1935 |
Traduit du N°43, du Bulletin de l'Opposition, repris dans IV° Internationale, N°8-9-10 de 1944. |
Bolchevisme contre stalinisme
Bonapartisme bourgeois et bonapartisme soviétique
Certains critiques nous font grief de faire du terme de BONAPARTISME un emploi trop large et trop divers. Ces critiques ne remarquent pas qu'il en est de même avec l'emploi d'autres termes du vocabulaire politique, tels que "démocratie", "dictature", sans même parler d'"Etat", de "société", de "gouvernements", etc. On parle de démocratie antique (qui reposait sur l'esclavage), de la démocratie des corporations médiévales, de la démocratie bourgeoise, de la démocratie prolétarienne (au sens d'Etat), aussi de la démocratie à l'intérieur des partis, des syndicats, des corporations, etc... etc. Le marxisme ne peut renoncer à de telles notions stables, conservatrices, et ne peut se refuser à les appliquer à des phénomènes nouveaux: sans cela la transmission de la pensée humain serait en général impossible. Mais le marxisme est tenu, sous peine d'erreur, de définir chaque fois le contenu social de la notion et le sens de son évolution. Rappelons que Marx et Engels ont qualifié de bonapartisme non seulement le régime de Napoléon III, mais aussi celui de Bismarck. Le 12 avril 1890, Engels écrivait à Sorge: "Tout gouvernement actuel devient, nolens-volens, bonapartiste". Ce fut plus ou moins vrai alors pour une longue période de crise agraire et de dépression industrielle. Le nouvel essor du capitalisme à partir de 1895 environ affaiblit les tendances bonapartistes, le déclin du capitalisme après la guerre les renforça extrêmement.
Dans son Histoire de la grande révolution russe, Tchernov rapporte des déclarations de Lénine et de Trotsky présentant le régime de Kérensky comme un embryon de bonapartisme, et, rejetant cette qualification, il note sur un ton sentencieux: "Le bonapartisme prend son envolée avec les ailes de la gloire". Cette "envolée" théorique est tout à fait dans le style de Tchernov, mais Marx, Engels, Lénine ont défini le bonapartisme non pas par des ailes, mais par un rapport spécifique des classes.
Par bonapartisme, nous entendons un régime où la classe économiquement dominante, apte aux méthodes démocratiques de gouvernement, se trouve contrainte, afin de sauvegarder ce qu'elle possède, de tolérer au-dessus d'elle le commandement incontrôlé d'un appareil militaire et policier, d'un "sauveur" couronné. Une semblable situation se crée dans les périodes où les contradictions de classes sont devenues particulièrement aiguës : le bonapartisme a pour but d'empêcher l'explosion. La société bourgeoise a traversé plus d'une fois de telles périodes, mais cela n'a été pour ainsi dire que des répétitions. Le déclin actuel du capitalisme a non seulement définitivement sapé la démocratie, mais a aussi dévoilé toute l'insuffisance du bonapartisme de l'ancien type: à sa place est venu le Fascisme. Cependant, comme un pont entre la démocratie et le fascisme (en Russie, en 1917, comme un "pont" entre la démocratie et le bolchevisme) apparaît un "régime personnel", qui s'élève au-dessus de la démocratie, louvoie entre les deux camps et sauvegarde en même temps les intérêts de la classe dominante: il suffit de donner cette définition pour que le terme de bonapartisme soit pleinement fondé.
Nous constatons en tout cas que :
1) Aucun de nos critiques ne s'est donné la peine de faire apparaître le caractère
spécifique des gouvernements pré-fascistes, Giolitti et Facta en Italie, Bruning, Papon
et Schleicher en Allemagne, Dollfus en Autriche, Doumergue et Flandin en France ;
2) Personne n'a proposé jusqu'à maintenant d'autre terme. Quant à nous, nous n'en
voyons nullement le besoin: le terme de Marx, d'Engels, de Lénine nous satisfait
pleinement.
Pourquoi insistons-nous sur cette question ? Parce qu'elle a une importance colossale,
aussi bien théorique que politique. On peut dire que dès le moment où le conflit des
classes séparées en deux camps hostiles élève l'axe du pouvoir au-dessus du Parlement,
s'ouvre officiellement dans le pays une période pré-révolutionnaire (ou pré-fasciste).
Ainsi, le bonapartisme caractérise la dernière période au cours de laquelle
l'avant-garde prolétarienne peut prendre son élan pour s'élancer à la conquête du
pouvoir. Ne comprenant pas la nature du régime bonapartiste, les stalinistes sont
conduits à donner le diagnostic suivant: "Il n'y a pas de situation
révolutionnaire". Et ils passent à côté d'une situation pré-révolutionnaire.
