1909 |
1905 fut écrit en 1905-1909 à Vienne et parut pour la première fois à Dresde. Il fut republié en 1922 en Russe, à partir de la traduction allemande et du manuscrit original. |
1905
(SUR LA THÉORIE MENCHEVISTE DE LA RÉVOLUTION RUSSE) [1]
(A. Tscherewanin, Das Proletariat und die russische Revolution, Stuttgart, Verlag Dietz, 1908. )
Tout bon Européen – et, bien entendu, il faut compter parmi eux les socialistes – considère la Russie comme le pays des surprises ; la raison en est bien simple : quand on ignore les causes, on est toujours surpris par les effets. Les voyageurs français du XVIIIe siècle racontaient qu'en Russie les rues étaient chauffées au moyen de bûchers. Les socialistes européens du XXe siècle ne l'ont pas cru, certes ; mais ils ont tout de même pensé que le climat de la Russie était trop rigoureux pour permettre le développement dans ce pays d'une social‑démocratie. On a vu des opinions plus étranges. Un romancier français, je ne sais plus si c'était Eugène Sue ou Dumas père, nous montre, en Russie, le héros d'un de ses ouvrages prenant le thé “ à l'ombre d'une klukva ” (canneberge). L'Européen cultivé n'ignore pas sans doute, aujourd'hui, qu'il est aussi difficile de s'installer avec un samovar sous une canneberge qu'à un chameau de passer par le chas d'une aiguille. Cependant, les événements grandioses de la révolution russe, par la surprise qu'ils ont causée, ont amené bien des socialistes occidentaux à penser que le climat russe, qui exigeait autrefois le chauffage des rues, transformait à présent les mousses polaires en de gigantesques baobabs. Voilà pourquoi, la première poussée de la révolution s'étant brisée contre les forces militaires du tsarisme, bien des critiques ont quitté l'ombre des canneberges pour s'installer sous le couvert de la désillusion.
Par bonheur, la révolution russe a animé les socialistes occidentaux du désir sincère d'étudier la situation en Russie. Et il me serait difficile de dire ce qu'il faut apprécier davantage : de l'intérêt que nous avons excité parmi les penseurs ou du rôle de la troisième Douma d'Etat, qui, elle, est aussi un don de la révolution, dans la mesure du moins où un chien crevé, rejeté sur le sable du rivage, peut être considéré comme un don de l'océan.
Nous devons une certaine gratitude à la maison d'édition de Stuttgart qui, par les trois derniers livres qu'elle a publiés, s'efforce de répondre à quelques‑unes des questions que soulève la révolution [2]. Il faut noter cependant que ces trois livres ne sont pas d'égale valeur. L'ouvrage de Maslov présente une étude d'une importance capitale pour la connaissance de la situation agraire en Russie. La valeur scientifique de ce travail est si grande qu'on peut passer à l'auteur les imperfections de la forme ; on peut même lui pardonner d'avoir exposé d'une façon absolument inexacte la théorie de la rente sur la terre de Marx. Le livre de Pajitnov n'a pas la valeur d'une étude originale, mais il fournit des matériaux assez nombreux pour caractériser la situation de l'ouvrier russe dans les fabriques, dans les puits de mine, dans son logement, à l'hôpital et, en partie, dans les syndicats. La position de l'ouvrier dans l'organisme social n'y est cependant pas définie. L'auteur, il est vrai, ne s'était pas assigné cette tâche. Mais, pour cette raison précisément, son travail ne fournira que très peu de données propres à expliquer le rôle du prolétariat russe.
Cette grande question devait être éclaircie dans la brochure de Tcherevanine qui vient d'être traduite en allemand. C'est là l'ouvrage que nous allons examiner.
I
Tcherevanine recherche d'abord les causes générales de la révolution. Il considère celle‑ci comme le résultat d'un conflit entre les besoins impérieux du développement capitaliste du pays et les formes de l'Etat et du droit qui tiennent encore du servage. “L'inflexible logique du développement économique, écrit‑il, a voulu qu'en fin de compte toutes les couches de la population, à l'exception de la noblesse féodale, fussent obligées de prendre nettement position contre le gouvernement” (Page 10).
