grande quantité. Cela veut‑il dire que la masse soit condamnée à une défaite ? Non. Bien qu’il soit très important d'avoir des armes, là n'est pas, messieurs les juges, la force principale. Loin de là. Ce n'est pas parce qu'il a les moyens de tuer, c'est parce qu'il est prêt à mourir pour sa cause que le peuple, messieurs les juges, finalement l'emportera.
Lorsque les soldats seront envoyés dans la rue pour la répression, quand ils se trouveront face à face avec la foule, quand ils comprendront que le peuple ne quittera pas le pavé avant d'avoir obtenu ce qu'il lui faut ; quand ils verront que le peuple est prêt à tomber, cadavre sur cadavre ; quand ils comprendront que le peuple se présente pour une lutte sérieuse, pour lutter jusqu'au bout, alors, le cœur du soldat, comme cela s'est toujours passé dans les révolutions, sera frappé, le soldat doutera de la solidité du régime qu'il protège, il croira à la victoire du peuple.
On confond habituellement l'insurrection avec les barricades. Si même on néglige de dire que la barricade donne une idée un peu trop décorative de l'insurrection, il ne faut pas oublier que cet élément matériel joue, en somme, un rôle plutôt moral. Car, dans toutes les révolutions, les barricades, au lieu d'être ce que sont les forteresses en temps de guerre, un obstacle durable, ont servi simplement à arrêter les mouvements de la troupe et à la mettre ainsi en contact avec le peuple. C'est devant la barricade que le soldat a entendu, peut‑être pour la première fois de sa vie, un honnête discours d'homme à homme, un appel fraternel, la voix de la conscience populaire, et grâce à cette communion imprévue des soldats et des citoyens dans une atmosphère d'enthousiasme révolutionnaire, la discipline s'est relâchée, a disparu. C'est cela, et cela seulement, qui a assuré la victoire à l'insurrection populaire. Voilà pourquoi, d'après nous, l'insurrection “est prête”, non pas quand le peuple s'est armé de mitrailleuses et de canons – il n'y aurait, dans ce cas, jamais d'insurrections – mais quand il est disposé à mourir dans les batailles de rues.
Bien entendu, l'ancien régime, voyant grandir ce noble sentiment, cette disposition à mourir pour le bien de la patrie, à livrer sa vie pour le bonheur des générations futures, voyant que les masses commençaient à partager unanimement cet enthousiasme qui, pour l'autorité, est un sentiment inconnu et détesté, le régime assiégé ne pouvait considérer sereinement la transformation morale qui s'accomplissait sous ses yeux. Attendre passivement, c'était, pour le gouvernement du tsar, se condamner à une chute certaine. La chose était claire. Que restait‑il donc à faire ? Il lui restait à lutter de toutes ses forces et par tous les moyens contre la volonté politique du peuple. Dans ce but, tout lui était bon, aussi bien une armée de soldats inconscients que les bandes des Cent‑Noirs, les agents de la police et la presse vendue. Jeter les foules et les bandes les unes contre les autres, arroser les rues de sang, piller, violenter, allumer des incendies, susciter la panique, mentir, calomnier, voilà ce qui restait comme moyens à ce vieux pouvoir criminel.
Et ce pouvoir n'agissait pas autrement, il n'agit pas autrement encore aujourd'hui. Si un conflit ouvert était fatal, ce n’est pas nous, en tout cas, qui en avons hâté l'heure, ce sont nos ennemis mortels.
On vous a dit ici, plus d'une fois déjà, que les ouvriers s'étaient armés en octobre et en novembre contre les Cent‑Noirs. Si l'on ne sait rien de ce qui se passe en dehors de cette salle, il paraîtra absolument incompréhensible que, dans un pays révolutionnaire où l'immense majorité de la population partage un idéal d'affranchissement, où les masses populaires se déclarent résolument prêtes à combattre jusqu'au bout, que, dans ce pays, des milliers et des milliers d'ouvriers doivent s'armer pour combattre des Cent‑Noirs qui ne forment qu'un faible groupe, absolument insignifiant par rapport à la population. Sont‑ils donc si dangereux, ces débris, ces rebuts de la société, de toutes les classes de la société ? Non, certainement. Que notre tâche serait facile si ces pitoyables bandes se dressaient seules sur le chemin du peuple ! Mais nous savons, aussi bien par l'avocat Bramsohn, qui a déposé ici‑même comme témoin, que par les déclarations d'autres témoins ouvriers, que les bandes noires sont soutenues par nombre de hauts fonctionnaires, si ce n'est par tout le pouvoir gouvernemental ; derrière ces bandes de voyous qui n'ont rien à perdre et que rien n'arrête, qui ne reculent ni devant les cheveux blancs d'un vieillard, ni devant une femme sans défense, ni devant un enfant, il y a les agents du gouvernement qui les arment et les organisent, sans doute avec les fonds du budget national.
Ne savions‑nous pas tout cela avant le procès actuel ? Ne lisions‑nous pas les journaux ? N'entendions‑nous pas les discours de témoins oculaires, ne recevions‑nous pas des lettres, n'observions‑nous pas de nos propres yeux ? Pouvions‑nous ignorer les révélations scandaleuses qu'a faites le prince Ouroussov ? Le Parquet refuse de croire à tout cela. Il ne peut admettre ces choses, sans quoi il serait obligé de diriger la pointe de l'accusation contre ceux qu'il protège actuellement ; il serait obligé de reconnaître qu'un citoyen russe qui s'arme d'un revolver contre la police agit par besoin de légitime défense. Mais que le tribunal avoue, oui ou non, le rôle des autorités dans les pogroms, cela nous est indifférent. Pour la justice, il suffit de constater que nous autres, nous croyons à cela, et aussi les milliers et les milliers d'ouvriers qui se sont armés à notre appel. Pour nous, il était hors de doute que, derrière les bandes décoratives de voyous qu'on nomme Cent‑Noirs, agissait la main puissante de la clique qui nous dirige. Messieurs les juges, nous apercevons encore cette sinistre main.
L'accusation vous invite, messieurs les juges, à déclarer que le soviet des députés ouvriers a armé les ouvriers pour une lutte directe contre la “forme de gouvernement” actuellement existante. Si l'on me prie de répondre catégoriquement à cette question, je dirai : Oui !... Oui, j'accepte cette accusation, mais à une condition. Et je ne sais si le procureur admettra cette condition, si le tribunal y consentira.
Je demande : Qu'entend donc l'accusation quand elle nous parle d'une certaine “forme de gouvernement” ? Existe‑t‑il donc chez nous une forme quelconque de gouvernement ? Le gouvernement s'est depuis longtemps retranché de la nation, il s'est retiré dans le camp de ses forces militaires et policières, et des bandes noires. Ce que nous avons en Russie, ce n'est pas un pouvoir national, c'est une machine automatique à massacrer la population. Je ne puis définir autrement la machine gouvernementale qui martyrise le corps vivant de notre pays. Et si l'on me dit que les pogroms, les assassinats, les incendies, les viols, si l'on me dit que tout ce qui s'est passé à Tver, à Rostov, à Koursk, à Sedlitz, si l'on me dit que les événements de Kichinev, d'Odessa, de Belostok représentent la “forme de gouvernement” de l'Empire de Russie, je reconnais alors, avec le procureur, qu'en octobre et en novembre nous nous sommes armés directement pour lutter contre la “forme de gouvernement” qui existe dans cet Empire de Russie.