1918 |
«L'avènement du bolchevisme» E. Chiron, éditeur, 1919 |
Œuvres - février 1918
L'avènement du bolchevisme
Cet ouvrage a été composé en majeure partie - à temps perdu - dans un milieu peu favorable à un travail systématique. C'est à Brest-Litowsk, dans l'intervalle des séances de la Conférence de la Paix, qu'ont été ébauchés les divers chapitres de cette esquisse, dont l'objet proprement dit est de faire connaître au prolétariat international les causes, la marche et la signification de la Révolution accomplie en Russie au mois d'octobre 1917. Tel fut le cours de l'histoire du monde que les délégués, du régime le plus révolutionnaire que l'humanité ait jamais vu avaient à traiter, autour du même tapis vert, avec les représentants de la caste la plus réactionnaire qui fût entre toutes les classes dominantes.
Dans les négociations de paix, nous n'avons pas oublié un seul instant que nous étions là comme les représentants de la classe révolutionnaire. Nos discours s'adressaient aux travailleurs de tous pays, opprimés par la guerre. Notre énergie était soutenue par la ferme conviction que dans le règlement de la guerre, comme dans toutes les autres questions, le mot final serait prononcé par le prolétariat européen. Lorsque nous parlions à M. von Kühlmann et au comte Czernin, nous pensions à nos amis et camarades d'opinions, Kart Liebknecht et Fritz Adler.
Nos instants de loisir, nous les avons consacrés à la rédaction de cette brochure, destinée aux travailleurs d'Allemagne, d'Autriche-Hongrie et de tous les autres pays.
La presse bourgeoise de l'Europe entière est parfaitement unie dans l'élaboration du tissu de mensonges et de calomnies dont elle enveloppe le gouvernement prolétarien de la Russie.
La presse socialo-patriote montre - sans courage et sans foi en sa propre cause - sa complète incapacité de comprendre le sens de la Révolution russe et de l'expliquer aux masses ouvrières.
C'est pour ces masses qu'a été conçue cette brochure. Nous croyons fermement que les travailleurs révolutionnaires de l'Europe et des autres parties du monde nous comprendront. Nous croyons qu'ils entreprendront bientôt cet ouvrage que nous sommes actuellement en train d'accomplir; mais -- s'appuyant sur une expérience plus riche et sur des moyens intellectuels et techniques plus développés - ils accompliront cet ouvrage avec beaucoup plus de perfection, et ils nous aideront à triompher de toutes nos difficultés.
L. TROTZKY.
A notre époque, les événements se déroulent si vite qu'il est difficile de les reconstruire de mémoire, ne serait-ce que dans leur ordre chronologique. Actuellement, nous n'avons sous la main ni journaux ni documents. Les arrêts périodiques qui se produisent au cours des négociations de paix nous laissent cependant quelques loisirs qui, étant donné les circonstances où nous sommes, ne se retrouveront sans doute pas de sitôt. C'est pourquoi je me propose de retracer de mémoire la marche et le développement de la Révolution d'Octobre, en me réservant de compléter et de corriger plus tard cet exposé à l'aide des documents.
Ce qui, dès la première phase de la Révolution, a caractérisé notre parti, c'est la conviction que, selon la logique profonde des événements, il devait arriver au pouvoir. Je ne parle pas ici des théoriciens qui, déjà longtemps avant cette Révolution et même avant la Révolution de 1905 - partant de l'analyse du système des classes existant en Russie - étaient parvenus à cette conclusion que le cours victorieux de la Révolution donnerait nécessairement le pouvoir au prolétariat, dont la force consistait dans les masses innombrables de la classe paysanne dénuée de tout.
Cette prévision se fondait principalement sur la nullité des démocrates bourgeois en Russie, ainsi que sur la concentration de l'industrie russe et par conséquent sur la grande importance sociale du prolétariat russe.
La nullité des démocrates bourgeois fait pendant avec la force et l'importance du prolétariat. Certes, la guerre a illusionné momentanément beaucoup de monde et, avant tout, les groupes dirigeants de la démocratie bourgeoise.
La guerre a donné à l'armée, dans les événements de la Révolution, le rôle décisif. La vieille armée se confondait avec la classe paysanne. Si la Révolution s'était développée plus normalement, c'est-à-dire dans les conditions du temps de paix, ainsi qu'elle avait déjà commencé en 1912, le prolétariat aurait forcément dès l'abord occupé la première place. Les masses paysannes auraient été progressivement, à la remorque du prolétariat, entraînées dans le mouvement révolutionnaire. Mais la guerre a créé une dynamique des événements tout à fait différente.
L'armée forma avec les paysans des unités non pas politiques, mais simplement militaires. Avant que des revendications et des idées révolutionnaires précises aient soudé ensemble les masses paysannes, ces idées s'étaient déjà implantées dans les rangs des régiments, des divisions, des corps d'armée et des armées. Les éléments de la petite bourgeoisie démocratique épars dans cette armée, et qui, au point de vue militaire et intellectuel, y jouaient le principal rôle, avaient presque généralement des allures de petits bourgeois révolutionnaires.