Dans ce groupement des forces de l'opposition et de la révolution, “le prolétariat a occupé sans aucun doute une place centrale” (ibidem). Mais le prolétariat lui‑même n'avait pourtant de valeur que comme partie constituante de l'ensemble qui formait l'opposition. Dans les limites historiques de la lutte qui fut menée pour l'affranchissement de la nouvelle société bourgeoise, le prolétariat ne pouvait avoir de succès que dans la mesure où l'opposition bourgeoise le soutenait, ou plutôt dans la mesure où lui‑même, par son action révolutionnaire, soutenait cette opposition. L’inverse est également vrai. Toutes les fois que le prolétariat dépassa la mesure dans ses actes “ou bien, si l'on veut, agit prématurément” et s'isola ainsi de la démocratie bourgeoise, il essuya des défaites et entrava le développement normal de la révolution. Telle est, dans ses traits essentiels, la conception historique de Tcherevanine [3]). D'un bout à l'autre de sa brochure, il proteste inlassablement contre l'opinion de ceux qui voudraient exagérer les forces révolutionnaires et surestimer le rôle politique du prolétariat russe.
Il analyse le grand drame du 9 janvier 1905 pour en venir à cette conclusion : “Trotsky a tort d'écrire que les ouvriers se dirigèrent, le 9 janvier, vers le Palais d'Hiver afin d'y présenter non pas une supplique, mais des revendications” (page 27). Il accuse le parti d'avoir exagéré la maturité du prolétariat de Pétersbourg en février 1905, lors de l'affaire de la commission présidée par le sénateur Chidlovsky, lorsque les représentants élus des masses exigèrent des garanties de droit civil et, s'étant heurtés à un refus, se retirèrent ; et lorsque les ouvriers répondirent à l'arrestation de leurs envoyés par la grève. Il donne une brève esquisse de la grande grève d'octobre et formule de la manière suivante ses conclusions : “Nous voyons maintenant quels éléments présidèrent à la grève d'octobre, quel rôle y jouèrent la bourgeoisie et les intellectuels. Nous avons suffisamment précisé que le prolétariat n'était pas seul et qu'il ne pouvait, par ses seuls moyens, porter ce coup sérieux, peut‑être mortel, à l'absolutisme” (page 56). Après la promulgation du manifeste du 17 octobre, toute la société bourgeoise avait soif d'apaisement. C'était donc une “folie” de la part du prolétariat de s'engager dans la voie de l'insurrection révolutionnaire. On aurait dû diriger l'énergie prolétarienne dans le sens des élections à la Douma. Tcherevanine attaque ceux qui montrèrent alors que la Douma n'était encore qu'une promesse, qu'on ignorait comment et à quelle époque auraient lieu les élections et si même elles auraient lieu. Il cite l'article que j'écrivis le jour de la promulgation du manifeste et il dit : “On avait absolument tort de déprécier la victoire remportée en écrivant dans les Izvestia : “Nous avons une constitution, mais l'autocratie est toujours là. Nous avons tout... et nous n'avons rien. ”
Ensuite tout alla de mal en pis. Au lieu de soutenir le congrès des zemstvos, qui réclamait le suffrage universel pour les élections à la Douma, le prolétariat rompit brusquement avec le libéralisme et la démocratie bourgeoise, et il chercha de nouveaux alliés, “des alliés douteux” : les paysans et l'armée. L'établissement par des moyens révolutionnaires de la journée de huit heures, la grève de novembre en réponse à la loi martiale proclamée, en Pologne, les fautes s'accumulent et cette voie nous mène à la fatale défaite de décembre. Cette défaite et les erreurs ultérieures de la social‑démocratie préparent le krach de la première Douma et ensuite les nouvelles victoires de la contre‑révolution.
C'est ainsi que Tcherevanine conçoit l'histoire. Le traducteur allemand a fait tout ce qu’il pouvait pour affaiblir l'énergie des accusations et des blâmes lancés par Tcherevanine ; mais, même avec ces adoucissements, l'ouvrage a beaucoup plus l'air d'un réquisitoire contre les crimes révolutionnaires du prolétariat du point de vue d'une “tactique vraiment réaliste”, que d'une image fidèle du rôle joué par le prolétariat dans la révolution.