La chose se complique quand nous employons le terme de bonapartisme pour le régime de Staline, et que nous parlons de "bonapartisme soviétique". "Non, s'écrient nos critiques, vous avez trop de "bonapartisme", le mot devient extensible de façon inadmissible", etc. Habituellement on fait des objections de ce genre, abstraites, formelles, grammaticales lorsqu'on n'a rien à dire sur le fond.
Sans aucun doute, ni Marx, ni Engels, ni Lénine n'ont employé le terme de
bonapartisme pour un Etat ouvrier; rien d'étonnant à cela, ils n'en ont pas eu
l'occasion (que Lénine n'ait nullement hésité à employer, avec les réserves
nécessaires, pour l'Etat ouvrier des termes usités pour le régime bourgeois, c'est ce
dont témoigne, par exemple, son expression de "capitalisme d'Etat
soviétique"). Mais que faire dans les cas où les bons vieux livres ne donnent pas
les indications nécessaires? Il faut tâcher de s'en tirer avec sa propre tête.
Que signifie le "régime personnel" de Staline et où prend-il son origine? Il est, en dernière analyse, le produit d'une vive lutte de classe entre le prolétariat et la bourgeoisie. A l'aide de l'appareil bureaucratique et policier, le pouvoir du "sauveur" du peuple et de l'arbitre de la bureaucratie, en tant que caste dirigeante, s'est élevé au-dessus de la démocratie soviétique, la réduisant à sa propre ombre. La fonction objective du "sauveur" est de sauvegarder les nouvelles formes de propriété, en usurpant la fonction politique de la classe dominante. Est-ce que cette caractéristique précise du régime socialiste n'est pas en même temps la définition sociologique scientifique du bonapartisme?
La valeur incomparable du terme est de permettre de découvrir d'un coup des rapprochements historiques extrêmement instructifs et de déterminer ce qui forme leurs racines sociales. Il apparaît ceci: l'offensive des forces plébéiennes ou prolétariennes contre la bourgeoisie dirigeante et de même l'offensive des forces bourgeoises et petites-bourgeoises contre le prolétariat dirigeant peuvent aboutir à des régimes politiques tout à fait analogues (symétriques). Tel est le fait incontestable que le terme de bonapartisme permet on ne peut mieux, de faire apparaître.
Lorsque Engels écrivait que "tout gouvernement actuel devient, nolens volens, bonapartiste", il n'avait en vue, assurément, que la tendance du développement. Dans ce domaine comme ailleurs, la quantité se change en qualité. Toute démocratie bourgeoise porte des traits de bonapartisme. On peut aussi, à juste titre, découvrir des éléments de bonapartisme dans le régime soviétique sous Staline. Mais l'art de la pensée scientifique est de déterminer où précisément la quantité se change en qualité nouvelle. A l'époque de Lénine, le bonapartisme soviétique était une possibilité; à l'époque de Staline, il est devenu une réalité.
Le terme de bonapartisme déroute une pensée naïve (à la Tchernov). Car il évoque à la mémoire le modèle historique de Napoléon, de même que le terme de césarisme évoque le modèle de Jules César. En fait, ces deux termes sont depuis longtemps détachés des figures historiques qui leur ont donné leur nom. Quand nous parlons de bonapartisme, sans déterminatif, nous avons en vue non pas l'analogie historique, mais la définition sociologique. Ainsi le terme de chauvinisme a un caractère aussi général que celui de nationalisme, quoique le premier mot vienne du nom du bourgeois français Chauvin et le second de nation.
Cependant, dans certain cas, en parlant de bonapartisme, nous avons en vue un rapprochement historique plus concret. Ainsi, le régime de Staline, qui représente la traduction du bonapartisme dans le langage de l'Etat soviétique, révèle en même temps un certain nombre de traits supplémentaires de ressemblance avec le régime du consulat (ou de l'empire, mais sans couronne encore), et ce n'est pas par hasard: ces deux régimes sont venus à la suite de grandes révolutions et en ont été les usurpateurs.
Nous voyons qu'un emploi correct, c'est-à-dire dialectique, du terme de bonapartisme
non seulement ne nous conduit pas au schématisme, cet ulcère de la pensée, mais au
contraire permet de caractériser les phénomènes qui nous intéressent d'une façon
aussi concrète qu'il est nécessaire, le phénomène n'étant pas pris isolément, comme
unique, mais en liaison historique avec de nombreux autres phénomènes liés à lui. Que
peut-on réclamer de plus d'un terme scientifique ?