Le mécontentement social régnant au sein des masses vint à s'accroître et chercha une issue, par suite, notamment, de l'effondrement militaire du tzarisme. Dès que la Révolution put se déployer. L'avant-garde du prolétariat fit revivre la tradition de 1905 et rassembla les masses populaires, pour organiser des institutions de représentants, sous forme de soviets de députés.
L'armée eut à envoyer des représentants aux institutions révolutionnaires, avant que sa conscience politique ait pu se hausser, même dans une faible mesure, jusqu'au niveau des événements de la Révolution poursuivant son essor. Or, qui les soldats pouvaient-ils choisir comme députés ? Evidemment, ceux-là seuls qui parmi eux représentaient les intellectuels, ou les demi intellectuels, ceux qui possédaient un certain fonds, si minime fût-il, de connaissances politiques et qui savaient faire valoir ces connaissances.
C'est ainsi que subitement les intellectuels de la petite bourgeoisie atteignirent, par la volonté de l'armée en train de s'éveiller, des hauteurs inouïes. Médecins, ingénieurs avocats, journalistes, volontaires d'un an, qui avant la guerre avaient mené une existence tout à fait ordinaire et qui n'avaient prétendu à aucun rôle éminent, se trouvèrent maintenant, d'un seul coup, être les représentants de corps d'armée entiers et d'armées tout entières, et ils se sentirent instantanément les " conducteurs " de la Révolution.
L'imprécision de leur idéologie politique répondait admirablement au vague et au manque d'esprit conscient des masses révolutionnaires. Ces éléments bourgeois nous traitaient-nous, les "sectaires ", qui formulions les revendications sociales des ouvriers et des paysans dans toute leur âpreté et dans toute leur intransigeance - avec la plus grande arrogance En même temps, la petite bourgeoisie démocratique, dans son orgueil de "parvenu révolutionnaire ", éprouvait la plus profonde méfiance à l'égard de ses propres forces, ainsi qu'à l'égard de cette masse qui avait atteint une élévation inconcevable.
Bien que les intellectuels se qualifiassent de socialistes et se fissent passer pour tels, ils considéraient la toute- puissance politique de la grande bourgeoisie libérale, ses connaissances et ses méthodes, avec un respect mal dissimulé. De là la tendance des meneurs de la petite bourgeoisie à vouloir réaliser à tout prix la collaboration, l'alliance et la coalition avec la grande bourgeoisie libérale.
Le programme du parti socialiste-révolutionnaire (programme reposant complètement sur de vagues formules humanitaires, qui substituent aux méthodes de classe des lieux communs sentimentaux et des élucubrations morales) sembla à cette catégorie de meneurs ad hoc l'ornement intellectuel le plus convenable. Leur effort pour déguiser leur impuissance intellectuelle et politique sous les espèces de la science et de la politique bourgeoises, qui leur imposaient si fort, trouva sa justification théorique dans la doctrine des " Menschewiki ".
Cette doctrine déclarait que la présente révolution était une révolution bourgeoise et que, par conséquent, elle ne pouvait, aboutir sans la participation de la bourgeoisie au gouvernement. Ainsi se constitua naturellement le bloc des socialistes-révolutionnaires et des Menschewiki, dans lequel s'affirmèrent simultanément l'ineptie poli-tique des intellectuels bourgeois et leur inféodation au libéralisme impérialiste.
Il était, pour nous, absolument certain que la logique de la lutte des classes détruirait tôt ou tard cette combinaison provisoire et mettrait au rancart les chefs de cette période de transition. L'hégémonie des intellectuels de la petite bourgeoisie n'était au fond que la traduction matérielle de ce fait que la classe paysanne - appelée subitement par le mécanisme de la guerre à prendre organiquement part à la vie politique - l'emportait numériquement sur la classe ouvrière et provisoirement la supplantait.
Mais ce n'est pas assez dire. Du fait que les chefs de la petite bourgeoisie avaient été portés par les masses de l'armée à cette hauteur vertigineuse, le prolétariat lui-même, à l'exception de sa minorité dirigeante, ne pouvait pas leur refuser une certaine considération poli tique, et ne pouvait pas s'empêcher de chercher à nouer avec eux une alliance politique -- sinon le prolétariat courait le risque d'être coupé d'avec la classe paysanne. Or, la vieille génération ouvrière n'avait pas encore oublié les leçons de 1905, alors que le prolétariat avait, été brisé, précisément parce que, au moment décisif, les lourdes réserves paysannes n'avaient pas bougé.
C'est pour cette raison que dans la première période de la Révolution les masses prolétariennes furent, elles aussi, si accessibles à l'idéologie politique des socialistes-révolutionnaires et des Menschewiki ; et cela d'autant mieux que la Révolution réveillait le restant des masses prolétariennes jusqu'alors en plein sommeil et faisait ainsi de l'amorphe radicalisme intellectuel une école préparatoire à leur usage.