Au lieu de nous donner une analyse matérialiste des rapports sociaux, Tcherevanine se contente d'une déduction purement formelle : notre révolution, pour lui, est une révolution bourgeoise ; sa victoire doit assurer le pouvoir de la bourgeoisie ; le prolétariat doit concourir à la révolution bourgeoise ; donc, il doit aider à faire passer le pouvoir aux mains de la bourgeoisie ; l'idée d'une conquête du pouvoir par le prolétariat n'est par conséquent pas compatible avec la tactique qui doit être celle du prolétariat en cas de révolution bourgeoise ; or la tactique du prolétariat a été naturellement de lutter pour prendre le pouvoir gouvernemental : donc, elle était fondée sur une erreur.
Cette belle construction logique, qui, en scolastique, s'appelle, je crois, un sorite, laisse pourtant de côté la question principale : on ne se demande pas quelles étaient les forces intérieures de la révolution bourgeoise, quel était le mécanisme de cette classe. Nous connaissons l'exemple classique d'une révolution dans laquelle la domination de la bourgeoisie capitaliste a été préparée par la dictature terroriste des sans‑culottes victorieux. Cela eut lieu à une époque où la population des villes se composait principalement de petits artisans et de petits marchands. Les jacobins les entraînaient à leur suite. Or, la population des villes de Russie se compose principalement aujourd'hui d'un prolétariat industriel. Cela nous incite à concevoir une situation historique où la victoire de la révolution “bourgeoise” ne serait possible que grâce à la conquête du pouvoir révolutionnaire par le prolétariat. Cette révolution cesserait‑elle d'être bourgeoise ? Oui et non. Cela ne dépendrait pas d'une définition, mais du développement ultérieur des événements. Si le prolétariat est repoussé par la coalition des classes bourgeoises, et entre autres la classe paysanne qu'il aura affranchie, la révolution conservera son caractère étroitement bourgeois. Mais si le prolétariat est capable de mettre en œuvre toutes les ressources de sa domination politique et s'il réussit ainsi à rompre les cadres nationaux de la révolution russe, celle‑ci pourra devenir le prologue d'un cataclysme socialiste mondial. Si l'on se demande jusqu'où ira la révolution russe, on ne pourra répondre que d'une façon conditionnelle. Mais une chose est indubitable : quand on se contente de définir le mouvement russe comme une révolution bourgeoise, on ne dit absolument rien sur son développement interne et on ne saurait prouver ainsi que le prolétariat doit adapter sa tactique à la conduite de la démocratie bourgeoise considérée comme le seul prétendant légitime au pouvoir gouvernemental.
II
Et avant tout : quel est donc ce corps politique que l'on appelle la “démocratie bourgeoise” ? Quand on prononce ce mot, on assimile par la pensée les libéraux évoluant dans le processus révolutionnaire aux masses populaires, c'est‑à-dire avant tout à la classe paysanne. Mais, dans la réalité – et c'est là le point grave de l'affaire –, cette assimilation n'a pas lieu et ne peut pas avoir lieu.
Les cadets, parti qui a donné le ton dans les cercles libéraux pendant ces deux dernières années, ont constitué leur groupe en 1905 par l'union des “constitutionnalistes” des zemstvos avec l' “Association de l'affranchissement”. Dans la fronde libérale des zemstvos, on trouvait, d'une part, les agrariens envieux et mécontents du monstrueux protectionnisme industriel qui servait de base à la politique gouvernementale ; on trouvait aussi les propriétaires désireux d'exprimer leur dépit et leur opposition parce qu'ils étaient partisans du progrès et qu'un régime arriéré les empêchait d'administrer leurs domaines suivant les procédés rationnels du capitalisme. L' “Association de l'affranchissement” groupait des éléments intellectuels qui, jouissant d'une situation sociale “convenable” et du bien‑être que comporte une pareille situation, ne pouvaient entrer dans la voie révolutionnaire. Beaucoup de ces messieurs avaient passé par l'école préparatoire du marxisme, dans les limites autorisées par le pouvoir. L'opposition des zemstvos se distingua toujours par sa lâcheté et son impuissance et le très auguste ignorant qui nous gouvernait n'exprimait qu'une amère vérité quand il disait, en 1894, que les vœux politiques de cette opposition n'étaient que “d'absurdes rêveries”. D'autre part, la classe privilégiée des intellectuels, n'exerçant aucune influence sociale par elle‑même et se trouvant, sous le rapport matériel, dans la dépendance directe ou indirecte de l'Etat, ou du gros capital protégé par l'Etat, ou des propriétaires terriens qui se réclamaient du libéralisme censitaire, n'était pas capable de manifester une quelconque opposition politique. Ainsi, le parti cadet unissait l'impuissance des zemstvos à l'impuissance des intellectuels diplômés. Le libéralisme des zemstvos montra combien il était superficiel dès la fin de 1905, lorsque, à la suite des troubles agraires, les propriétaires prirent soudain parti pour l'ancien régime. Les intellectuels libéraux durent quitter, les larmes aux yeux, les vieux manoirs où ils ne vivaient en somme que comme des enfants adoptifs ; ils durent chercher un appui dans les villes, d'où ils tiraient d'ailleurs leurs origines. Si l'on totalise les résultats des trois campagnes électorales, on verra que Pétersbourg et Moscou, avec les éléments censitaires de leur population, ont été les citadelles des cadets. Et, néanmoins, le libéralisme russe, comme on le voit à travers toute sa lamentable histoire, n'a jamais réussi à sortir de son avilissement. Pourquoi ? L'explication de ce fait ne se trouve pas dans les excès révolutionnaires du prolétariat : elle est liée à des causes historiques beaucoup plus profondes.
La base sociale de la démocratie bourgeoise, la force motrice de la révolution européenne, a toujours été le Tiers‑Etat, dont le noyau était formé par la petite bourgeoisie des villes, par les artisans, les commerçants et les intellectuels. La seconde moitié du XIX° siècle est une époque de complète décadence pour cette bourgeoisie. Le développement capitaliste a non seulement écrasé la classe démocratique des petits artisans en Occident, mais il a empêché une classe de ce genre de se constituer en Europe orientale.
Le capital européen a trouvé en Russie l'artisan de village et, sans lui donner le temps de se dissocier du paysan pour devenir un artisan des villes, il l'a aussitôt emprisonné dans ses usines. De plus, de nos anciennes villes – de Moscou, par exemple, ce “grand village” –, il a fait des centres d'industrie moderne. Le prolétariat, qui n'avait aucun passé, aucune tradition, aucun préjugé corporatif, s'est trouvé brusquement concentré en masses considérables. Dans toutes les branches essentielles de l'industrie, le gros et très gros capital a supplanté le petit et le moyen sans coup férir. Il est impossible de comparer Pétersbourg ou Moscou au Berlin ou à la Vienne de 1848 ; nos capitales ressemblent encore moins au Paris de 1789, qui n'avait pas idée du chemin de fer ou du télégraphe, et qui considérait une manufacture de trois cents ouvriers comme une très grosse entreprise. Mais il est extrêmement remarquable que l'industrie russe, par le degré de concentration qu'elle a acquis, non seulement soutienne la comparaison avec celles des États européens, mais les laisse bien loin derrière elle. Voici un petit tableau qui en donnera la preuve:
|
ALLEMAGNE [4] |
AUTRICHE [5] |
RUSSIE [6] |
|||
entreprises |
ouvriers |
entreprises |
ouvriers |
entreprises |
ouvriers |
|
de 51 à 1000 ouvriers |
18.698 |
2.595.536 |
6.334 |
993.000 |
6.334 |
1.202.800 |
plus de 1000 ouvriers |
255 |
448.731 |
115 |
179.876 |
458 |
1.155.000 |
Nous avons laissé de côté les entreprises qui occupent moins de 50 ouvriers, le compte de ces établissements en Russie étant très mal établi. Mais ces deux lignes de chiffres suffisent à montrer à quel point l'industrie russe dépasse l'autrichienne au point de vue de la concentration de la production. Alors que le nombre des moyennes et grosses entreprises (de 51 à 1.000 ouvriers) est absolument le même dans les deux pays (6.334), le nombre des entreprises géantes (de plus de 1000 ouvriers) est en Russie le quadruple de celui que nous donne l’Autriche. On obtiendra un résultat analogue si l'on compare avec la Russie, non plus l’Autriche qui est très en retard, mais les pays capitalistes les plus avancés tels que l'Allemagne et la Belgique. Il y a en Allemagne 255 très grosses entreprises qui occupent un peu moins d'un demimillion d'hommes ; il y en a en Russie 458, et le chiffre des ouvriers dépasse le million. Cette question s'éclaire encore mieux quand on compare les revenus réalisés par les établissements commerciaux‑industriels des différentes catégories en Russie.