Dans ces conditions, les soviets des députés ouvriers, soldats et paysans marquaient le triomphe de l'amorphisme paysan sur le socialisme prolétarien, et, par contre-coup, le triomphe du radicalisme prolétarien sur l'amorphisme paysan. Si l'édifice des soviets atteignit, avec une telle rapidité, une hauteur si considérable, c'est, dans une large mesure, parce que les intellectuels, avec leurs connaissances techniques et leurs accointances bourgeoises, jouèrent un rôle prépondérant dans l'édification des soviets.
Mais nous savions de science certaine que cette construction imposante reposait sur les conflits internes les plus profonds, et que son effondrement était absolument inévitable au cours de la prochaine étape révolutionnaire,
La Révolution était née directement de la guerre, et la guerre devint la pierre de touche de tous les partis et de toutes les forces révolutionnaires. Les meneurs intellectuels étaient " contre la guerre " ; au temps du tzarisme beaucoup d'entre eux passaient pour affiliés à l'aile gauche de l'Internationale et, ils furent zimmerwaldiens. Mais à peine se trouvèrent-ils avoir " des responsabilités " que tout changea de face.
Pratiquer la politique du socialisme révolutionnaire, c'était, dans ces conditions, rompre avec la bourgeoisie, la bourgeoisie russe et la bourgeoisie alliée. Or, comme nous l'avons déjà dit, l'impuissance politique de la petite bourgeoisie intellectuelle et semi-intellectuelle cherchait une " couverture " dans l'alliance avec le libéralisme bourgeois. D'où le triste rôle, et véritablement honteux, joué par les chefs de la petite bourgeoisie dans la question de la guerre.
Des soupirs, des phrases, des exhortations ou des prières secrètes adressées par eux au Gouvernement " allié ", c'est tout ce qu'ils surent trouver ; mais, en fait, ils continuaient de marcher sur les pas de la grande bourgeoisie libérale. Les soldats mourant dans les tranchées ne 'pouvaient évidemment pas en conclure que la guerre, à laquelle ils participaient depuis près de trois ans, avait subitement pris une autre tournure par le seul fait qu'à Pétrograd quelques personnalités nouvelles, s'appelant socialistes-révolutionnaires ou Menschewiki, étaient entrées au gouvernement.
Milioukow succédait au fonctionnaire Pokrowski et Tereschtschenko à Milioukow ; c'est-à-dire, tout simplement, qu'au lieu de lu déloyauté bureaucratique, il y eut d'abord l'impérialisme militariste des Cadets et puis l'absence de tout, principe et la " complaisance " politique ; mais de changements objectifs il n'y en avait pas et l'un ne montrait aucune issue réelle aux luttes terribles de la guerre.
Or, c'est là qu'est précisément l'origine de la décomposition graduelle de l'armée. Les agitateurs expliquaient aux soldats que le Gouvernement du tzar les envoyait sans but ni raison à l'abattoir. Mais les successeurs du tzar ne surent pas le moins du monde modifier le caractère de la guerre, de même qu'ils ne surent pas non plus frayer un chemin à la lutte pour la paix. Dans les premiers mois, on ne bougea pas d'une semelle, ce qui provoqua l'impatience de l'armée autant que celle des Gouvernements alliés. La conséquence en fut l'offensive du 18 juin. Les Alliés exigèrent l'offensive, en présentant à l'encaissement de vieilles lettres de change du tzarisme.
Les dirigeants de la petite bourgeoisie, intimidés par leur propre impuissance et par l'impatience croissante des masses, firent droit à cette réclamation. Ils commencèrent à s'imaginer vraiment que, pour conclure la paix, il ne suffisait plus que d'un coup d'épaule de la part de l'armée russe. L'offensive leur sembla le moyen de sortir de l'impasse, la solution du problème, enfin le salut.
On ne saurait concevoir une erreur plus monstrueuse et plus criminelle. En ce temps-là, ils parlaient de l'offensive exactement comme, aux premiers jours et aux premières semaines de la guerre, les socialistes patriotes parlaient de la nécessité de défendre " la patrie ", de la paix intérieure, de 1' " union sacrée ", etc. Tout, leur enthousiasme zimmerwaldiens et internationaliste était comme balayé.
Nous, qui leur faisions une opposition irréductible, nous savions bien que l'offensive pouvait constituer un péril effroyable et amener jusqu'à la ruine de la Révolution. Nous fîmes observer qu'on ne devait pas envoyer à la bataille une armée qui venait de s'éveiller et qu'avait ébranlée le fracas des événements dont elle ne se rendait même pas encore compte, sans, au préalable, lui avoir inspiré de nouvelles idées qu'elle regardât comme les siennes propres. Nous eûmes recours à l'exhortation, à la démonstration, à la menace. Mais, comme, pour les partis dirigeants, qui à leur tour étaient liés avec la bourgeoisie russe et les bourgeoisies alliées, il n'y avait pas d'autre issue possible, ils ne nous manifestèrent qu'une attitude hostile et une haine implacable.