Nombre d'entreprises | Bénéfices | |
---|---|---|
Bénéfice de 1 000 à 2 000 roubles | 37.000 (44,5 %) | 56.000.000 (8,6 %) |
Bénéfice au-dessus de 2 000 roubles | 1.400.000 (1,7 %) | 291.000.000 (45 %) |
En d'autres termes, environ 50 % des entreprises réalisent moins d'un dixième du bénéfice total, alors qu'un soixantième des établissements se partagent une bonne moitié de ces mêmes bénéfices.
Ces deux exemples pris parmi beaucoup d'autres démontrent d'une façon éloquente que le caractère arriéré du capitalisme russe aggrava extrêmement les difficultés qui existaient entre la société bourgeoise, les capitalistes et les ouvriers. Ces derniers occupent, non seulement dans l'économie sociale, mais dans l'économie de la lutte révolutionnaire, la place que détient en Europe occidentale la classe démocratique des artisans et des commerçants, sortie des corporations et des guildes. Nous n'avons pas, en Russie, la moindre trace d'une petite bourgeoisie fortement enracinée qui aurait, avec le jeune prolétariat non encore constitué en classe, donné l'assaut aux bastilles de la féodalité.
Il est vrai que la petite bourgeoisie a toujours été en tous lieux un corps assez inconsistant au point de vue politique ; et pourtant, aux meilleurs jours de son histoire, elle a déployé une grande activité dans ce sens. Mais lorsque, comme en Russie, une bourgeoisie démocratique et intellectuelle, désespérément arriérée, se trouve en présence des difficultés et des luttes de classe, lorsqu'elle est empêtrée dans les traditions de la propriété terrienne et dans les préjugés du professorat, lorsqu'elle se constitue sous les malédictions des partis socialistes, qu'elle n'ose songer à prendre de l'influence sur les ouvriers et qu'elle est incapable d'exercer aucune autorité sur les paysans, par‑delà le prolétariat et en luttant contre les propriétaires, cette classe infortunée, dépourvue de toute énergie, n'est plus bonne qu'à former un parti cadet. Et, il faut bien dire, indépendamment de tout amour‑propre national, que dans les annales des pays bourgeois la brève histoire du libéralisme russe a battu les records de médiocrité et de niaiserie. D'autre part, il est certain qu'aucune des anciennes révolutions n'a absorbé autant d'énergie populaire que la nôtre et n'a donné pourtant d'aussi piètres résultats. De quelque manière que nous envisagions les événements, nous saisissons aussitôt un rapport intime entre la nullité de la démocratie bourgeoise et “l'insuccès” de la révolution. Ce rapport est évident, et pourtant il ne saurait nous entraîner à des conclusions pessimistes. “L'insuccès” de la révolution russe n'est qu'une conséquence de l'extrême lenteur de son développement. Bourgeoise par les fins immédiates qu'elle s'était assignées, notre révolution, en vertu de l’extrême différenciation de classe qu’on observe dans la population commerciale et industrielle, n'a pas trouvé de classe bourgeoise qui puisse se mettre à la tête des masses populaires en unissant sa puissance sociale et son expérience politique à leur énergie révolutionnaire. Les ouvriers et les paysans, opprimés, abandonnés à eux‑mêmes, doivent, à la dure école des batailles et des défaites, trouver eux‑mêmes les ressources politiques et l'organisation qui leur assureront enfin la victoire. Il n'y a pas pour eux d'autre voie.
III
Avec les fonctions industrielles de la démocratie représentée en Europe par les petits artisans, le prolétariat a dû assumer la tâche à laquelle correspondaient ces fonctions : il a dû, en particulier, s'assurer une hégémonie politique vis‑à-vis de la classe paysanne. Ses fins sont les mêmes que celles de la démocratie, mais non pas ses méthodes et ses moyens.
Au service de la démocratie bourgeoise, il y a tout un ensemble d'institutions officielles : l'Ecole, l'Université, la commune, la presse, le théâtre. C'est là un immense avantage et ce qui le prouve, c'est que notre débile libéralisme lui‑même s'est trouvé automatiquement organisé et qu'il a disposé de tous les moyens nécessaires lorsque le temps est venu pour lui d'agir, de faire ce dont il était capable : le temps des motions, des pétitions et de la concurrence électorale. Le prolétariat n'a rien hérité de la société bourgeoise au point de vue de la culture politique, sauf l'unité que lui donnent les conditions mêmes de la production. Il a donc été obligé de créer, sur cette base, son organisation politique dans la poussière et la fumée des batailles révolutionnaires. Il est sorti fort brillamment de cette difficulté : la période où son énergie révolutionnaire atteignit son plus haut degré, la fin de 1905, fut aussi l'époque où il créa la merveilleuse organisation de classe que fut le soviet des députés ouvriers. Par là, cependant, on n'avait résolu qu'une partie du problème : après s'être donné une organisation, les ouvriers devaient vaincre la force organisée de l'adversaire.
La méthode de lutte révolutionnaire propre au prolétariat, c'est la grève générale. Bien que relativement peu nombreux, le prolétariat russe tient sous sa dépendance l'appareil centralisé du pouvoir gouvernemental et la plupart des forces productives du pays. C'est pourquoi la grève du prolétariat est une force à laquelle l'absolutisme, en octobre 1905, a dû rendre les honneurs militaires. Mais on vit bientôt que la grève générale ne faisait que poser le problème de la révolution ; elle ne pouvait le résoudre.
La révolution est avant tout une lutte pour la conquête du pouvoir gouvernemental. Or, la grève, comme les événements l'ont bien montré, n'est qu'un moyen révolutionnaire de pression sur le pouvoir existant. Le libéralisme des cadets, qui n'a jamais réclamé autre chose que l'octroi d'une constitution, a précisément sanctionné – pour peu de temps, il est vrai – la grève générale en tant que moyen d'obtenir cette constitution ; encore n'a‑t‑il donné son approbation que trop tard, lorsque le prolétariat comprenait déjà à quel point la grève est une ressource limitée et se disait qu'il devenait nécessaire et inévitable d'aller plus loin.
L'hégémonie exercée par la ville sur les campagnes, par l'industrie sur l'agriculture, et, en même temps la modernisation de l'industrie russe, l'absence d'une petite bourgeoisie fortement constituée dont les ouvriers n'auraient été que les auxiliaires, toutes ces causes firent du prolétariat la force principale de la révolution et l'obligèrent à songer à la conquête du pouvoir. Les pédants qui se croient marxistes parce qu'ils ne regardent le monde qu'à travers le papier sur lequel sont imprimés les ouvrages de Marx ont pu citer une multitude de textes pour prouver que la domination politique du prolétariat “n'arrivait pas à son heure” ; la classe ouvrière de Russie, la classe vivante qui, sous la direction d'un groupe organisé selon ses intérêts, engagea à la fin de 1905 un duel avec l'absolutisme, tandis que le gros capital et les intellectuels ne jouaient que le rôle de témoins de part et d'autre, ce prolétariat, par la nécessité même de son développement révolutionnaire, s'est trouvé face au problème de la conquête du pouvoir. Une confrontation du prolétariat et de l'armée devenait inévitable. L'issue de cette rencontre dépendait de la conduite de l'armée ; la conduite de l'armée dépendait de la composition de ses effectifs.
Le rôle politique des ouvriers dans le pays est beaucoup plus important qu'on ne pourrait le penser si l'on ne tenait compte que de leur nombre. Les événements l'ont prouvé : on l'a vu plus tard par les élections à la deuxième Douma. Les ouvriers ont apporté à la caserne les qualités, les avantages particuliers à leur classe : l’habileté technique, une instruction relative, une certaine solidarité dans l'action.
Dans tous les mouvements révolutionnaires de l'armée, le rôle principal appartient aux soldats qualifiés des troupes du génie ou aux artilleurs venus de la ville et des quartiers ouvriers. Dans les mutineries, dans les soulèvements de la flotte, la première place a toujours appartenu aux équipes des machines : ce sont les ouvriers, même quand ils forment la minorité de l'équipage, qui sont les maîtres de la machine, cœur du navire, donc les maîtres, du navire. Mais, dans l'armée recrutée par le service obligatoire universel, naturellement la classe paysanne l’emporte de loin par le nombre. L'armée donne à la classe des moujiks la cohésion qui lui manquait ; du défaut principal de cette classe, de sa passivité politique, l'armée se fait un avantage essentiel. Au cours de ses manifestations en 1905, le prolétariat commit parfois la faute d'ignorer la passivité des campagnes, parfois profita du mécontentement obscur que manifestaient les villages. Mais, lorsque la lutte pour la conquête du pouvoir devint une nécessité réelle, tout se joua sur le moujik en uniforme, qui formait la masse principale de l'infanterie russe. En décembre 1905, le prolétariat russe fut vaincu, non parce qu'il avait commis des erreurs, mais pour s'être heurté à une force trop réelle : les baïonnettes de l'armée paysanne.
IV
Cette brève analyse nous dispense de nous arrêter aux différents points du réquisitoire de Tcherevanine. Au‑delà de démarches isolées, de déclarations et d'actes qu'il considère comme des “erreurs de tactique”, Tcherevanine ne voit pas le prolétariat lui‑même dans ses rapports sociaux et dans sa croissance révolutionnaire. S'il repousse cette idée, pourtant indiscutable, que, le 9 janvier, les ouvriers descendirent dans la rue pour présenter à l'autorité, non pas une supplique, mais des revendications, c'est parce qu'il n'aperçoit pas, sous les formules, le sens véritable de cette manifestation. S'il apporte tant de soin à souligner le rôle des intellectuels dans la grève d'octobre, il n'arrive pourtant pas à diminuer la valeur de ce fait que, seul, le prolétariat, par son action révolutionnaire, entraîna les démocrates de gauche qui faisaient queue à la suite des zemstvos, qu'il transforma ce groupe en un détachement auxiliaire provisoire de la révolution, qu'il lui imposa une méthode de lutte purement révolutionnaire – la grève générale – et subordonna la démocratie à une organisation purement prolétarienne, le soviet des députés ouvriers.
Le prolétariat aurait dû, selon Tcherevanine, concentrer, après le manifeste, toutes ses forces autour des élections à la Douma. Mais il oublie de dire qu'on ne s'occupait pas encore, à ce moment-là, d'élections. Personne ne savait encore à quelle époque elles auraient lieu, comment on y procéderait. Et rien ne garantissait qu'il y eût des élections.
Nous avions, en octobre, un manifeste ; nous eûmes aussi des pogroms dans toute la Russie. Comment pouvait‑on donc affirmer qu'au lieu d'une Douma nous n'aurions pas encore un pogrom ? Et, dans ces conditions, que restait‑il à faire au prolétariat qui, par son offensive, avait rompu les vieilles digues du pouvoir policier ? Rien d'autre que ce qu'il fit en réalité. Le prolétariat, tout naturellement, s'emparait de nouvelles positions et tâchait de s'y retrancher : il démolissait la censure, il créait une presse révolutionnaire, il imposait la liberté des réunions, il protégeait la population contre les voyous en uniforme ou en haillons, il constituait des syndicats de combat, il s’unifiait autour des représentants de sa classe, il établissait une liaison avec les paysans et l'armée révolutionnaire. Tandis que la société libérale marmonnait que l'armée devait rester “en dehors de toute politique”, la social‑démocratie menait infatigablement sa propagande dans les casernes. Avait‑elle raison d'agir ainsi, oui ou non?
Alors que le congrès des zemstvos, qui se tint et que Tcherevanine, avec un retard considérable, en novembre, voudrait soutenir, obliqua fortement vers la droite dès qu'il entendit parler d'une révolte de la flotte de Sébastopol et ne retrouva sa sérénité qu'en apprenant que la révolte était écrasée, le soviet des députés adressait aux insurgés son salut et l'expression de son enthousiasme. Avait‑il raison, oui ou non ? Dans quelle voie, en quel point devait-on précisément chercher les garanties de la victoire : dans la sérénité des libéraux du zemstvo ou bien dans un rapprochement du prolétariat révolutionnaire avec l'armée?
Bien entendu, le programme de confiscation des terres que développaient les ouvriers rejetait les propriétaires vers la droite. En revanche, les paysans inclinaient vers la gauche. Et, cela va de soi, la lutte économique, énergiquement poursuivie, poussait les capitalistes vers le camp de l'ordre. En revanche, elle appelait à l'existence politique jusqu'aux ouvriers les plus ignorants, les plus incapables. Il est hors de doute que la propagande dans l'armée précipita le conflit inévitable qui devait avoir lieu avec le gouvernement. Mais, que faire d'autre ? Devait‑on abandonner au pouvoir illimité de Trepov les soldats qui, pendant la lune de miel des libertés, avaient secondé les fauteurs de pogroms et fusillé les milices ouvrières ? Tcherevanine sent bien, lui‑même, qu'il n'y avait pas autre chose à faire que ce qui a été fait.
“Cette tactique péchait par la base”, dit‑il en conclusion. Et il ajoute : “Admettons même qu'elle ait été inévitable et qu'aucune autre tactique n'ait été possible à ce moment‑là. Cela ne fait rien à l'affaire, cela ne change rien à la conclusion que nous formulons objectivement, à savoir : que la tactique de la social‑démocratie a péché par la base” (page 92). Tcherevanine met sur pieds une tactique comme Spinoza construisait son éthique : par la méthode géométrique. Il admet que la réalité ne permettait pas d'appliquer les procédés qu'il préconise, ce qui explique, bien sûr, que les gens qui pensaient comme lui n'aient joué aucun rôle dans la révolution. Mais que dirons‑nous d'une tactique “réaliste” dont le défaut est de ne pouvoir être appliquée ? Nous dirons comme Luther : “La théologie est une œuvre de vie et ne doit pas consister seulement dans le raisonnement et la méditation sur les affaires divines selon les lois de la raison... Tout art, qu'il soit destiné à l’usage domestique ou à celui du monde, s'il devient une pure spéculation et ne peut être mis en pratique, montre par là qu'il est sans valeur, qu'il ne signifie rien (ist verloren und taugt nichts). ”
Notes
[1] Article Publié dans la revue Neue Zeit en 1908. (NdT)
[2] Peter Maslow, Die Agrarfrage in Russland ; Paschitnow, Lage der arbeitenden Klasse in Russland ; A. Tscherewanin, Das Proletariat und die russische Revolution. (1908)
[3] Le même point de vue a été récemment exposé par un article de F. Dan, dans le numéro 2 de la Neue Zeit. Mais ses conclusions, du moins celles qui concernent le passé, sont moins audacieuses que celles de Tcherevanine. (1908)
[4] Les Artisans et le commerce dans l’Empire allemand, p. 42. (1908)
[5] Guide statistique de l'Autriche, Vienne, 1907, p. 229. (1908)
[6] A.‑V. Polejaev, Etude sur les effectifs ouvriers en Russie, Saint-Pétersbourg, pp. 46 sq. (1908)